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4 décembre 2024

La débâcle libyenne d’Obama, par Alan J. Kuperman


29 Fév 2016

Source : Foreign Affairs
Comment une intervention bien intentionnée s’est soldée par un échec

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Par Alan J. Kuperman

Le 17 mars 2011, le conseil de sécurité de l’ONU a adopté la Résolution 1973, proposée par l’administration du Président américain Barack Obama, autorisant une intervention militaire en Libye. Le but, avait expliqué Obama, était de sauver la vie de militants pacifiques qui manifestaient pour la démocratie et qui se sont trouvés la cible de mesures de répression du dictateur libyen Mouammar Kadhafi. Non seulement Kadhafi mettait en danger l’élan du Printemps arabe naissant, qui avait récemment balayé des régimes autoritaires en Tunisie et en Égypte, mais il était aussi sur le point de commettre un bain de sang dans la ville libyenne où le soulèvement avait commencé, a déclaré le président. « Nous savions que si nous avions attendu encore un jour, Benghazi – une ville d’environ la taille de Charlotte – aurait pu subir un massacre qui aurait retenti à travers la région et entaché la conscience du monde, » a déclaré Obama. Deux jours après l’autorisation de l’ONU, les États-Unis et d’autres pays de l’OTAN ont établi une zone d’exclusion aérienne partout en Libye et ont commencé à bombarder les forces de Kadhafi. Sept mois plus tard, en octobre 2011, après une campagne militaire élargie avec l’assistance permanente des pays occidentaux, les forces rebelles ont conquis le pays et ont tué Kadhafi.

Dans le sillage immédiat de la victoire militaire, les responsables américains étaient triomphants. Écrivant dans ces pages en 2012, Ivo Daalder et James Stavridis, à l’époque respectivement représentant permanent américain à l’OTAN et commandant suprême des forces alliées en Europe, ont déclaré : « L’opération de l’OTAN en Libye a été justement saluée comme une intervention modèle. » Dans la Roseraie, après la mort de Kadhafi, Obama lui-même pavoisait, « Sans mettre un seul fonctionnaire américain sur le terrain, nous avons réalisé nos objectifs. » En effet, les États-Unis ont semblé avoir réalisé un triplé : nourrir le Printemps arabe, prévenir un génocide semblable à celui du Rwanda et éliminer la Libye comme source potentielle de terrorisme. Cependant, ce verdict s’avère avoir été prématuré. Rétrospectivement, l’intervention d’Obama en Libye était un échec lamentable, même jugé selon ses propres normes. La Libye n’a pas seulement échoué à évoluer vers une démocratie ; elle s’est transformée en un État en faillite. Les morts violentes et autres violations des droits de l’homme se sont multipliées. Au lieu d’aider les États-Unis à combattre le terrorisme, comme l’a fait Kadhafi pendant sa dernière décennie au pouvoir, la Libye sert maintenant de refuge à des milices affiliées tant à al-Qaïda qu’à l’État Islamique en Irak et au Levant (ÉIIL). L’intervention en Libye a nui également à d’autres intérêts américains : elle a compromis la non-prolifération nucléaire, refroidi la coopération russe à l’ONU et alimenté la guerre civile en Syrie.
Malgré ce que prétendent les défenseurs de la mission, il existait une meilleure option politique – ne pas intervenir du tout, parce que les civils libyens pacifiques n’étaient pas réellement menacés. Si les États-Unis et leurs alliés avaient suivi cette voie, ils auraient pu éviter à la Libye le chaos qui en a résulté et avoir la possibilité de progresser avec le successeur désigné de Kadhafi : son fils relativement libéral, éduqué à l’occidentale, Saïf al-Islam. Au lieu de cela, la Libye est aujourd’hui parcourue par des milices féroces et des terroristes anti-américains – et sert ainsi de parfait exemple pour montrer comment les interventions humanitaires peuvent se retourner à la fois contre ceux qui interviennent et contre ceux qu’elles prétendaient secourir.

UN ÉTAT EN FAILLITE
L’optimisme à propos de la Libye a atteint son apogée en juillet 2012, quand des élections démocratiques amenèrent au pouvoir un gouvernement de coalition laïque et modéré – un changement profond après les quatre décennies de dictature de Kadhafi. Mais le pays s’engagea rapidement sur la mauvaise pente. Le Premier ministre élu, Moustafa Abou Chagour, ne resta pas un mois en poste. Son éviction rapide annonçait les troubles à venir : au moment où nous écrivons cet article, la Libye a eu sept Premiers ministres en moins de quatre ans. Les islamistes sont parvenus à dominer le premier parlement d’après-guerre, le Congrès Général National. Pendant ce temps, le nouveau gouvernement a échoué à désarmer les dizaines de milices qui sont apparues durant les sept mois de l’intervention de l’OTAN, en particulier les milices islamistes, ce qui a donné lieu à des batailles sanglantes sur le terrain entre des tribus ou des commandants rivaux, qui continuent encore aujourd’hui. En octobre 2013, les sécessionnistes de la Libye orientale, où se trouve la plus grande part du pétrole du pays, ont décrété leur propre gouvernement. Ce même mois, Ali Zeidan, Premier ministre en exercice, fut kidnappé et pris en otage. À la lumière de l’influence islamiste grandissante dans le gouvernement libyen, au printemps 2014 les États-Unis repoussèrent leur projet de former une armée libyenne de 6 000 à 8 000 hommes.

Dès mai 2014 la Libye était au bord d’une nouvelle guerre civile, entre les libéraux et les islamistes. Ce mois-là, un général laïque rebelle nommé Khalifa Hifter prit le contrôle de l’armée de l’air pour attaquer les milices islamistes à Benghazi, pour étendre ensuite ses cibles jusqu’à inclure la zone gérée par les islamistes à Tripoli. Les élections de juin dernier n’ont en rien aidé à résoudre le chaos. La plupart des Libyens ont déjà abandonné toute idée de démocratie, et la participation électorale est tombée de 1,7 million au scrutin précédent à seulement 630 000. Les partis laïques ont déclaré la victoire et formé une nouvelle majorité, la Chambre des Représentants, mais les islamistes ont refusé d’en accepter le résultat. Ce qui a abouti à deux parlements concurrents, chacun prétendant être le seul légitime.

En juillet, une milice islamiste de la ville de Misrata a répliqué aux actions de Hifter en attaquant Tripoli, forçant l’évacuation des ambassades occidentales. Après une bataille de six semaines, les islamistes ont conquis la capitale en août pour le compte de la coalition appelée « Aube de la Libye », qui formait, avec la majorité précédente, ce qu’ils appelaient un « gouvernement de salut national ». En octobre, le parlement nouvellement élu, mené par la coalition laïque Opération Dignité, s’est enfui vers l’Est et la ville de Tobrouk, où ils ont établi un gouvernement intérimaire concurrent, que la Cour Suprême de Libye a ensuite déclaré inconstitutionnel. La Libye se trouve donc avec deux gouvernements en guerre, chacun ne contrôlant qu’une fraction des territoires et des milices du pays.
Si mauvaise qu’ait été la situation des droits de l’homme en Libye sous Kadhafi, elle n’a fait qu’empirer depuis que l’OTAN l’a évincé. Immédiatement après avoir pris le pouvoir, les rebelles ont massivement perpétré des meurtres en représailles, sans parler des tortures, des coups et des détentions arbitraires infligés à des milliers de détenus suspectés d’être des partisans de Kadhafi. Les rebelles ont aussi expulsé 30 000 résidents essentiellement noirs de la ville de Tawarga et brûlé ou pillé leurs maisons et leurs magasins, sous le prétexte que certains étaient supposés avoir été des mercenaires. Six mois après la guerre, Human Rights Watch a déclaré que les abus « s’avèrent si répandus et systématiques que l’on peut parler de crimes contre l’humanité. »

Des violations similaires persistent. En octobre 2013, le Bureau du haut-commissaire aux droits de l’homme des Nations Unies a rapporté que « la vaste majorité des 8000 prisonniers de guerre estimés sont aussi détenus sans droit à un procès équitable ». Plus dérangeant, Amnesty International a publié un rapport l’année dernière qui révèle leurs mauvais traitements : “Les détenus sont sujets à des coups répétés avec des tubes en plastique, des bâtons, des barres de fer ou des câbles. Dans certains cas, ils ont reçu des chocs électriques, été suspendus dans des positions pénibles pendant des heures, maintenus les yeux bandés continuellement et menottés les mains derrière le dos ou privés de nourriture et d’eau ». Le rapport note également quelques 93 attaques contre des journalistes libyens pour les neuf premiers mois de 2014, « y compris des enlèvements, des arrestations arbitraires, des assassinats, des tentatives d’assassinats et des agressions ». Les attaques en cours dans l’ouest de la Libye, conclut le rapport, « constituent des crimes de guerre ». En conséquence d’une violence aussi généralisée, les Nations Unies estiment qu’environ 400 000 Libyens ont fui leur domicile, un quart d’entre eux ayant même fui le pays.

La qualité de vie en Libye s’est fortement dégradée du fait de l’effondrement économique. Ceci est principalement dû au fait que la production pétrolière, le poumon du pays, demeure sévèrement réduite par le conflit qui perdure. Avant la révolution, la Libye produisait 1,65 million de barils de pétrole par jour, un chiffre qui est tombé à zéro pendant l’intervention de l’OTAN. Bien que la production soit temporairement revenue à 85 pour cent de son niveau antérieur, depuis la prise des ports orientaux par les sécessionnistes en août 2013, la production moyenne s’établit à seulement 30 pour cent du niveau d’avant-guerre. Les combats en cours interdisent le fonctionnement des aéroports et des ports maritimes dans les deux plus grandes villes du pays, Tripoli et Benghazi. Dans de nombreuses villes, les habitants subissent d’importantes coupures électriques – jusqu’à 18 heures par jour à Tripoli. Les privations récentes représentent une baisse sévère pour un pays dont le niveau de vie était traditionnellement le plus élevé de toute l’Afrique selon l’indice de développement humain des Nations Unies.

LE COÛT HUMAIN
Quoique la Maison-Blanche justifie sa mission en Libye par des raisons humanitaires, l’intervention y a en fait largement aggravé la mortalité. Pour commencer, la répression de Kadhafi a été nettement moins meurtrière que ce que les reportages des médias indiquaient à l’époque. En Libye orientale, où la révolte a commencé par un mélange de manifestations pacifiques et violentes, Human Rights Watch n’a documenté que 233 morts dans les premiers jours de combat, et non 10 000 comme indiqué par la chaîne d’information saoudienne Al Arabiya. En vérité, comme je l’ai documenté dans un article de 2013 dans International Security, de la mi-février 2011, lorsque la rébellion a commencé jusqu’à mi-mars 2011, lorsque l’OTAN est intervenue, environ 1 000 Libyens seulement sont morts, en incluant les soldats et les rebelles. Bien qu’un article d’Al Jazeera diffusé par les médias occidentaux au début 2011 ait avancé que l’aviation de Kadhafi avait mitraillé et bombardé des civils à Benghazi et à Tripoli, « l’histoire n’était pas vraie » a révélé un examen exhaustif dans la London Review of Books par Hugh Roberts, de l’Université Tufts. En fait, en cherchant à minimiser les pertes civiles, les forces de Kadhafi avaient évité une violence indiscriminée.

La meilleure preuve statistique provient de Misrata, la troisième ville de Libye, où les combats initiaux ont été les plus intenses. Human Rights Watch a établi que parmi les 949 personnes blessées là-bas durant les sept premières semaines de la rébellion, seules 30 (juste un peu plus de 3 pour cent) étaient des femmes ou des enfants, ce qui indique que les forces de Kadhafi avaient précisément ciblé les combattants, qui étaient pratiquement tous des hommes. Durant la même période à Misrata, seulement 257 personnes ont été tuées, une toute petite partie des 400 000 habitants de la ville.
Une même modération était manifeste à Tripoli. Le gouvernement n’y a fait usage d’une force importante que pendant les deux jours qui ont précédé l’intervention de l’OTAN. Il s’agissait de repousser les manifestants violents qui brûlaient des bâtiments gouvernementaux. Des médecins libyens ont ensuite confié à une commission d’enquête de l’ONU avoir vu dans les morgues de la ville le 20 et le 21 février plus de 200 cadavres, dont seulement deux femmes. Ces statistiques réfutent l’idée que les forces de Kadhafi ont tiré au hasard sur des civils pacifiques.

De plus, au moment où l’OTAN est intervenue, la violence en Libye était sur le point de cesser. Les troupes bien équipées de Kadhafi avaient contenu la rébellion hétéroclite, qui se retirait. A la mi-mars 2011, les forces gouvernementales étaient prêtes à reconquérir les derniers bastions rebelles de Benghazi, mettant de ce fait fin à un mois de conflit au prix d’un peu plus de 1 000 vies. Pourtant, juste à ce moment, des Libyens expatriés en Suisse et affiliés à la rébellion sonnèrent l’alerte sur un proche « bain de sang » à Benghazi, ce que les médias occidentaux se sont empressés de reprendre mais qui se révèle rétrospectivement une opération de propagande. En réalité, le 17 mars, Kadhafi s’était engagé à protéger les civils à Benghazi, comme il l’avait fait pour les autres villes regagnées, ajoutant que ses troupes avaient « laissé la voie libre » pour que les rebelles puissent se retirer en Égypte. Dit simplement, les groupes armés étaient en train de perdre la guerre et donc leurs agents à l’extérieur brandirent le spectre d’un génocide pour pousser à une intervention de l’OTAN – ce qui a marché comme sur des roulettes. Il n’y a aucune raison ou preuve pour penser que Kadhafi avait planifié ou voulait perpétrer une tuerie.

Il est vrai que le gouvernement a réellement essayé d’intimider les rebelles, jurant de les poursuivre sans relâche. Mais Kadhafi n’a jamais converti cette rhétorique en attaque contre les civils. Du 5 au 15 mars 2015, les troupes gouvernementales ont reconquis toutes les principales villes aux mains des rebelles sauf une, et dans aucune d’elles n’ont exécuté de civils par mesure de rétorsion, et encore moins commis de bain de sang. En fait, alors que ses troupes se rapprochaient de Benghazi, Kadhafi a redit en public qu’elles ne s’en prendraient ni aux civils, ni aux rebelles ayant déposé les armes. Le 17 mars, il s’est adressé directement aux rebelles : « Jetez vos armes, tout comme vos frères l’ont fait à Ajdabiya et ailleurs. Ils ont déposé les armes et sont en sécurité. Nous ne les avons jamais poursuivis. »

Pourtant, deux jours plus tard, la campagne aérienne de l’OTAN a stoppé l’offensive de Kadhafi. Par conséquent, Benghazi n’est pas retournée sous le contrôle gouvernemental, les rebelles n’ont pas fui, et la guerre n’a pas pris fin. Au lieu de cela, les militants sont revenus de leur retraite et ont repris l’offensive. Finalement, le 20 octobre 2011, les rebelles ont découvert Kadhafi, l’ont torturé puis sommairement exécuté. Les derniers vestiges du régime sont tombés trois jours plus tard. En tout, l’intervention a fait passer la guerre civile en Libye de moins de six semaines à plus de huit mois.
Les estimations du nombre de personnes tuées pendant la guerre ont varié considérablement. Lors d’une conférence privée organisée par l’Institut Brookings en novembre 2011, un fonctionnaire américain a estimé à « environ 8 000 » le nombre final de morts. En revanche, le ministre de la Santé du côté rebelle affirmait en septembre 2011, avant même que le conflit ne soit terminé, que 30 000 Libyens étaient déjà morts. Toutefois, le ministère des Martyrs et Personnes disparues du gouvernement d’après-guerre a drastiquement réduit ce chiffre à 4 700 civils et rebelles, à quoi s’ajoute un nombre équivalent ou plus faible dans les forces du régime, et 2 100 personnes portées disparues des deux côtés – pour une estimation haute de 11 500 morts.

Les statistiques consolidées des pertes n’ont pas été compilées durant les deux années de conflit à basse intensité qui ont suivi, mais il y eut bel et bien des rapports sur plusieurs accrochages significatifs, tel celui de mars 2012 qui opposa des tribus rivales dans la cité méridionale de Sebha et fit 147 morts. A la lumière de tels cas, on peut raisonnablement estimer que le conflit tua au moins 500 personnes par an en 2012 et 2013. Des données plus fiables sont disponibles pour la guerre civile qui a redémarré en 2014. Le site web Libya Body Count, qui décompte les pertes sur une base quotidienne, indique que le nombre total de Libyens tués l’année dernière dépassait 2 750. De surcroît, contrairement aux troupes de Kadhafi en 2011, les milices qui combattent aujourd’hui en Libye font un usage indiscriminé de la force. En août 2014, par exemple, le centre médical de Tripoli signala que sur 100 personnes tuées dans les violences récentes, 40 étaient des femmes et au moins 9 des enfants. Le mois suivant, dans un crime de guerre flagrant, des miliciens ont tiré sur un poste médical avec un lance-roquettes multi-têtes.

Cette sinistre comptabilité conduit à une conclusion déprimante mais inévitable. Avant l’intervention de l’OTAN, la guerre civile en Libye était sur le point de s’achever, au prix d’à peu près 1 000 vies. Depuis, cependant, la Libye a déploré au moins 10 000 morts supplémentaires dues au conflit. En d’autres termes, l’intervention de l’OTAN semble avoir décuplé le nombre de morts violentes.

UN TERRITOIRE POUR LES TERRORISTES
Une autre conséquence inattendue de l’intervention en Libye a été d’accroître la menace terroriste depuis ce pays. Bien que Kadhafi ait soutenu le terrorisme il y a plusieurs dizaines d’années – comme en témoigne le paiement ultérieur par le régime de réparations pour l’attentat à la bombe dans un avion à Lockerbie en 1988 – le dirigeant libyen était devenu un allié des USA contre le terrorisme mondial avant même le 11 septembre 2001. C’était en partie à cause de la menace intérieure que représentait le Groupe Combattant Islamique de Libye, affilié à al-Qaïda. Le chef de la sécurité extérieure de Kadhafi, Moussa Koussa, avait rencontré à plusieurs reprises des hauts fonctionnaires de la CIA pour fournir des renseignements sur des combattants libyens en Afghanistan et sur le trafiquant pakistanais de substances nucléaires A. Q. Khan. En 2009, le général William Ward, alors à la tête du Commandement américain pour l’Afrique, avait encensé la Libye comme « un partenaire de premier plan dans la lutte contre le terrorisme transnational. » Cependant, depuis l’intervention de l’OTAN en 2011, la Libye et le Mali voisin sont devenus des refuges pour les terroristes. Des groupes islamistes radicaux, que Kadhafi avait éradiqués, ont refait surface sous la protection aérienne de l’OTAN comme les combattants les plus aguerris de la rébellion. Fournis en armes par des pays sympathisant tels que le Qatar, les milices ont refusé de se désarmer après la chute de Kadhafi. Leur menace persistante a été mise en lumière en septembre 2012, quand des djihadistes, dont certains membres du groupe Ansar al-Sharia, ont attaqué l’enceinte diplomatique américaine à Benghazi, tuant Christopher Stevens, l’ambassadeur des USA en Libye, et trois de ses collègues. L’année dernière, les Nations Unies ont officiellement qualifié Ansar al-Sharia d’organisation terroriste, en raison de son affiliation à al-Qaïda au Maghreb Islamique.

Les militants islamistes en Libye luttent à présent pour un contrôle total du pays, et ils marquent des points. En avril 2014, ils ont pris une base militaire secrète près de Tripoli, que les forces d’opérations spéciales des USA avaient, ironie de l’histoire, établie durant l’été 2012 pour entraîner les troupes contre-terroristes libyennes. Encore en septembre 2014, le Qatar et le Soudan ont fait parvenir des armes aux islamistes. En réponse, les gouvernements plus laïques des Émirats Arabes Unis et de l’Égypte ont procédé à des frappes aériennes contre les militants islamistes à Tripoli et à Benghazi en août et en octobre de l’an dernier. Les djihadistes en Libye aujourd’hui ne se composent plus seulement des affiliés d’al-Qaïda ; en janvier 2015, des groupes se revendiquant de Daesh, appelé aussi État Islamique, ont perpétré des massacres ou des enlèvements dans chacune des trois régions administratives traditionnelles de la Libye.

L’intervention de l’OTAN a également bénéficié au terrorisme islamique ailleurs dans la région. À la chute de Kadhafi, les Touaregs maliens qui étaient membres de ses forces de sécurité sont rentrés au pays avec leurs armes pour lancer leur propre rébellion. Ce soulèvement a été rapidement détourné par les forces islamiques locales et al-Qaïda au Maghreb Islamique, qui déclarèrent un État islamique indépendant dans la moitié nord du pays. En décembre 2012, cette zone était devenue « le plus grand territoire du monde contrôlé par des extrémistes islamiques, » d’après le sénateur Christopher Coons, président du sous-comité pour l’Afrique du sénat américain. La menace a été décrite plus en détail par le New York Times, qui indiqua que « la branche d’al-Qaïda en Afrique du Nord dirige des camps d’entraînement terroristes dans le nord Mali et fournit des armes, des explosifs et des fonds à une organisation islamiste militante dans le nord du Nigéria. » Mais les retombées libyennes ne se sont pas arrêtées là, qui ont également motivé des conflits ethniques mortels au Burkina Faso et la montée de l’islamisme radical au Niger. Pour faire face à cette menace, début 2013, la France a été obligée de déployer des milliers de militaires au Mali, certains d’entre eux sont toujours en train de combattre les djihadistes dans le nord du pays. Le problème terroriste a été amplifié par la dispersion d’un armement critique depuis les arsenaux de Kadhafi vers des islamistes radicaux en Afrique du Nord et au Moyen-Orient. Peter Bouckaert de Human Rights Watch estime que dix fois plus d’armes ont disparu en Libye qu’en Somalie, Afghanistan ou Irak. La plus grande inquiétude porte peut-être sur un système de défense aérienne individuel, connu sous le nom de MANPAD, qui, correctement utilisé, peut servir à abattre aussi bien des avions civils que militaires. Jusqu’à 15 000 de ces missiles étaient portés manquants en février 2012, selon un fonctionnaire du Département d’État des États-Unis cité dans les colonnes du Washington Post ; une campagne de rachat abondée à hauteur de 40 millions de dollars n’a permis d’en retrouver que 5 000. L’article ajoutait que des centaines de ces armes étaient toujours dans la nature, y compris au Niger, où Boko Haram, le groupe islamiste radical, en a récupéré quelques-unes à travers la frontière nord du Nigéria. Quelques dizaines d’autres ont été retrouvées en Algérie et en Égypte.

Les missiles ont même cheminé à travers l’Égypte jusqu’à la Bande de Gaza. En octobre 2012, des militants en ont utilisé un pour la première fois, ratant de peu un hélicoptère de l’armée israélienne, et des fonctionnaires israéliens ont déclaré que ces armes provenaient de Libye. Plus récemment, début 2014, des islamistes en Égypte ont utilisé un autre de ces missiles pour abattre un hélicoptère militaire. Des MANPAD libyens ainsi que des mines sont même apparus sur les marchés d’armes en Afrique de l’Ouest, où des acheteurs somaliens les ont raflés pour le compte de rebelles islamistes et de pirates, dans la lointaine Afrique de l’Est.

LES RÉPERCUSSIONS PLUS LARGES
Les dégâts causés par l’intervention en Libye s’étendent bien plus loin qu’au voisinage immédiat. En premier lieu, en aidant au renversement de Kadhafi, les États-Unis ont sabordé leur propre programme de non-prolifération nucléaire. En 2003, Kadhafi avait volontairement stoppé ses programmes d’armement nucléaire et chimique et livré ses arsenaux aux États-Unis. Sa récompense, huit années plus tard, a consisté en un changement de régime piloté par les Américains, dont sa mort violente a constitué le sommet. Cette expérience a rendu beaucoup plus compliquée la tâche de convaincre d’autres États d’abandonner leur programme nucléaire. Peu après le début de la campagne aérienne, la Corée du Nord a publié une déclaration émanant d’un fonctionnaire anonyme du ministère des Affaires étrangères, indiquant que « la crise libyenne donne une sérieuse leçon à la communauté internationale » et que la Corée du Nord ne se laisserait pas prendre à la même « tactique [américaine] de désarmement du pays ». Le dirigeant suprême iranien, l’ayatollah Ali Khamenei, nota de la même manière que Kadhafi avait « emballé tout son matériel nucléaire, l’avait embarqué sur un bateau et livré à l’Occident ». Un autre Iranien bien informé, Abbas Abdi, fit remarquer : « Quand Kadhafi a dû faire face à une insurrection, tous les dirigeants occidentaux l’ont laissé tomber comme un paquet de linge sale. En vertu de quoi, nos dirigeants pensent que les compromis ne sont pas d’un grand secours. »

L’intervention en Libye pourrait aussi avoir favorisé la violence en Syrie. En mars 2011, le soulèvement en Syrie était encore largement non-violent, et la réponse du gouvernement d’Assad, bien que criminellement disproportionnée, était relativement circonscrite, causant la mort de moins de 100 Syriens chaque semaine. Cependant, après le coup de main de l’OTAN aux rebelles en Libye, les révolutionnaires en Syrie se tournèrent vers la violence durant l’été 2011, espérant peut-être provoquer une intervention similaire. « C’est la même chose qu’à Benghazi, » déclara un rebelle syrien au Washington Post à cette époque, ajoutant, « nous avons besoin d’une zone d’exclusion aérienne. » Le résultat fut une escalade massive du conflit syrien, qui conduisit à au moins 1 500 morts hebdomadaires au début de 2013, un bilan 15 fois plus lourd.

La mission de l’OTAN en Libye a également entravé les efforts de paix en Syrie en irritant profondément la Russie. Avec l’accord de Moscou, le Conseil de sécurité de l’ONU avait approuvé l’établissement d’une zone d’exclusion aérienne en Libye et d’autres mesures visant à protéger les civils. Mais l’OTAN a outrepassé ce mandat pour chercher à faire tomber le régime. La coalition a ciblé les troupes de Kadhafi durant sept mois – même quand elles se retiraient, sans menacer les civils – et a armé et entraîné les rebelles opposés aux pourparlers de paix. Comme l’a déploré le président russe Vladimir Poutine, les troupes de l’OTAN « ont clairement violé la résolution du Conseil de sécurité de l’ONU sur la Libye, quand elles ont procédé elles-mêmes à des bombardements au lieu d’imposer la prétendue zone d’exclusion aérienne. » Son ministre des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, a expliqué qu’en conséquence, en Syrie, la Russie « ne permettrait jamais au Conseil de sécurité d’autoriser quoi que ce soit de semblable à ce qui s’était passé en Libye. »

Au début du Printemps arabe, les tenants de l’intervention en Libye avaient prétendu que cette solution favoriserait la dynamique des soulèvements relativement pacifiques en Tunisie et en Égypte. En fait, l’action de l’OTAN n’a pas seulement échoué à disséminer une révolution pacifique mais elle a également contribué à la militarisation du soulèvement en Syrie et entravé les perspectives d’une intervention des Nations Unies dans ce pays. Pour la Syrie et ses voisins, la conséquence en a été l’exacerbation tragique de trois maux : les souffrances humanitaires, le sectarisme et l’Islam radical.

LA VOIE QUI N’A PAS ÉTÉ EMPRUNTÉE
En dépit du bouleversement majeur causé par l’intervention, certains de ses tenants impénitents prétendent que l’alternative – laisser Kadhafi au pouvoir – aurait été encore pire. Mais Kadhafi ne représentait en aucune manière l’avenir de le Libye. Agé de soixante-neuf ans et en mauvaise santé, il était en train de poser les bases d’une succession pour son fils Saïf, qui préparait de longue date un agenda réformateur. « Je n’accepterai aucun poste à moins qu’il n’y ait une nouvelle constitution, de nouvelles lois et des élections régulières, » a déclaré Saïf en 2010. « Tout le monde devrait avoir accès à un poste gouvernemental. Nous ne devrions pas avoir le monopole du pouvoir. » Saïf convainquit aussi son père que le régime devait reconnaître sa responsabilité pour un massacre célèbre dans les prisons en 1996, et verser une compensation aux familles des centaines de victimes. En outre, en 2008, Saïf avait rendu publics des témoignages d’anciens prisonniers faisant état de tortures infligées par les comités révolutionnaires – les chiens de garde zélés mais officieux du régime – dont il demanda le désarmement.

De 2009 à 2010, Saïf persuada son père de relâcher pratiquement tous les prisonniers politiques en Libye, créant un programme de déradicalisation des islamistes que des experts occidentaux ont cité en exemple. Il se fit également l’avocat d’une suppression du ministère libyen de l’Information, en faveur de médias privés. Il fit même venir des universitaires américains renommés – parmi lesquels Francis Fukuyama, Robert Putnam et Cass Sunstein – pour donner des conférences sur la société civile et la démocratie. L’indication la plus claire des tendances réformistes de Saïf est peut-être à trouver dans le fait qu’en 2011, les principaux dirigeants politiques de la révolution s’avérèrent être des fonctionnaires qu’il avait fait entrer auparavant au gouvernement. Mahmoud Jibril, Premier ministre du Conseil national de transition de la rébellion durant la guerre, avait dirigé le Conseil national du développement économique mis en place par Saïf. Mustafa Abdel Jalil, président du Conseil national de transition, avait été choisi par Saïf en 2007 pour développer une réforme judiciaire en tant que ministre libyen de la Justice, ce qu’il a fait avant de rejoindre les rebelles.

Bien sûr, il est impossible de savoir si Saïf se serait montré désireux ou capable de transformer la Libye. Il affrontait une opposition faite d’intérêts entremêlés, tout comme son père lui-même lorsque celui-ci tenta des réformes. En 2010, les conservateurs fermèrent temporairement les organes de presse appartenant à Saïf parce que l’un de ses journaux avait publié une tribune libre critique à l’encontre du gouvernement. A la fin 2010, quoi qu’il en soit, Kadhafi l’ancien avait renvoyé son fils plus radical, Mutassim, un geste qui avait semblé préparer le terrain pour Saïf et son agenda réformiste. Même si Saïf n’allait pas transformer en une nuit la Libye en une démocratie jeffersonienne, il semblait réellement désireux d’éliminer les dysfonctionnements et les injustices les plus flagrants du régime de son père.

Même après le début de la guerre, des observateurs respectables exprimèrent leur confiance en Saïf. Dans une tribune libre du New York Times, Curt Weldon, un ancien membre républicain du Congrès américain originaire de Pennsylvanie qui avait effectué dix mandats, écrivit que Saïf « pourrait jouer un rôle constructif en tant que membre du Comité pour définir une nouvelle structure de gouvernement ou une nouvelle constitution. » Au lieu de quoi, des miliciens encouragés par l’OTAN capturèrent et jetèrent en prison le fils de Kadhafi. Dans une interview donnée en détention au journaliste Franklin Lamb en octobre 2014, Saïf exprima ses regrets : « Nous étions sur le chemin de réformes importantes, et mon père m’avait donné la responsabilité de les conduire. Malheureusement, la révolte est arrivée, et les deux camps ont commis des erreurs qui permettent aujourd’hui à des groupes islamistes extrémistes tels que Daesh [l’EI] de ramasser les morceaux et de transformer la Libye en une entité fondamentaliste extrême. »

LES LEÇONS DE LA LIBYE
Obama admet aussi des regrets concernant la Libye, mais il en a malheureusement retiré un mauvais enseignement. « Je pense que nous avons sous-estimé […] la nécessité d’intervenir à pleine puissance, » déclara le président à l’éditorialiste du New York Times Thomas Friedman en août 2014. « Si vous faites ça, » a-t-il développé, « il doit y avoir un effort beaucoup plus agressif de reconstruction des sociétés. »

Mais c’est exactement la mauvaise recette. L’erreur en Libye n’a pas consisté en un effort inadéquat après l’intervention, mais bien en premier lieu, dans la décision même d’intervenir. Dans des cas comme la Libye, où un gouvernement essaye d’étouffer une rébellion, une intervention militaire a de fortes chances de provoquer un retour de bâton en favorisant la violence, la chute de l’État et le terrorisme. La perspective d’une intervention crée également des incitations perverses pour des milices, à provoquer des représailles gouvernementales puis à hurler au génocide afin d’attirer l’aide étrangère – le risque moral qu’encourt toute intervention humanitaire.

La véritable leçon à tirer de la Libye est que lorsqu’un État cible précisément des rebelles, la communauté internationale doit se retenir de lancer une campagne militaire sur des bases humanitaires pour aider les militants. Le public occidental devrait également se méfier de rebelles cyniques qui exagèrent non seulement la violence de l’État mais aussi leur propre soutien populaire. Même quand un régime est très imparfait, comme l’était celui de Kadhafi, une intervention risque seulement d’alimenter la guerre civile – déstabilisant le pays, mettant en danger la vie des civils et ouvrant la voie aux extrémistes. Une conduite prudente consiste à promouvoir des réformes pacifiques du genre de celles que le fils de Kadhafi, Saïf, cherchait à réaliser.

L’intervention humanitaire devrait être réservée aux rares circonstances où des civils sont visés et où l’action militaire peut faire plus de bien que de mal, comme au Rwanda en 1994, pour lequel j’ai estimé qu’une opération menée à temps aurait pu sauver près de 100 000 vies. Évidemment, les grandes puissances peuvent vouloir faire usage de la force à l’étranger pour d’autres raisons – pour combattre le terrorisme, éviter la prolifération nucléaire ou renverser un dictateur dangereux. Mais elles ne doivent pas prétendre que la guerre qui en découle est humanitaire, ou se montrer surprises quand elle provoque la mort de nombreux civils innocents.

Source : Foreign Affairs29
Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.

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