Monde arabe

Hannibal Kadhafi, les dessous d’un rapt

Hannibal Kadhafi, fils de l’ancien Guide libyen, est détenu au Liban depuis décembre. En représailles, deux Libanais ont été enlevés en Libye, dans une affaire qui fait écho à des disparitions non élucidées remontant à 1978

Hannibal Kadhafi n’a pas fini de faire couler de l’encre au Liban. Mercredi 13 janvier, une mystérieuse «brigade du martyr Mouatassem Billah Mouammar Kadhafi» a publié sur Facebook un enregistrement sonore dans lequel elle affirme avoir kidnappé en Libye deux Libanais, réclamant en échange la libération d’Hannibal Kadhafi. Le cinquième fils du dictateur libyen est détenu au Liban depuis plus d’un mois.

Play-boy sulfureux au tempérament brutal, abonné à la rubrique faits divers dans les années 2000 (impliqué notamment dans des affaires de maltraitance de domestiques, dont une avait tendu les relations diplomatiques entre Tripoli et Berne), il avait disparu des écrans radars depuis quelques années, avant de refaire brusquement surface dans la plaine de la Beqaa, début décembre. La police libanaise a retrouvé sa trace dans une maison près de Baalbek, cinq jours après son kidnapping par des hommes armés. Déjà recherché par la justice libyenne, il a aussitôt été inculpé par un juge libanais pour dissimulation d’informations dans l’affaire de la disparition de l’imam Moussa Sadr.

Le cas de cet imam est une cicatrice ouverte depuis près de quarante ans. Le clerc chiite, qui a disparu en 1978 lors d’un voyage en Libye, reste une véritable icône pour une partie des Libanais. Chaque année, des dizaines de milliers de personnes commémorent la date de sa disparition. Ses yeux verts, son visage barbu coiffé d’un turban, son imposante silhouette couverte d’une abaya sont familiers dans les quartiers chiites. Originaire d’une grande famille libanaise mais né en 1928 à Qom, en Iran, Moussa Sadr est venu s’installer au Pays du Cèdre en 1959. En quelques années, ses talents d’orateur et ses actions caritatives le propulsent sur le devant de la scène.

Pourfendeur des partis traditionnels, l’imam veut redonner sa dignité à la communauté chiite – longtemps marginalisée – et une place nouvelle sur l’échiquier politique. Il affiche aussi sa proximité avec les chrétiens, n’hésitant pas à prêcher dans les églises. En 1974, il crée le Mouvement des déshérités et une milice, les Bataillons de la résistance libanaise, plus connue sous l’acronyme Amal («espoir» en arabe libanais). «Aujourd’hui, son héritage est disputé tant par les «libéraux», qui se réclament de ses idées modernistes, que par le mouvement Amal et le Hezbollah, qui considère qu’il est le premier à avoir prôné la résistance contre Israël», affirme Sabrina Mervin, chercheuse au CNRS.

Vol 881 pour Rome

En 1978, trois ans après le début de la guerre civile libanaise, l’imam, qui a acquis une stature régionale, fait la tournée des dirigeants arabes pour les convaincre de trouver une solution au conflit qui ravage le pays. Il se rend à Tripoli pour rencontrer Mouammar Kadhafi, accompagné par un autre clerc chiite, le cheikh Mohammad Yaacoub, et le journaliste Abbas Badreddine. Les trois hommes sont vus pour la dernière fois à leur hôtel de Tripoli le 31 août 1978, alors qu’ils s’apprêtent à rencontrer le despote. Les autorités libyennes prétendront qu’ils ont pris, ce soir-là, le vol 881 pour Rome de la compagnie Alitalia. Leurs passeports sont tamponnés et leurs bagages retrouvés dans un hôtel Holiday Inn dans la capitale italienne. En réalité, trois hommes ont usurpé l’identité de Moussa Sadr et de ses compagnons.

Il aura fallu attendre juillet 2015 pour que la justice italienne reconnaisse de manière définitive que le dignitaire chiite n’avait jamais mis les pieds dans le pays. Les motivations de l’enlèvement demeurent, elles, toujours inconnues, même si l’hypothèse privilégiée reste la piste palestinienne. «Mouammar Kadhafi finançait différents mouvements palestiniens au Sud-Liban, comme le FPLP d’Ahmad Jibril, ce qu’avait fortement critiqué Moussa Sadr», assure le juge Hassan Chami, rapporteur du comité national mis en place par l’Etat libanais pour suivre le cas Sadr. Le clerc chiite aurait pu également être éliminé à la demande des Palestiniens de l’OLP. Après avoir, dans un premier temps, soutenu les organisations palestiniennes qui se sont implantées au Liban après les Accords du Caire, en 1969, Sadr les a ensuite dénoncées, leur préférant une résistance libanaise à Israël.

L’affaire de l’imam Sadr est une cicatrice ouverte depuis près de quarante ans. Le clerc chiite, qui a disparu en 1978 lors d’un voyage en Libye, reste une véritable icône pour une partie des Libanais

Corps sans tête

Pendant de longues années, l’enquête sur la disparition de l’imam piétine. La justice libanaise émet en 2008 un mandat d’arrêt contre Mouammar Kadhafi, mais ce n’est qu’en 2011 – après la chute du dictateur libyen – que la machine se met en marche. Les autorités libyennes pensent qu’un corps sans tête retrouvé dans une chambre froide de la prison de haute sécurité d’Abou Salim, à Tripoli, est celui du dignitaire chiite. Il a été conservé pendant plus de quinze ans par le «Guide». Des analyses ADN effectuées en 2012 à Sarajevo démontrent cependant qu’il s’agit de la dépouille de Mansour al-Kikhia, ancien ministre des Affaires étrangères de Mouammar Kadhafi, kidnappé au Caire en 1993 après son ralliement à l’opposition.

Un ex-représentant libyen à la Ligue arabe Abdel Moneim al-Hosni a, quant à lui, affirmé que le corps de l’imam Sadr avait été enterré à Sebha, dans le sud du pays. Une information qui n’a pas pu être confirmée. «Les autorités libyennes ne coopèrent pas et l’instabilité dans le pays, avec deux parlements, complique la donne», explique Hassan Chami.

Furieux de l’impasse dans laquelle se trouve l’enquête, Hassan Yaacoub, le fils du cheikh Yaacoub enlevé en Libye, a critiqué à de nombreuses reprises l’inaction du comité. Elu député en 2005 sur la liste du mouvement Amal, il a même fini par se brouiller avec Nabih Berri, successeur de l’imam Sadr à la tête du parti. Selon la police libanaise, c’est justement Hassan et ses hommes de main qui auraient fomenté le kidnapping d’Hannibal Kadhafi. L’ancien député a été mis en examen par un juge, même s’il nie toujours les faits. Des zones d’ombre demeurent, mais le scénario de l’enlèvement se dessine.

«C’est par l’intermédiaire de Fatima el-Assad que l’ancien député a pu atteindre Hannibal Kadhafi», raconte une source policière à Beyrouth. D’origine libanaise, Fatima el-Assad est la veuve d’Hilal el-Assad, l’un des cousins du dictateur syrien. Commandant des Forces de défense nationale (un groupe paramilitaire créé par le régime) sur toute la côte syrienne, il a été tué en mars 2014 à Lattaquié par des tirs de roquettes. «Il faisait partie des proches de Bachar el-Assad et avait ses entrées dans les cercles de Damas. Son frère est toujours membre de la Garde républicaine», assure Mohammad D., qui collabore au blog Syria Comment et est originaire de Lattaquié.

Fatima el-Assad connaissait Aïcha Kadhafi, la sœur d’Hannibal, par l’intermédiaire d’une cousine installée à Oman. La fille du «Guide» l’aurait sollicitée pour faire sortir Hannibal et sa famille de Syrie, et celle-ci l’aurait mise en contact avec Hassan Yaacoub – rencontré aux funérailles de son mari – sans se douter qu’il projetait de le kidnapper, explique encore la source policière.

Beyrouth inflexible

Le rejeton du tyran libyen vivait dans une résidence du quartier huppé de Malki, dans le centre de Damas, avec sa femme libanaise, l’ancien mannequin Aline Skaf, et ses deux enfants. Enlevé à Damas, Hannibal Kadhafi a ensuite été conduit en voiture au Liban. Avant de s’installer en Syrie, il avait dans un premier temps trouvé refuge en Algérie au cours de l’été 2011, sous la protection du président Abdelaziz Bouteflika, puis avait obtenu l’asile en avril 2013 dans le sultanat d’Oman pour «raisons humanitaires», avec d’autres membres de la fratrie. Les autorités libanaises restent pour l’instant inflexibles sur sa libération. Une délégation officielle (du gouvernement de Tobrouk) est passée fin décembre à Beyrouth pour réclamer son extradition, mais a dû être rapidement exfiltrée en raison de «menaces sécuritaires». La justice syrienne a également demandé le retour de l’enfant terrible du «Guide», arguant de son statut de «réfugié». Une requête balayée d’un revers de la main par Achraf Rifi, le ministre libanais de la Justice.

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