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19 avril 2024

« C’est un nouvel écrasement de l’Algérie »


Algérie Résistance

Noureddine Boukrouh :

Algérie Résistance

Noureddine Boukrouh :
« C’est un nouvel écrasement de l’Algérie »

Mohsen Abdelmoumen


M. Noureddine Boukrouh. DR.

Jeudi 28 janvier 2016

Mohsen Abdelmoumen : Dans vos nombreux écrits, vous faites un diagnostic accablant et sans concession de la situation politique et économique de notre pays, l’Algérie. Pourriez-vous nous en dire davantage ?

Noureddine Boukrouh : Un diagnostic est d’abord un état des lieux. Il peut être aussi la recherche d’une pathologie ou la scanographie d’un dysfonctionnement. Quoiqu’il en soit, ce n’est ni l’appareil ni l’instrument qui est accablant mais la réalité scannée, décrite et mesurée.

La réalité économique du pays peut être ramassée dans quelques chiffres probants de sa grave maladie : 98% des recettes extérieures proviennent de l’exportation des hydrocarbures ; pour équilibrer son budget, l’Algérie a besoin d’un prix du baril à 108 dollars alors qu’il n’est plus que de 30 environ ; à ce prix, les recettes sur l’année 2016 seront de moins de 14 milliards de dollars alors que les importations entre marchandises et services auxquels il faut ajouter les transferts des gains des entreprises étrangères s’élèvent à près de 80 milliards, volet militaire non compris.

Pour couvrir le gap, l’Algérie peut compter sur ses réserves de change mais celles-ci ne tiendront pas plus de deux années. Comment fera-t-elle au-delà ? Elle n’aura plus de quoi financer ses besoins en infrastructures et équipements ni même assurer leur maintenance. Sa fiscalité ordinaire ne couvrant même pas la moitié de ses dépenses de fonctionnement, avec quoi rémunérera-t-elle les emplois publics pléthoriques, les inputs nécessaires au maintien en l’état de l’appareil de production, complètement extraverti, et satisfaire les revendications salariales qui ne vont pas tarder à se manifester compte tenu de la perte de pouvoir d’achat des salaires les plus bas ? Pourra-t-elle emprunter 66 milliards de dollars par an pour continuer à approvisionner le marché au rythme des dernières années ? La Coface a déjà décoté la solvabilité du pays. Qui va nous prêter autant d’argent ? Sur la base de quelles garanties, de quelles sûretés ?

Le gouvernement a commencé dans la précipitation à réduire les importations (véhicules, ciment, rond à béton, bois, agroalimentaire…), ce qui va faire réapparaitre les pénuries et le marché noir et faire grimper l’inflation à deux chiffres… Le chômage, les grèves et la criminalité vont exploser et la colère populaire se rappeler des milliards de dollars volés par les hommes du régime.

Au plan politique, l’impasse n’est pas moins totale et criarde. Nous avons affaire à un pouvoir sénile, finissant, coupé des réalités, autiste, n’écoutant que ses thuriféraires et calculant l’argent et les opportunités qui restent en fonction de sa pérennité et de l’espérance de vie de son chef.

En tant qu’intellectuel algérien et ancien ministre, comment expliquez-vous l’impasse dans laquelle se trouve l’Algérie aujourd’hui ?

C’est une vieille histoire ; elle remonte à la guerre d’indépendance quand, confondant « patriotisme » et aptitude à diriger un État, de jeunes gens sans compétences d’aucune sorte et réfugiés aux frontières où ils ont formé une armée se sont emparés du pouvoir par la force et la violence au lendemain de l’indépendance. C’est cette mentalité et ces hommes qui dirigent encore le pays malgré qu’il se soit écoulé plus d’un demi-siècle. On peut définir le « système » algérien comme étant avant tout une mentalité et une « açabiyya », un clan, un compagnonnage. L’Algérie a beau former des centaines de milliers de cadres de valeur, dont une très bonne partie est à la retraite, les ressources humaines de qualité ne sont jamais parvenues au niveau de décision qui aurait pu engager le pays dans la bonne voie.

Le « système » algérien a toujours été pyramidal et les décisions concentrées entre les mains d’un très petit nombre de personnes. Depuis peu, ce très petit nombre s’est réduit à la seule personne du président. Si celui-ci ne sait pas prendre, ne veut pas prendre ou ne prend pas à temps les bonnes décisions, la machine s’arrête et c’est souvent le cas. Mon passage au gouvernement pendant plus de cinq ans à des postes économiques m’a permis d’observer de près le système de prise de décision national. Il est extraordinairement fragile, subjectif et fantaisiste. De bonnes évaluations, des rapports valables, des études judicieuses peuvent arriver au sommet de l’État et attendre le feu vert qui les mettrait en œuvre mais ils ne l’obtiennent pas s’ils ne recoupent pas les visées et les intérêts des ou du décideur.

Il manquait à l’intellectuel que j’étais depuis des décennies la connaissance réelle du fonctionnement de la gestion des affaires publiques pour compléter son information et sa réflexion. C’est chose faite et c’est ce qui me permet de m’exprimer en connaissance de cause.

Quelle est votre lecture concernant la soi-disant « restructuration » des services de renseignement algériens ? Peut-elle être efficace sans une volonté politique claire d’éradiquer le terrorisme dont la matrice idéologique hante les écoles et la société ?

Le temps a fini par tout dévoiler : il y avait dans l’ancienne configuration du « système » algérien de sérieuses divergences sur les grands dossiers de corruption, la révision constitutionnelle, la marge de manœuvre des services de renseignement et peut-être même le quatrième mandat. La décantation vient de s’opérer et tout est devenu limpide. La « restructuration » des services ne s’est faite qu’au prix d’un long détour montrant qu’il ne s’agissait pas d’actes d’État, de réformes envisagées depuis longtemps, mais d’improvisation, de ruses et de manigances. Ce n’était donc pas des décisions mûries, étudiées et mises en œuvre en leur temps, on a démantelé le DRS, jeté ses morceaux un peu partout pour finalement les ramasser de nouveau et les placer sous l’autorité directe du président. Ces réaménagements ne visaient pas à consolider les attributions du chef de l’État mais à réaliser les calculs d’un homme qui veut rester au pouvoir par tous les moyens jusqu’à sa mort. C’est un nouvel écrasement de l’Algérie mais nous n’avons que ce que nous méritons.

Les activités de cette institution vont être, comme pour toutes les autres, orientées selon les besoins du président et de son environnement immédiat pour leur maintien contre vents et marées. Surtout qu’une grave crise économique et sociale est à l’horizon. L’islamisation et la charlatanisation de la société entrent dans la logique de cette politique car elles contribuent à rendre plus fataliste la société et à l’amener à accepter son sort. Le salafisme algérien, en contrepartie de la tolérance dont il bénéficie, prêche l’éloignement de la politique et l’abstention de critiquer « waliy-al-amr », le détenteur du pouvoir que Dieu seul est habilité à juger dans l’au-delà.

Qui décide en Algérie ?

C’est la première fois qu’on peut répondre sensément à cette question : c’est Mr Abdelaziz Bouteflika, sis palais d’El-Mouradia, Alger, propriétaire de la constitution algérienne et content comme Crésus d’avoir récupéré les papiers de son véhicule. Muni de la carte grise et du permis de conduire, il est en règle, il peut faire ce qui lui chante et aller où il veut. En l’absence d’une société politique, d’une société civile, d’une société économique, il n’a rien à craindre. Ce qu’il n’a pas pu faire en quinze ans, recouvrer le quart des pouvoirs qui lui manquait, il l’a étrangement réussi quand il n’avait plus que le quart de ses moyens physiques.

Les propositions du chef de cabinet à la Présidence, Ahmed Ouyahia, à propos de la nouvelle mouture de la « Constitution » sont-elles à prendre au sérieux ? Est-il justifié de stigmatiser la diaspora algérienne ?

Ouyahia n’a rien proposé, il a lu le projet qu’on lui a demandé de présenter en conférence de presse en commettant des bourdes comme à son habitude. C’est la constitution du président et de personne d’autre. Elle est taillée à sa mesure : faire oublier le viol de 2008 en rétablissant la limitation des mandats présidentiels à deux, sachant que c’est tout ce dont il a besoin : deux autres mandats. Pour se bunkériser et assurer ses arrières, il a éradiqué toute vie politique non pas en l’interdisant mais en la démotivant, en la vidant de tout objet, en lui ôtant toute possibilité d’arriver au pouvoir.

Un parti ou une coalition de partis peuvent gagner en 2017 les élections, ce sera pour rien puisque la majorité parlementaire ne leur permettra pas de former un gouvernement. Le président choisira le premier ministre là où il voudra. Même s’il consent à le prendre dans les rangs de la nouvelle majorité, cela ne voudra rien dire pour celle-ci car le premier ministre n’est pas en droit, aux termes de la constitution telle que l’a écrite le président, d’avoir un programme ; il peut juste tracer un plan d’action, entendre un plan d’exécution du programme du président. N’est-ce pas satanique tout ça ?

S’agissant du fameux article 51 introduit pour barrer la voie à un ou deux candidats, il n’a aucun fondement ni justification, même dans la culture populiste et patriotarde, puisqu’aucun président avant Bouteflika n’y a songé. Ceux qui ont trahi la Révolution, l’Algérie, son peuple, le service public, le serment sur le Coran, etc., dorment tranquilles, courent toujours ou président aux destinées du pays.

À votre avis, quelle est l’alternative viable pour sortir du marasme algérien actuel?

Il n’y en a pas ; il n’y a plus rien à faire par les voies politiques et légales ; le jeu va être définitivement fermé avec l’adoption de la constitution par les deux partis soutenant le président car ils détiennent la majorité des deux-tiers au parlement. La constitution a été scellée pour donner au président l’ensemble des pouvoirs, toutes les clés ouvrant ou faisant tourner le pays. Il n’y a plus de raison de créer des partis, de voter ou de faire de la politique, ça ne mène nulle part. Ce système qui a pu tenir grâce à la corruption des « grands » et à l’encanaillement des « petits », cessera de fonctionner selon ce mode quand il n’y aura plus d’argent, ce que nous devrions tous souhaiter. Le pouvoir ne pourra plus compter que sur les forces de sécurité. L’alternative ne viendra pas de la société car on n’en a pas de consciente et d’organisée politiquement, mais de l’armée et d’un Sissi algérien quand le pouvoir se sera effondré et ses figures haïes enfuies.

L’Algérie d’aujourd’hui est-elle menacée d’effondrement ?

Regardons derrière nous, autour de nous, puis devant nous. Est-ce qu’on peut dire de pays comme l’Afghanistan, la Somalie, la Syrie, l’Irak ou la Libye que ce sont des pays qui se sont effondrés ? Nous leur ressemblions beaucoup dans les années 90. Étions-nous pour autant un pays effondré ? Je me souviens très bien de la période 1997-1998 où on commençait à parler à l’ONU, du temps de Mr Koffi Annan, de mise de l’Algérie sous tutelle de l’ONU. C’est pour dire que de telles choses peuvent effectivement arriver et qu’un État défaillant, livré aux troubles, sans contrôle et représentant un danger important pour ses voisins proches ou lointains peut devenir éligible à ce statut.

Un pays, c’est un territoire et une quantité d’êtres humains. Ceux-ci peuvent vivre comme la Norvège ou la Suède, ou comme la Syrie et la Libye. Dans les premiers on vit bien, tranquille, serein, heureux et plus longtemps ; dans les seconds, on vit quand même et tout court, et la religion est là pour pallier au manque du reste : économie, sécurité, infrastructures, bien-être, joie de vivre… Le fatalisme permet de tenir des millénaires sans rien : des mosquées devenant des écoles coraniques entre les heures des prières, des activités agricoles avec les techniques du Néolithique, un bol de leben et un morceau de galette le matin et un plat de couscous sans viande le soir, quelques dattes parfois, et voilà le bounadem (NDLR : être humain) prêt à repartir à la guerre.

Telles sont en fait nos vraies valeurs nationales, les plus anciennes, celles avec lesquelles nous avons vécu le plus longtemps tout au long des 2966 ans que compte notre calendrier. Impressionnant, n’est-ce pas, d’être aussi en avance par le calendrier sur les autres nations et civilisations. Mais qu’a-t-on fait de ces trois mille ans ? Je ne vous apprendrai rien en vous disant que l’Algérie a passé plus de temps sous la colonisation qu’indépendante. Que peut donc être pour nous l’effondrement ? Retourner aux années 1990 ? A la période coloniale ? Au Néolithique ? Quand avons-nous ressemblé aux Norvégiens ou aux Suédois ? Depuis quand parle-t-on de démocratie, de vote, de libertés publiques ? Depuis 1989 ? Depuis hier, depuis quelques heures, depuis si peu que ce n’est rentré que dans la tête de quelques centaines de millier d’Algériens. Le reste s’en fout complètement et en remercie Dieu soir et matin : « Hakdha walla kthar ! » vous dira-t-il philosophiquement…

Comment expliquez-vous l’immobilisme de l’intelligentsia dans la société algérienne ? Ne serait-ce pas l’expression d’une faillite totale ?

On a parlé de banqueroute économique, d’impasse politique, il ne manquait que la faillite intellectuelle pour compléter le tableau. Je vous concède le mot mais à moitié puisqu’il n’y a pas une élite mais deux demi-élites, l’une arabophone, l’autre francophone, l’une en voie d’expansion l’autre en voie d’extinction. Ces deux « élites » s’ignorent, se jalousent, se haïssent et tirent l’une à hue, l’autre à dia. Elles ne sont pas immobiles, elles caquètent, s’agitent, mais juste pour s’entendre parler et se regarder à la télé. Ce n’est ni pour dire la vérité, ni pour changer les choses ou inciter au réveil, mais juste pour vivre et satisfaire à un besoin de valorisation.

Peut-on comprendre l’œuvre et la pensée du grand penseur algérien Malek Bennabi dans l’Algérie des Ali Haddad, Tliba, Saïdani, etc. ? Pourquoi ce grand penseur universel est-il ignoré dans son propre pays l’Algérie et pourquoi n’y a-t-il seulement que Mr Boukrouh pour en parler ?

Vous me posez là une question vraiment extraordinaire, qu’on ne m’a en tout cas jamais posée et que je ne me suis même pas posée à moi-même. C’est vrai, pourquoi suis-je le seul, depuis 1971, à évoquer son nom et sa pensée dans mes articles quand les autres ont tout fait pour étouffer son nom qu’ils n’évoquent que pour médire de lui. Maintenant que vous m’y faites penser, je trouve une explication : cet homme a été le miroir qui a renvoyé à l’Algérien sa réalité de colonisable et sa condition de « post-almohadien » décadent.

En lisant « Les conditions de la renaissance » et les « Mémoires » où Bennabi décrit l’Algérie du début du XXe siècle, vous trouvez en effet Haddad, Tliba, Saïdani, Ouyahia et Bouteflika mais sous d’autres noms ou qualificatifs. Les zaimillons, la boulitique, le maraboutisme et le peuple des douars viennent en effet de loin. Ils étaient là, comme archétypes, comme symboles, dans les années 1930 et 1940, et ils seront encore là dans les années 2030 et 2040.

C’est un film en noir et blanc, muet, comme dans les films des frères Lumière mais on y retrouve l’Algérie d’aujourd’hui et même celle de demain, quand nous serons des millions à déambuler pieds nus dans des rues poussiéreuses et trouées, habitant des gourbis et montant sur des ânes et des mulets en guise de moyens de transport. Nous venons de là, il y a à peine une cinquantaine d’années, et nous retournerons là dans moins de cinquante autres années après avoir consommé le pétrole découvert et mis en exploitation par les Français entre 1948 et 1962. Seuls quelques individus comme Chakib Khélil et les Djouha en poste auront su tirer leur épingle du jeu.

Si vous aviez un message à adresser au peuple algérien et à notre lectorat à travers le monde, quel serait-il ?

Les Algériens sont très bons, pris séparément, c’est ensemble qu’ils deviennent mauvais. C’est notamment pourquoi ils réussissent plus facilement à l’étranger que chez eux alors que les critères sont infiniment plus sévères et la concurrence rude. Pourquoi, demandez-vous ? Parce que tout le monde ici se méfie des défauts des autres et a peur d’en être victime. Les Algériens ne manquent pas d’intelligence individuelle mais cette intelligence est individualiste, égocentrique. Tout le monde savait que notre économie est contre-nature, qu’on ne pouvait pas compter indéfiniment sur le pétrole, mais on voulait unanimement aller au plus facile, chacun voulant vivre gratis, en resquillant, sans suer, en dénonçant les défauts des autres et en oubliant les siens. Tout le monde attend les solutions et les sacrifices des autres sans bouger lui-même. Le problème n’est ni dans notre géographie, ni dans nos ressources naturelles, ni dans les étrangers, mais dans nos idées et notre mentalité. Pour avoir été tant de fois et aussi longtemps colonisé, c’est qu’il fallait vraiment être à côté de la plaque. Mon message à mes compatriotes, je le répète depuis 46 ans à travers mes écrits et je continue, notamment à travers cette interview avec vous et dont je vous remercie.

Interview réalisée par Mohsen Abdelmoumen

Qui est Noureddine Boukrouh ?

Ancien ministre du Commerce, Noureddine Boukrouh est un intellectuel algérien né le 5 mars 1950 à El Milia, dans la région de Jijel. Il est titulaire d’un Diplôme d’études supérieures (DES) en finances. Il a travaillé dans le secteur économique public et a dirigé une entreprise privée. En 1989, il a fondé le Parti du Renouveau Algérien (PRA) qu’il a présidé jusqu’en 1999. Il a été l’un des quatre candidats à la première élection présidentielle pluraliste le 16 novembre 1995 qui s’est déroulée en pleine période de terrorisme lors de la décennie sanglante. Il a publié dans la presse un grand nombre d’analyses critiques des politiques suivies dans le processus d’édification de l’Algérie. Ces écrits ont été regroupés en quatre volumes : « Critiques au temps du parti unique: 1971-1989 », « Les Algériens dans la tourmente: 1989-1999 », « Que faire de l’islam ? 1970-2013 », « Réformer peuple et pouvoir : 2011-2013 ».

Published in Oximity, January 28, 2016:https://www.oximity.com/article/Noureddine-Boukrouh-C-est-un-nouvel-1

Reçu de l’auteur pour publication

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Source: Mohsen Abdelmoumen
https://mohsenabdelmoumen.wordpress.com/…

Mohsen Abdelmoumen


M. Noureddine Boukrouh. DR.

Jeudi 28 janvier 2016

Mohsen Abdelmoumen : Dans vos nombreux écrits, vous faites un diagnostic accablant et sans concession de la situation politique et économique de notre pays, l’Algérie. Pourriez-vous nous en dire davantage ?

Noureddine Boukrouh : Un diagnostic est d’abord un état des lieux. Il peut être aussi la recherche d’une pathologie ou la scanographie d’un dysfonctionnement. Quoiqu’il en soit, ce n’est ni l’appareil ni l’instrument qui est accablant mais la réalité scannée, décrite et mesurée.

La réalité économique du pays peut être ramassée dans quelques chiffres probants de sa grave maladie : 98% des recettes extérieures proviennent de l’exportation des hydrocarbures ; pour équilibrer son budget, l’Algérie a besoin d’un prix du baril à 108 dollars alors qu’il n’est plus que de 30 environ ; à ce prix, les recettes sur l’année 2016 seront de moins de 14 milliards de dollars alors que les importations entre marchandises et services auxquels il faut ajouter les transferts des gains des entreprises étrangères s’élèvent à près de 80 milliards, volet militaire non compris.

Pour couvrir le gap, l’Algérie peut compter sur ses réserves de change mais celles-ci ne tiendront pas plus de deux années. Comment fera-t-elle au-delà ? Elle n’aura plus de quoi financer ses besoins en infrastructures et équipements ni même assurer leur maintenance. Sa fiscalité ordinaire ne couvrant même pas la moitié de ses dépenses de fonctionnement, avec quoi rémunérera-t-elle les emplois publics pléthoriques, les inputs nécessaires au maintien en l’état de l’appareil de production, complètement extraverti, et satisfaire les revendications salariales qui ne vont pas tarder à se manifester compte tenu de la perte de pouvoir d’achat des salaires les plus bas ? Pourra-t-elle emprunter 66 milliards de dollars par an pour continuer à approvisionner le marché au rythme des dernières années ? La Coface a déjà décoté la solvabilité du pays. Qui va nous prêter autant d’argent ? Sur la base de quelles garanties, de quelles sûretés ?

Le gouvernement a commencé dans la précipitation à réduire les importations (véhicules, ciment, rond à béton, bois, agroalimentaire…), ce qui va faire réapparaitre les pénuries et le marché noir et faire grimper l’inflation à deux chiffres… Le chômage, les grèves et la criminalité vont exploser et la colère populaire se rappeler des milliards de dollars volés par les hommes du régime.

Au plan politique, l’impasse n’est pas moins totale et criarde. Nous avons affaire à un pouvoir sénile, finissant, coupé des réalités, autiste, n’écoutant que ses thuriféraires et calculant l’argent et les opportunités qui restent en fonction de sa pérennité et de l’espérance de vie de son chef.

En tant qu’intellectuel algérien et ancien ministre, comment expliquez-vous l’impasse dans laquelle se trouve l’Algérie aujourd’hui ?

C’est une vieille histoire ; elle remonte à la guerre d’indépendance quand, confondant « patriotisme » et aptitude à diriger un État, de jeunes gens sans compétences d’aucune sorte et réfugiés aux frontières où ils ont formé une armée se sont emparés du pouvoir par la force et la violence au lendemain de l’indépendance. C’est cette mentalité et ces hommes qui dirigent encore le pays malgré qu’il se soit écoulé plus d’un demi-siècle. On peut définir le « système » algérien comme étant avant tout une mentalité et une « açabiyya », un clan, un compagnonnage. L’Algérie a beau former des centaines de milliers de cadres de valeur, dont une très bonne partie est à la retraite, les ressources humaines de qualité ne sont jamais parvenues au niveau de décision qui aurait pu engager le pays dans la bonne voie.

Le « système » algérien a toujours été pyramidal et les décisions concentrées entre les mains d’un très petit nombre de personnes. Depuis peu, ce très petit nombre s’est réduit à la seule personne du président. Si celui-ci ne sait pas prendre, ne veut pas prendre ou ne prend pas à temps les bonnes décisions, la machine s’arrête et c’est souvent le cas. Mon passage au gouvernement pendant plus de cinq ans à des postes économiques m’a permis d’observer de près le système de prise de décision national. Il est extraordinairement fragile, subjectif et fantaisiste. De bonnes évaluations, des rapports valables, des études judicieuses peuvent arriver au sommet de l’État et attendre le feu vert qui les mettrait en œuvre mais ils ne l’obtiennent pas s’ils ne recoupent pas les visées et les intérêts des ou du décideur.

Il manquait à l’intellectuel que j’étais depuis des décennies la connaissance réelle du fonctionnement de la gestion des affaires publiques pour compléter son information et sa réflexion. C’est chose faite et c’est ce qui me permet de m’exprimer en connaissance de cause.

Quelle est votre lecture concernant la soi-disant « restructuration » des services de renseignement algériens ? Peut-elle être efficace sans une volonté politique claire d’éradiquer le terrorisme dont la matrice idéologique hante les écoles et la société ?

Le temps a fini par tout dévoiler : il y avait dans l’ancienne configuration du « système » algérien de sérieuses divergences sur les grands dossiers de corruption, la révision constitutionnelle, la marge de manœuvre des services de renseignement et peut-être même le quatrième mandat. La décantation vient de s’opérer et tout est devenu limpide. La « restructuration » des services ne s’est faite qu’au prix d’un long détour montrant qu’il ne s’agissait pas d’actes d’État, de réformes envisagées depuis longtemps, mais d’improvisation, de ruses et de manigances. Ce n’était donc pas des décisions mûries, étudiées et mises en œuvre en leur temps, on a démantelé le DRS, jeté ses morceaux un peu partout pour finalement les ramasser de nouveau et les placer sous l’autorité directe du président. Ces réaménagements ne visaient pas à consolider les attributions du chef de l’État mais à réaliser les calculs d’un homme qui veut rester au pouvoir par tous les moyens jusqu’à sa mort. C’est un nouvel écrasement de l’Algérie mais nous n’avons que ce que nous méritons.

Les activités de cette institution vont être, comme pour toutes les autres, orientées selon les besoins du président et de son environnement immédiat pour leur maintien contre vents et marées. Surtout qu’une grave crise économique et sociale est à l’horizon. L’islamisation et la charlatanisation de la société entrent dans la logique de cette politique car elles contribuent à rendre plus fataliste la société et à l’amener à accepter son sort. Le salafisme algérien, en contrepartie de la tolérance dont il bénéficie, prêche l’éloignement de la politique et l’abstention de critiquer « waliy-al-amr », le détenteur du pouvoir que Dieu seul est habilité à juger dans l’au-delà.

Qui décide en Algérie ?

C’est la première fois qu’on peut répondre sensément à cette question : c’est Mr Abdelaziz Bouteflika, sis palais d’El-Mouradia, Alger, propriétaire de la constitution algérienne et content comme Crésus d’avoir récupéré les papiers de son véhicule. Muni de la carte grise et du permis de conduire, il est en règle, il peut faire ce qui lui chante et aller où il veut. En l’absence d’une société politique, d’une société civile, d’une société économique, il n’a rien à craindre. Ce qu’il n’a pas pu faire en quinze ans, recouvrer le quart des pouvoirs qui lui manquait, il l’a étrangement réussi quand il n’avait plus que le quart de ses moyens physiques.

Les propositions du chef de cabinet à la Présidence, Ahmed Ouyahia, à propos de la nouvelle mouture de la « Constitution » sont-elles à prendre au sérieux ? Est-il justifié de stigmatiser la diaspora algérienne ?

Ouyahia n’a rien proposé, il a lu le projet qu’on lui a demandé de présenter en conférence de presse en commettant des bourdes comme à son habitude. C’est la constitution du président et de personne d’autre. Elle est taillée à sa mesure : faire oublier le viol de 2008 en rétablissant la limitation des mandats présidentiels à deux, sachant que c’est tout ce dont il a besoin : deux autres mandats. Pour se bunkériser et assurer ses arrières, il a éradiqué toute vie politique non pas en l’interdisant mais en la démotivant, en la vidant de tout objet, en lui ôtant toute possibilité d’arriver au pouvoir.

Un parti ou une coalition de partis peuvent gagner en 2017 les élections, ce sera pour rien puisque la majorité parlementaire ne leur permettra pas de former un gouvernement. Le président choisira le premier ministre là où il voudra. Même s’il consent à le prendre dans les rangs de la nouvelle majorité, cela ne voudra rien dire pour celle-ci car le premier ministre n’est pas en droit, aux termes de la constitution telle que l’a écrite le président, d’avoir un programme ; il peut juste tracer un plan d’action, entendre un plan d’exécution du programme du président. N’est-ce pas satanique tout ça ?

S’agissant du fameux article 51 introduit pour barrer la voie à un ou deux candidats, il n’a aucun fondement ni justification, même dans la culture populiste et patriotarde, puisqu’aucun président avant Bouteflika n’y a songé. Ceux qui ont trahi la Révolution, l’Algérie, son peuple, le service public, le serment sur le Coran, etc., dorment tranquilles, courent toujours ou président aux destinées du pays.

À votre avis, quelle est l’alternative viable pour sortir du marasme algérien actuel?

Il n’y en a pas ; il n’y a plus rien à faire par les voies politiques et légales ; le jeu va être définitivement fermé avec l’adoption de la constitution par les deux partis soutenant le président car ils détiennent la majorité des deux-tiers au parlement. La constitution a été scellée pour donner au président l’ensemble des pouvoirs, toutes les clés ouvrant ou faisant tourner le pays. Il n’y a plus de raison de créer des partis, de voter ou de faire de la politique, ça ne mène nulle part. Ce système qui a pu tenir grâce à la corruption des « grands » et à l’encanaillement des « petits », cessera de fonctionner selon ce mode quand il n’y aura plus d’argent, ce que nous devrions tous souhaiter. Le pouvoir ne pourra plus compter que sur les forces de sécurité. L’alternative ne viendra pas de la société car on n’en a pas de consciente et d’organisée politiquement, mais de l’armée et d’un Sissi algérien quand le pouvoir se sera effondré et ses figures haïes enfuies.

L’Algérie d’aujourd’hui est-elle menacée d’effondrement ?

Regardons derrière nous, autour de nous, puis devant nous. Est-ce qu’on peut dire de pays comme l’Afghanistan, la Somalie, la Syrie, l’Irak ou la Libye que ce sont des pays qui se sont effondrés ? Nous leur ressemblions beaucoup dans les années 90. Étions-nous pour autant un pays effondré ? Je me souviens très bien de la période 1997-1998 où on commençait à parler à l’ONU, du temps de Mr Koffi Annan, de mise de l’Algérie sous tutelle de l’ONU. C’est pour dire que de telles choses peuvent effectivement arriver et qu’un État défaillant, livré aux troubles, sans contrôle et représentant un danger important pour ses voisins proches ou lointains peut devenir éligible à ce statut.

Un pays, c’est un territoire et une quantité d’êtres humains. Ceux-ci peuvent vivre comme la Norvège ou la Suède, ou comme la Syrie et la Libye. Dans les premiers on vit bien, tranquille, serein, heureux et plus longtemps ; dans les seconds, on vit quand même et tout court, et la religion est là pour pallier au manque du reste : économie, sécurité, infrastructures, bien-être, joie de vivre… Le fatalisme permet de tenir des millénaires sans rien : des mosquées devenant des écoles coraniques entre les heures des prières, des activités agricoles avec les techniques du Néolithique, un bol de leben et un morceau de galette le matin et un plat de couscous sans viande le soir, quelques dattes parfois, et voilà le bounadem (NDLR : être humain) prêt à repartir à la guerre.

Telles sont en fait nos vraies valeurs nationales, les plus anciennes, celles avec lesquelles nous avons vécu le plus longtemps tout au long des 2966 ans que compte notre calendrier. Impressionnant, n’est-ce pas, d’être aussi en avance par le calendrier sur les autres nations et civilisations. Mais qu’a-t-on fait de ces trois mille ans ? Je ne vous apprendrai rien en vous disant que l’Algérie a passé plus de temps sous la colonisation qu’indépendante. Que peut donc être pour nous l’effondrement ? Retourner aux années 1990 ? A la période coloniale ? Au Néolithique ? Quand avons-nous ressemblé aux Norvégiens ou aux Suédois ? Depuis quand parle-t-on de démocratie, de vote, de libertés publiques ? Depuis 1989 ? Depuis hier, depuis quelques heures, depuis si peu que ce n’est rentré que dans la tête de quelques centaines de millier d’Algériens. Le reste s’en fout complètement et en remercie Dieu soir et matin : « Hakdha walla kthar ! » vous dira-t-il philosophiquement…

Comment expliquez-vous l’immobilisme de l’intelligentsia dans la société algérienne ? Ne serait-ce pas l’expression d’une faillite totale ?

On a parlé de banqueroute économique, d’impasse politique, il ne manquait que la faillite intellectuelle pour compléter le tableau. Je vous concède le mot mais à moitié puisqu’il n’y a pas une élite mais deux demi-élites, l’une arabophone, l’autre francophone, l’une en voie d’expansion l’autre en voie d’extinction. Ces deux « élites » s’ignorent, se jalousent, se haïssent et tirent l’une à hue, l’autre à dia. Elles ne sont pas immobiles, elles caquètent, s’agitent, mais juste pour s’entendre parler et se regarder à la télé. Ce n’est ni pour dire la vérité, ni pour changer les choses ou inciter au réveil, mais juste pour vivre et satisfaire à un besoin de valorisation.

Peut-on comprendre l’œuvre et la pensée du grand penseur algérien Malek Bennabi dans l’Algérie des Ali Haddad, Tliba, Saïdani, etc. ? Pourquoi ce grand penseur universel est-il ignoré dans son propre pays l’Algérie et pourquoi n’y a-t-il seulement que Mr Boukrouh pour en parler ?

Vous me posez là une question vraiment extraordinaire, qu’on ne m’a en tout cas jamais posée et que je ne me suis même pas posée à moi-même. C’est vrai, pourquoi suis-je le seul, depuis 1971, à évoquer son nom et sa pensée dans mes articles quand les autres ont tout fait pour étouffer son nom qu’ils n’évoquent que pour médire de lui. Maintenant que vous m’y faites penser, je trouve une explication : cet homme a été le miroir qui a renvoyé à l’Algérien sa réalité de colonisable et sa condition de « post-almohadien » décadent.

En lisant « Les conditions de la renaissance » et les « Mémoires » où Bennabi décrit l’Algérie du début du XXe siècle, vous trouvez en effet Haddad, Tliba, Saïdani, Ouyahia et Bouteflika mais sous d’autres noms ou qualificatifs. Les zaimillons, la boulitique, le maraboutisme et le peuple des douars viennent en effet de loin. Ils étaient là, comme archétypes, comme symboles, dans les années 1930 et 1940, et ils seront encore là dans les années 2030 et 2040.

C’est un film en noir et blanc, muet, comme dans les films des frères Lumière mais on y retrouve l’Algérie d’aujourd’hui et même celle de demain, quand nous serons des millions à déambuler pieds nus dans des rues poussiéreuses et trouées, habitant des gourbis et montant sur des ânes et des mulets en guise de moyens de transport. Nous venons de là, il y a à peine une cinquantaine d’années, et nous retournerons là dans moins de cinquante autres années après avoir consommé le pétrole découvert et mis en exploitation par les Français entre 1948 et 1962. Seuls quelques individus comme Chakib Khélil et les Djouha en poste auront su tirer leur épingle du jeu.

Si vous aviez un message à adresser au peuple algérien et à notre lectorat à travers le monde, quel serait-il ?

Les Algériens sont très bons, pris séparément, c’est ensemble qu’ils deviennent mauvais. C’est notamment pourquoi ils réussissent plus facilement à l’étranger que chez eux alors que les critères sont infiniment plus sévères et la concurrence rude. Pourquoi, demandez-vous ? Parce que tout le monde ici se méfie des défauts des autres et a peur d’en être victime. Les Algériens ne manquent pas d’intelligence individuelle mais cette intelligence est individualiste, égocentrique. Tout le monde savait que notre économie est contre-nature, qu’on ne pouvait pas compter indéfiniment sur le pétrole, mais on voulait unanimement aller au plus facile, chacun voulant vivre gratis, en resquillant, sans suer, en dénonçant les défauts des autres et en oubliant les siens. Tout le monde attend les solutions et les sacrifices des autres sans bouger lui-même. Le problème n’est ni dans notre géographie, ni dans nos ressources naturelles, ni dans les étrangers, mais dans nos idées et notre mentalité. Pour avoir été tant de fois et aussi longtemps colonisé, c’est qu’il fallait vraiment être à côté de la plaque. Mon message à mes compatriotes, je le répète depuis 46 ans à travers mes écrits et je continue, notamment à travers cette interview avec vous et dont je vous remercie.

Interview réalisée par Mohsen Abdelmoumen

Qui est Noureddine Boukrouh ?

Ancien ministre du Commerce, Noureddine Boukrouh est un intellectuel algérien né le 5 mars 1950 à El Milia, dans la région de Jijel. Il est titulaire d’un Diplôme d’études supérieures (DES) en finances. Il a travaillé dans le secteur économique public et a dirigé une entreprise privée. En 1989, il a fondé le Parti du Renouveau Algérien (PRA) qu’il a présidé jusqu’en 1999. Il a été l’un des quatre candidats à la première élection présidentielle pluraliste le 16 novembre 1995 qui s’est déroulée en pleine période de terrorisme lors de la décennie sanglante. Il a publié dans la presse un grand nombre d’analyses critiques des politiques suivies dans le processus d’édification de l’Algérie. Ces écrits ont été regroupés en quatre volumes : « Critiques au temps du parti unique: 1971-1989 », « Les Algériens dans la tourmente: 1989-1999 », « Que faire de l’islam ? 1970-2013 », « Réformer peuple et pouvoir : 2011-2013 ».

Published in Oximity, January 28, 2016:https://www.oximity.com/article/Noureddine-Boukrouh-C-est-un-nouvel-1

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Source: Mohsen Abdelmoumen
https://mohsenabdelmoumen.wordpress.com/…
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