Revue de presse : Le Saker francophone – Extrait (14/3/16)*
…(…)… Une partition de la Syrie ?
En retirant leurs forces, les Russes pourraient être en train de donner le signal aux États-Unis qu’ils sont libres d’avoir leur petite guerre victorieuse contre Daech. Mais cela pourrait aussi être un piège. Si vous considérez l’échec total de l’armée des États-Unis en Afghanistan et en Irak, vous pourriez vous demander pourquoi ils feraient subitement mieux en Syrie, surtout en considérant qu’en plus de Daech, ils pourraient aussi se retrouver face à face avec des combattants iraniens et du Hezbollah. En outre, contrairement aux Forces aérospatiales russes, les Américains engageront des troupes terrestres et celles-ci ont beaucoup plus tendance à s’enliser dans de longues opérations de contre-insurrection. Si j’étais un conseiller militaire américain, je mettrais en garde mes commandants contre une opération au sol en Syrie même si les Russes sont partis.
Et si les Américains réussissent, pourtant ? Après tout, Daech a pris des mauvais coups, et pourrait-il éventuellement être au moins chassé de Raqqa ? Peut-être. Mais si cela arrive, alors la question deviendra celle de savoir si les Américains tenteront d’atteindre une partition de facto de la Syrie (de jure ils ne pourront pas puisqu’une résolution du Conseil de sécurité des Nations Unies a expressément appelé à un État unitaire).
La partition de la Syrie a été, et est encore, le but à long terme des Israéliens. Si on considère l’immense pouvoir des néocons aujourd’hui (et peu importe une présidence de Hillary !), les chances que les États-Unis tentent de partitionner la Syrie sont immenses.
Et qu’en est-il si les Américains échouent ou ne saisissent même pas la perche et restent hors de la Syrie ? Est-ce que le retrait russe ne risque pas d’abandonner l’est de la Syrie aux mains de Daech ? Est-ce que ce ne serait pas une autre partition de facto du pays? Peut-être. Encore une fois, c’est un risque réel.
Enfin, si les Turcs et leurs alliés saoudiens ne l’envahissent pas, cela déboucherait presque certainement sur une partition de la Syrie, puisqu’il est peu probable que le gouvernement puisse l’emporter sur Daech et en même temps sur la Turquie et les Saoudiens. L’Iran, évidemment, le pourrait, mais cela ouvrirait la porte à une escalade majeure menaçant la région entière.
Je pense que le risque de partition de la Syrie est, hélas, tout à fait réel. Cependant, cela étant dit, j’aimerais rappeler à tout le monde que la Russie n’a pas l’obligation morale ou légale de préserver à elle seule l’intégrité territoriale de la Syrie. En termes strictement juridiques, c’est une obligation pour chaque pays sur la terre (à cause de la Charte des Nations Unies et de la récente résolution du Conseil de sécurité) et, en termes moraux, c’est d’abord et avant tout l’obligation du peuple syrien lui-même. Je pense qu’il serait louable que la Russie fasse tout ce qu’elle peut pour prévenir une partition de la Syrie, et j’ai confiance que la Russie fera son possible, mais cela ne signifie pas que c’est une obligation pour elle.
Des options et des opérations russes futures?
Je veux attirer votre attention sur ces mots de Poutine : «Je considère que les objectifs qui ont été fixés au ministère de la Défense ont été globalement atteints.» Pour ceux qui ne sont pas familiers avec le contexte (l’évaluation d’une opération militaire), cela pourrait sonner comme une approbation totale. Ce n’est pas le cas. Dans la terminologie militaire russe, «globalement accompli» est mieux que «satisfaisant» et à peu près équivalent à «bon», mais pas à «excellent». Poutine ne dit pas que la performance des forces russes était moins que parfaite, mais que les buts fixés au départ n’ont pas été totalement/parfaitement atteints. Autrement dit, cela laisse la porte ouverte à une opération de réalisation des objectifs.
Le second passage intéressant dans la déclaration d’aujourd’hui est que Poutine a ajouté que «pour contrôler le respect des accords de cessez-le-feu dans la région, Moscou maintiendra sa base aérienne dans la province de Lattaquié et une base dans le port de Tartous».
Pour moi, la combinaison de ces deux déclarations indique la haute probabilité que les Russes gardent leurs options ouvertes. Premièrement, ils continueront à fournir aux Syriens du matériel, de la formation, des renseignements et des opérations spéciales et, deuxièmement, ils se garderont le choix de recourir à la puissance militaire si/quand c’est nécessaire. Non seulement la Russie conservera sa capacité de frapper depuis la mer Caspienne, la Méditerranée ou avec ses bombardiers à longue portée, mais elle est susceptible de laisser suffisamment de ressources et de personnel pré-positionnés à Tartous, Khmeimim et ailleurs en Syrie pour être prête à intervenir dans un délai très bref (disons dans le cas d’une attaque turque sur Lattaquié, par exemple).
Finalement, je suis confiant que parlant à la (nouvellement créée) opposition modérée, les Russes feront prudemment mais régulièrement des allusions à la nécessité de parvenir à un accord négocié avec le gouvernement syrien «de peur que la guerre ne reprenne avec une nouvelle intensité» (ou quelque chose de semblable). Gardez à l’esprit que, contrairement à leurs homologues étasuniens, les diplomates et les agents de renseignement russes comprennent vraiment leurs interlocuteurs, non seulement parce qu’ils parlent couramment les langues locales et comprennent leur culture, mais parce que la seule qualité importante attendue d’un diplomate ou d’un agent russe est sa capacité à comprendre les motifs réels, profonds, de la personne à laquelle il ou elle parle, afin de se mettre à sa place. J’ai déjà eu suffisamment d’expérience avec des diplomates et des agents de renseignement russes pour être sûr qu’ils sont déjà en train de discuter patiemment à toutes les personnalités importantes en position de pouvoir au sein de la soi-disant résistancemodérée afin de maximiser la participation de chacune d’elles à une solution négociée. Oh, bien sûr, il y aura de magnifiques discours dans les assemblées et les conférences plénières, mais l’effort essentiel sera porté dans des conversations informelles se déroulant dans des restaurants, des arrière-salles et divers hôtels, où les Russes feront ce qu’il faut pour transmettre à leurs interlocuteurs qu’ils ou elles ont un véritable intérêt personnel à une négociation réussie. Il y aura une quantité de promesses impliquant des négociations et des menaces voilées et tandis que certains, évidemment, résisteront à ce genre de douces pressions, l’effet cumulatif de ces réunions informelles sera crucial. Et si cela signifie préparer 500 différentes approches et techniques de négociations pour 500 contacts différents, les Russes mettront le personnel, le temps et les efforts nécessaires pour y arriver.
Évaluation
Il est actuellement trop tôt pour donner une évaluation catégorique du calendrier et des conséquences du retrait russe de Syrie. Mais gardons à l’esprit qu’il y a beaucoup de choses que nous ne savons pas. Ce que nous savons est que Sergei Lavrov a eu un emploi du temps absolument dément le mois dernier ou à peu près, et que les diplomates russes ont mené des négociations intenses avec toutes les puissances régionales. Je suis confiant dans le fait que les Russes ont planifié leur retrait au moins aussi soigneusement qu’ils ont préparé leur intervention et qu’ils ont laissé ouvertes autant d’options que possible. Par ailleurs, le grand avantage d’une décision unilatérale est que, contrairement à une décision prise dans le cadre d’un accord avec d’autres parties, elle peut aussi être annulée unilatéralement. Il a fallu quelques jours aux Russes pour lancer leur opération initiale même s’ils ont dû réaliser tout cela dans des conditions difficiles et sous le sceau du secret. Combien de temps leur faudrait-il pour revenir en Syrie si nécessaire ?
Au bout du compte, je fais simplement confiance à Vladimir Poutine. Non, pas seulement parce que je suis un fan de Poutine (ce que bien sûr je suis !), mais parce qu’il a toujours eu raison et a pris des décisions difficiles, et même risquées, qui finalement ont apporté à la Russie un nouveau succès imprévu.
Comme tout bon joueur d’échecs, Poutine sait que l’un des facteurs essentiels dans toute guerre est le temps, et jusqu’ici Poutine a chronométré superbement chaque mouvement. Oui, il y a eu des moments dans le passé où j’étais vraiment préoccupé par ce qui me semblait être trop attendre ou prendre des risques dangereux, mais à chaque fois mes craintes se sont révélées infondées. Et oui, je peux établir une longue liste de scénarios potentiellement catastrophiques pour la Syrie, mais je pense que cela n’aurait du sens que si Poutine avait, comme Obama, une liste longue et impressionnante d’échecs, de désastres, d’erreurs de calcul et de défaites embarrassantes à son actif. Mais ce n’est pas son cas. En fait, ce que je vois est une liste extraordinaire de succès obtenus dans des conditions difficiles. Et la clé du succès de Poutine pourrait bien être qu’il est un réaliste pur et dur.
La Russie est faible, encore. Oui, elle est plus forte que dans le passé et elle remonte très vite, mais elle est encore faible, en particulier si on la compare à un encore immense Empire anglo-sioniste dont les ressources écrasent celles de la Russie dans la plupart des domaines. Cependant, cette faiblesse comparative oblige aussi le Kremlin à être très prudent. Lorsqu’un empire est riche et puissant, être arrogant et surestimer ses propres capacités est loin d’être aussi mauvais que lorsqu’un pays beaucoup plus faible le fait. Regardez seulement les États-Unis sous Obama : ils sont passé d’une défaite humiliante et coûteuse à une autre – et pourtant ils sont toujours là et toujours puissants, presque aussi puissants qu’ils avaient coutume de l’être il y a dix ans. Alors qu’à long terme, le genre d’arrogance et d’incompétence crasse que nous observons actuellement chez les décideurs étasuniens débouchera sur l’effondrement inévitable de l’Empire, à moyen ou à court terme il n’a pas de prix vraiment cher à payer pour l’échec. Un seul exemple : pensez aux interventions militaires étasuniennes en Afghanistan et en Irak. Ce sont des échecs absolus, des désastres abjects d’une ampleur incalculable. Ils entreront dans l’Histoire parmi les pires erreurs de politique étrangère jamais commises. Et pourtant, en vous promenant dans le centre des villes de New York ou de San Francisco, vous ne penseriez jamais que vous visitez un pays qui vient de perdre deux grandes et longues guerres.
La Russie ne jouit pas d’un tel luxe de puissance, elle doit calculer et prévoir chaque mouvement avec une extrême précision. Exactement comme un funambule sans filet de sécurité, Poutine sait qu’un seul faux pas peut avoir des conséquences catastrophiques.
Retirer la plus grande partie de la force d’intervention militaire russe en Syrie maintenant est un geste courageux et potentiellement risqué, c’est sûr, mais je suis confiant que c’est aussi le bon. Seul le temps dira si ma confiance est justifiée ou non.