« Parler de “jihad” dans le cas des opérations terroristes est une aberration »
4 avril 2016
31 mars 2016
Dans le contexte actuel où les attentats terroristes bouleversent la vie des peuples des deux côtés de la Méditerranée, les analyses de Georges Corm, historien libanais, sont une bouffée d’oxygène pour résister à la théorie du « choc des civilisations ». Son dernier ouvrage, « Pensée et Politique dans le Monde Arabe », comble les lacunes de notre mémoire historique et constitue un puissant antidote au pessimisme ambiant. Dans cette interview accordée en exclusivité à Investig’Action, Georges Corm décortique également les motivations des départs de jeunes européens en Syrie, et dénonce l’hypocrisie de la gestion des réfugiés et les relations des pays occidentaux avec l’Arabie Saoudite.
Aujourd’hui, l’islamisme est pointé du doigt comme l’idéologie à la base du terrorisme. Partagez vous ce constat ?
Les actions terroristes n’ont pas d’idéologie, sinon un nihilisme mortifère. Elles se parent certes de slogans qui peuvent être de nature religieuse ou, autrefois marxiste, cela ne veut évidemment pas dire que la religion ou l’idéologie invoquée soient en cause. Il est très regrettable que dans le cas du terrorisme se réclamant de l’islam, le monde entier se soit mis à discuter du Coran et de la religion musulmane, en particulier depuis les attentats de septembre 2001. Tant que ce terrorisme se contentait de tuer d’autres musulmans, on se préoccupait peu de l’analyser et l’islam ne servait pas de clé d’explication des motivations supposées des groupements terroristes.
C’est lorsque ceux-ci s’en prennent à des Européens ou des Américains, que les médias se déchaînent sur le thème du choc de civilisation cher à Samuel Huntington et de l’antagonisme supposé entre un Occident judéo-chrétien et un Orient arabo-musulman. Ce thème débilitant et hautement fantaisiste a fait des ravages dans l’intelligentsia occidentale et musulmane. Il a justifié et légitimé l’invasion de l’Afghanistan puis de l’Irak par des coalitions armées dirigées par les Etats-Unis, sous prétexte de lutter contre le terrorisme. Or la lutte contre le terrorisme a toujours été faite par des moyens de police classique et d’infiltration des groupes le pratiquant. On n’avait jamais vu jusque là déployer des armées à grand frais et envahir et occuper des pays sous prétexte de lutte contre le terrorisme. Ceci bien sûr ne pouvait manquer de provoquer des résistances armées multiples et fanatiser des jeunes en quête d’exaltation morbide.
Quels pièges se cachent derrière l’usage tous azimuts de ce concept ?
Il faut commencer par rappeler que les phénomènes terroristes qui adoptent des slogans dits islamiques frappent d’abord et bien plus intensément et de façon continue depuis des décennies les pays arabes et d’autres pays musulmans. Parler de “jihad” dans le cas des opérations terroristes est une aberration, car lorsque des musulmans tuent de façon indiscriminée d’autres musulmans on ne peut qualifier cette barbarie de jihad.
Lorsque les opérations ont lieu en Europe, en l’absence de déclaration de guerre par une autorité étatique établie et légitime, des actes hostiles et violents à l’initiative d’individus déviants ou illuminés ne sont que des actes destinés à semer le trouble et à créer artificiellement des situations de conflits, de haine ou de guerres sous le slogan de “guerres de civilisations” ou de “religion”.
Le jihad a d’ailleurs deux significations : l’une morale qui équivaut à la perfection de soi, la signification de ce mot signifiant “effort” ; l’autre défensive pour arrêter un envahisseur ou un occupant. En tous cas, le terrorisme d’organisations meurtrières se réclamant de l’Islam ne peut trouver aucune justification dans le droit traditionnel musulman lui-même (la sharia). Lorsqu’il s’exerce à l’encontre d’autres musulmans il vise à créer des situations de guerres civiles à l’intérieur même de la “communauté des croyants” et à ce titre il est condamnable du point de vue du droit musulman classique.
Il faut ensuite pour comprendre cette multiplication aberrante d’un terrorisme se réclamant de la religion musulmane rappeler la politique délibérée des Etats-Unis d’instrumentaliser la religion comme arme de destruction massive dans le cadre de la guerre froide. Il s’agissait alors pour eux de faire reculer l’influence idéologique, politique et militaire de l’URSS dans le monde arabe et ailleurs dans le monde musulman, présence qui s’était considérablement développée au cours des années 1950-1970.
Pour cela, les Etats-Unis vont mobiliser des alliés très complaisants…
Oui. Tout d’abord l’Arabie Saoudite, dont le régime politique se réclame de la conception la plus rigoriste et extrême de la religion musulmane, apparue au milieu du XVIIIè siècle au centre de la péninsule arabique. Il s’agit du wahhabisme qui deviendra l’idéologie officielle du royaume dès sa naissance dans les années 1920, cette forme intolérante de pratique de la religion ayant été jusque là considérée le plus souvent comme hérétique.
Ce royaume fut d’ailleurs constitué par la force brute avec l’aide de l’armée britannique pour faire avorter les demandes de constitution d’un royaume arabe unifié, moderne et ouvert sur le monde dont les Anglais avaient fait la promesse à la famille Hachémite régnante dans la province du Hedjaz, en retour de la constitution de régiments militaires arabes venant prêter main forte aux alliés contre l’Empire ottoman. La famille des Saoud ne disposant d’aucune légitimité historique dans les vastes régions de la péninsule Arabique qu’elle va occuper par la violence armée avec le soutien et le financement britannique va choisir d’exporter cette conception d’un régime islamique pur et dur dans les pays arabes et musulmans. Elle soutiendra vigoureusement partout dans ces pays la naissance et le développement de tels mouvements islamiques, en particulier celui dit des « Frères musulmans » en Egypte, de façon à mettre en échec les aspirations révolutionnaires et nationalistes arabes.
Quels sont les principaux jalons de ce processus historique ?
Au début des années 1970 et grâce à l’augmentation fabuleuse de ses revenus pétroliers, l’Arabie saoudite fonde l’organisation des Etats islamiques, ainsi que la Banque islamique de développement. En 1979, sur demande américaine, l’Arabie saoudite, de concert avec le Pakistan, autre Etat à pratique musulmane rigoriste et excessive et à faible légitimité lui aussi, entraîne militairement des dizaines de milliers de jeunes arabes pour les envoyer se battre en Afghanistan contre l’armée soviétique venue au secours d’un régime moderniste pro soviétique.
Cet enrôlement se fait sous couvert d’une idéologie dite « jihadiste » commandant de se battre contre les « infidèles » athées ou païens. Plutôt que de penser contribuer à libérer la Palestine, l’Arabie saoudite veut ainsi libérer l’Afghanistan avec qui le monde arabe et elle-même n’ont aucune relation depuis des siècles, que ce soit sur le plan culturel, commercial, ou économique. Cette action évite à l’armée américaine, traumatisée par sa défaite au Vietnam d’avoir à envoyer elle-même des troupes au sol. Cela fait donc penser à une armée de mercenaires et non à un mouvement de libération national.
Le résultat sera la constitution de l’organisation d’Al Qaëda sous la direction de l’un des fils d’une des grandes familles fortunées du royaume saoudien, Oussama Ben Laden. Une armée de prétendus jidahistes de toutes le nationalités de nombreux pays musulmans sera ainsi recrutée et formée qui plus tard fera le coup de feu en Bosnie, puis en Tchétchénie, puis en Albanie et aujourd’hui en Libye, Syrie et en Irak, mais aussi en Tunisie, au Liban, au Pakistan, en Indonésie, sans oublier le Caucase, les Philippines et même le Xing Kiang chinois, province à majorité musulmane.
L’histoire d’Al Qaëda aurait été la conséquence directe des pétrodollars. Par quel biais son influence et sa force de frappe se sont-ils renouvelées au sein des actuelles filières terroristes ?
La manipulation du religieux par les Etats-Unis et de nombreux Etats européens va reprendre de plus belle à partir de 2011 avec le dérapage des révoltes arabes et les interventions militaires externes en Libye puis surtout en Syrie. La démonisation du chef de l’Etat syrien par les déclarations des dirigeants européens et particulièrement français, ainsi que par les dirigeants américains, va alors tout normalement pousser de jeunes français de confession musulmane et même parfois non musulmans à aller se battre en Syrie sous la bannière des slogans des organisations terroristes pourtant qualifiées de “révolutionnaires” et de “libératrices” du joug de la famille Assad.
La Turquie membre de l’OTAN, mais dirigée par un parti se réclamant de l’islam, l’AKP, servira de centre de transit pour tous ces jeunes aveuglés par la propagande française, européenne et américaine ; elle assurera de plus une bonne partie de la logistique des organisations terroristes, cependant que le Qatar et d’autres Etats pétroliers de la péninsule Arabique en seront les financiers et que les Etats-Unis entraîneront militairement des milliers de recrues, en ayant recours à la justification de l’existence de groupes “modérés” d’opposition au redoutable et sanguinaire Bachar El Assad, selon eux.
Depuis l’invasion des Etats-Unis en Irak, les guerres ne cessent de se multiplier sous nos yeux. L’intervention française en Libye semble avoir eu un rôle considérable dans l’aggravation du phénomène complexe lié au terrorisme. Quels sont les principales responsabilités dans les attentats terroristes qui frappent aujourd’hui un peu partout ?
Il me paraît que la responsabilité des membres de l’OTAN dont la politique est exclusivement définie et menée par les Etats-Unis est écrasante. Les membres d’Al Quaëda ont longtemps été considérés comme des “combattants de la liberté” par tous les médias et certains travaux académiques aux ordres durant la première guerre d’Afghanistan contre l’armée soviétique venue dans ce pays au secours d’un gouvernement prosoviétique et moderniste.
Quelques années plus tard, l’invasion de l’Irak (2003), puis la déstabilisation violente de la Libye et de la Syrie (en 2011) et aujourd’hui depuis 2015 celle du malheureux Yémen qui a fait l’objet d’une agression caractérisée de l’Arabie saoudite et ses alliés des principautés pétrolières de la Péninsule arabique : autant d’initiatives très favorables menées par les membres de l’OTAN et de ses alliés arabes permettant ce développement effréné des groupements terroristes.
Ceci a permis au prétendu Etat islamique au Levant (ISIL-Daëch) de conquérir très facilement d’énormes territoires en Irak et en Syrie, sans que la coalition américaine contre cette organisation terroriste n’ait eu le moindre impact pour contrer cette extension ; à la seule exception de la protection effective accordée à la région autonome kurde d’Irak, que les Etats-Unis ont mis en place dès les années 1990. Dans ce cas, des équipements militaires et des soutiens logistiques ont été assurés dans la plus extrême célérité par l’armée américaine aux combattants kurdes, ce qui aura permis d’éviter l’extension de la domination de Daëch sur cette province kurde irakienne, devenue depuis sa création un protectorat direct des Etats-Unis.
En fait, pour qu’il soit mis un frein à cette extension territoriale de Daëch et autres organisations terroristes aux slogans islamiques en Irak, comme en Syrie, il aura fallu l’assistance militaire iranienne fournie à ces deux pays, puis surtout l’arrivée de l’aviation russe en Syrie et sa campagne de bombardements massifs des installations de cette organisation terroriste et de ses différentes émanations pour l’affaiblir durablement. D’autant que les bombardements ont permis de paralyser le trafic pétrolier bénéficiant à l’organisation terroriste et mené au grand jour avec la Turquie depuis 2014.
Ces responsabilités qui ne sont pas assumées, sont-elles donc liées au fait que les discours politiques et médiatiques en Europe ne s’intéressent jamais aux victimes du terrorisme irakiennes, syriennes ou égyptiennes ?
Oui, tant que des musulmans tuent d’autres musulmans, pourquoi s’émouvoir en Europe ? On se contentera de s’émouvoir sur ce que ces organisations terroristes font subir aux Chrétiens ou aux Yézidis des pays arabes, mais évidemment pas à d’autres musulmans surtout s’ils sont chiites, car l’irresponsabilité des milieux politiques et médiatiques de l’OTAN va jusqu’à considérer les composantes chiites des populations arabes comme source de terrorisme, en particulier pour ce qui est du Hezbollah libanais, vraisemblablement et inconsciemment en punition du fait d’avoir réussi en 2000 à libérer le sud du Liban de 28 ans d’occupation israélienne, sans aucune contrepartie politique ou militaire (comme le cas de l’accord de Camp David avec l’Egypte en 1979) et d’avoir en outre empêché le retour de cette occupation du fait de la nouvelle agression perpétrée contre le Liban, et plus particulièrement les zones tenues par le Hezbollah, par l’armée israélienne en 2006, mais aussi le fait d’être présent en Syrie où il contribue à défendre les frontières du Liban contre les nombreuses infiltrations terroristes en provenance du territoire syrien.
C’est évidemment le monde à l’envers. On rappellera ici que Condoleeza Rice, ministre des affaires étrangères des Etats-Unis avait déclaré que les souffrances entraînées par cette nouvelle agression israélienne contre le Liban étaient celles de “l’enfantement du nouveau Moyen-Orient” remodelé par les Etats-Unis. Aussi est-il certain que les vieilles démocraties filent du mauvais coton depuis l’installation de l’hégémonie des néoconservateurs aux Etats-Unis qui a produit aussi des effets désastreux d’aveuglement géopolitique en Europe.
Comment redresser cette tendance ?
Pour cela il faudrait que les démocrates de ces pays demandent des comptes à leurs gouvernements sur toutes ces aventures extérieures militaires coûteuses qui ne produisent que le chaos et des victimes locales par plusieurs centaines de milliers. Par ailleurs, il faut bien voir que la dynamique des violences dans le monde arabe est d’autant plus compliquée à appréhender qu’une violence verbale exceptionnelle se manifeste depuis plusieurs années dans les discours des dirigeants politiques américains et européens qui présentent les événements complexes dont est l’objet le monde arabe dans une approche manichéenne sous l’angle d’une dichotomie entre des « bons » arabes (dits modérés et même des organisations terroristes dites modérées dans le cas de la Syrie) et des méchants « arabes » dits radicaux (ceux qui s’opposent à l’hégémonie américaine et à la continuation de la colonisation de la Palestine par Israël).
En permanence, les médias, mais aussi les think tanks ou certains travaux académiques répercutent une façon binaire et simpliste de voir ces événements, au détriment de toute analyse mesurée de la complexité des événements, de l’identité des acteurs des violences et de ceux qui les soutiennent. Est ainsi écartée toute approche multifactorielle d’un conflit qui est celle de la politologie classique. J’ai consacré d’ailleurs en 2013 un ouvrage à déconstruire et dénoncer cette approche simpliste qui vise à annihiler la compréhension de la complexité des événements (1). Lorsqu’il en est ainsi, le fonctionnement de la démocratie et de la libre discussion rationnelle est paralysée et c’est un totalitarisme qui règne sur la présentation totalement biaisée des conflits.
D’après vous, quel rôle joue l’Arabie Saoudite dans le conflit syrien ?
Le rôle est évidemment très négatif. C’est l’Arabie saoudite principalement, mais aussi la France, le Qatar et la Turquie qui ont coopté les membres du conseil syrien de l’opposition qui siège d’ailleurs aujourd’hui dans la capitale saoudienne. De plus, il s’est constitué désormais un axe de faucons comprenant Israël, l’Arabie saoudite et la France qui s’est opposé jusqu’à récemment à tout apaisement en Syrie, mais qui s’était opposé aussi de façon virulente à l’accord nucléaire avec l’Iran. Mais dans le cas syrien, cet axe a été renforcé par l’activisme du Qatar et celui de la Turquie.
Heureusement, dans le cas iranien, comme dans le cas syrien, le président Obama a tempéré les ardeurs des très nombreux faucons dans les rangs des républicains et même parfois des démocrates comme Madame Clinton. J’ajouterai que récemment sous pression de l’Arabie saoudite, le Hezbollah libanais a été déclaré “organisation terroriste” par la Ligue des Etats arabes et le Conseil de coopération du Golfe (Arabie saoudite, Qatar, Koweit, Emirats arabes unis, Bahreïn), sous haute influence saoudienne et celle de l’OTAN. Ce qui est un comble.
Enfin, ne faut-il pas ici rappeler que l’Arabie saoudite a envahi l’émirat de Bahreïn en 2011 pour mettre fin à la révolte d’une large partie de la population de ce pays qui a été exclue de la prospérité pétrolière. Il se fait que cette partie de la population est chiite et il était normal que dans le sillage des révoltes populaires dans presque tous les pays arabes, elle manifeste pour des réformes socio-économiques et politiques. Il convient de même de rappeler la violence extrême pratiquée par l’Arabie saoudite au Yémen sous prétexte de rébellion houthite, soit celle des anciens partisans de l’Imam Yehia, détrôné en 1962 par un coup d’Etat militaire, alors que l’Arabie avait très longtemps soutenu ces houthites dans l’espoir de rétablir un régime monarchique autoritaire dans ce pays.
On présente souvent l’actualité soit du point de vue des affects, soit d’un choc culturel et religieux. Pourtant nos jeunes ont besoin d’analyses économiques et géostratégiques…Comment peut-on former une jeunesse qui changera le cours des événements plutôt que de s’y soumettre ?
J’ai déjà évoqué le binarisme simpliste des analyses des situations complexes du Moyen-Orient. J’ai autrefois suggéré la création d’un Observatoire des conflits qui aurait le courage de dénoncer les interventions déstabilisatrices de grandes puissances ou de puissances régionales qui jetteraient de l’huile sur le feu des situations de tension au lieu de tenter de les apaiser.
Mais j’ajouterai que je pense urgent de lutter contre l’idéologie du choc de civilisations qui s’est infiltrée dans tous les discours et qui est devenue une sorte de prophétie auto-réalisatrice à partir du moment où l’on a déployé des armées et non des moyens de police classique pour lutter contre un terrorisme largement soutenu, au gré des causes, par les membres de l’OTAN. Cette idéologie est hautement fantaisiste et malfaisante, il faut sans répit le démontrer.
D’abord, seuls les Etats entrent en conflit et toujours pour des motifs de puissance profane ; les civilisations elles sont en interaction positive ou s’ignorent suivant les intérêts profanes des dirigeants des Etats. Ensuite, accepter de promouvoir un dialogue des civilisations ou des cultures ou des religions, comme antidote à la thèse du choc, c’est en fait renforcer cette thèse, puisque la raison du dialogue qui prétend contribuer à la paix vient confirmer la thèse que les civilisations, cultures ou religions constitueraient les vraies causes des conflits et non point l’ambition et le manque de scrupule des dirigeants politiques.
Il faut ensuite rappeler, dans ce contexte, que la quasi-totalité des Etats qui se disent musulmans, même lorsqu’ils pratiquent des formes extrêmes et très peu conformes à l’esprit de la religion musulmane, mais aussi totalement incompatibles avec la conception des droits de l’homme, tels que l’Arabie saoudite ou le Pakistan, sont des alliés indéfectibles des Etats-Unis (à l’exception de l’Iran et de la Syrie) ; que les élites de ces pays envoient leurs enfants non point à la Mecque ou à Islamabad faire leurs études, mais bien dans les grandes universités européennes et américaines et que des dizaines de milliers d’entre eux choisissent de demeurer en Europe ou aux Etats-Unis après la fin de leurs études.
Enfin, que pour ce qui est des couches pauvres et marginalisées de la population de ces pays, elles ne rêvent que d’émigrer en Europe ou aux Etats-Unis et souvent au péril de la vie des migrants et de leur famille en traversant la méditerranée. Où se trouve donc le conflit ?
Lorsque l’on rappelle ces faits élémentaires, qui sont toujours passés sous silence dans les médias et souvent dans la recherche académique, on voit bien que l’idéologie huntingtonienne n’est qu’un délire raciste à combattre sans arrêt. Ce n’est qu’une vieille reprise du racisme virulent du XIXè siècle européen qui avait divisé le monde en deux entités imaginaires : la race noble et raffinée des Aryens et la race inférieure des Sémites à l’esprit lourd, incarnée pour Ernest Renan dans l’islam.
Aussi, ne faut-il pas être étonné comme en témoignent les réactions officielles aux dernières opérations terroristes en France et en Belgique, qu’aient été servis les mêmes discours vides et creux que ceux de l’ex-président américain George W. Bush : nous sommes en guerre et les terroristes en veulent à nos valeurs démocratiques et à nos libertés.
Le discours des va-t-en guerre d’hier et d’aujourd’hui se ressemblent en effet comme deux gouttes d’eau. Cette mystification de la violence cache pourtant une caution bien réelle…
Ces discours sont issus en droite ligne de l’idéologie huntingtonienne et sont totalement détachés des réalités et complexités d’un terrorisme si bien manipulé, voire favorisé en certaines situations, qu’il peut désormais s’étendre hors du monde musulman. Si aujourd’hui les organisations terroristes prospèrent, c’est bien du fait de tant d’interventions militaires externes et d’occupations et de manipulation de ces mouvements dont l’origine, il ne faut jamais l’oublier, remonte à la guerre d’Afghanistan de 1979 à 1989.
Aujourd’hui c’est en Irak, Syrie, au Yémen, en Somalie et en Libye et en Afrique sub-saharienne, notamment au Nigeria, que ces organisations prospèrent et ont pu être soutenues au gré des circonstances par tel ou tel membre de l’OTAN, sans parler des soutiens de l’Arabie saoudite et du Qatar. Ces soutiens sont liés au désir des Etats-Unis à la fois de remodelage des Etats arabes et celui d’assurer la pérennisation de la sécurité de l’Etat d’Israël. Rappelons ici que l’idée même de créer cet Etat remonte aux persécutions subies par les communautés juives d’Europe qui ont culminé dans le génocide pratiqué par l’Europe sous domination nazie. L’Etat d’Israël apparaît ainsi aux yeux européens un juste “accomplissement de l’histoire” en réparation des persécutions et de l’Holocauste.
Aux yeux américains, “l’épopée” israélienne accomplit les dires et récits de l’Ancien testament. N’oublions pas que la culture et le nationalisme américains ont puisé une large partie de leurs sources dans le puritanisme protestant des premiers colons, lesquels avaient considéré que le continent américain était une nouvelle Terre promise par Dieu.
Aussi, les Etats-Unis devenus puissance impériale ne pouvaient manquer d’appuyer sans restriction cette résurrection de l’ancienne “Terre promise” hébraïque en Palestine afin que ce nouvel Etat puisse définitivement absorber toute la Palestine. D’où un appui sans limites à la colonisation de la Palestine, en infraction à toutes les règles du droit international contemporain et des principes humanitaires. D’où aussi la qualification de toute résistance locale à la judaïsation de la Palestine comme étant du terrorisme, qu’il s’agisse des Palestiniens qui tentent de façon tout à fait légitime de secouer leur joug et d’empêcher l’irréparable ou du Hezbollah qui a défié avec succès cette hégémonie militaire israélienne. On remarquera ici que ce mauvais usage du terme terroriste est aussi celui de la Turquie qui l’applique au mouvement kurde indépendantiste, ou du moins autonomiste.
Depuis le début du conflit en Syrie, votre pays le Liban a accueilli plus d’un million de réfugiés en provenance du pays voisin. Quelle est la situation au Liban aujourd’hui ?
Le Liban constitue un modèle sur le plan de la capacité qu’il a démontré à recevoir sur son minuscule territoire de 10 000 km² plus d’un million de réfugiés syriens, soit l’équivalent d’un quart de sa population, auxquels s’ajoutent plus de 300 000 réfugiés palestiniens environ et de nombreux réfugiés irakiens et kurdes. L’Etat avec ses moyens très limités fait de son mieux pour ouvrir ses écoles aux enfants des réfugiés, les grandes organisations caritatives libanaises se sont admirablement mobilisées, enfin beaucoup de réfugiés ont trouvé des opportunités d’emploi à basse qualification (ouvriers du bâtiment et de l’agriculture entre autres).
Cet afflux massif de réfugiés n’a pas entraîné une augmentation de la criminalité dans le pays et jusqu’ici ne menace pas la stabilité du pays. Toutefois, leur présence peut probablement faciliter les infiltrations de terroristes au Liban qui a été victime depuis 2011 de nombreux attentats à la voiture piégée. De même, les deux organisations terroristes Al Nosra et Daëch ont réussi à enlever une trentaine de militaires et policiers dont certains ont eu la gorge tranchée aux confins du Liban près de la frontière avec la Syrie. Malheureusement, certaines forces politiques libanaises sous haute influence saoudienne et qatari tentent d’empêcher l’armée libanaise de prendre toutes mesures qui s’imposent face à de telles agressions.
Mais les problèmes du Liban sont très nombreux : blocages constitutionnels puisque la chambre des députés s’est auto-prorogée sans raison valable depuis 2013, année où auraient dû se tenir de nouvelles élections. De plus, ce parlement auto-prorogé n’arrive pas à trouver un consensus sur l’élection d’un président de la république dont le siège est vacant depuis 2014. Enfin, le gouvernement est totalement inefficace à assurer les principaux services publics et la corruption est généralisée. Toutefois, les services de sécurité et l’armée (souvent aidés par le Hezbollah) ont réussi à arrêter la vague d’attentats terroristes en provenance des organisations terroristes présentes en Syrie (au titre d’une prétendue révolution démocratique), sans toutefois parvenir à contrôler encore totalement la frontière avec la Syrie.
Mais lorsque l’on voit le chaos sanglant dans les pays voisins, le Liban tient bon contre vents et marées et malgré l’hostilité que lui manifeste depuis un mois l’Arabie saoudite qui a suspendu de façon surprenante il y quelques semaines l’aide militaire de 3 milliards de dollars accordée en 2013-2014 qu’elle était censée accorder au Liban, via des livraisons d’équipements et de munitions françaises. Les livraisons déjà effectuées par la France à ce titre étant de toutes façon négligeables.
Dans votre dernier livre « Pensée et Politique dans le Monde Arabe » vous offrez un panorama des courants réformistes et progressistes qui ont nourri la philosophie et l’histoire politique du monde arabe. Ces idées, restent-elles une graine d’espoir pour la région ?
Oui, je le pense et le but de mon ouvrage était de combler ce trou de la mémoire historique arabe sur la richesse et la vivacité de la culture et de la pensée arabes, mémoire oblitérée par le déferlement des courants islamiques alimentés à grand frais par les financements saoudiens mais aussi des travaux académiques de piètre qualité qui ont réussi à faire croire que l’esprit arabe était bloqué dans un invariant d’ordre religieux. Mon ouvrage montre que contrairement à tout ce qui peut se dire ou s’écrire l’islam n’est pas une religion monolithique et insécable et « l’esprit arabe » n’est pas fait d’une culture unique de nature théologique.
La culture arabe, avant comme après l’avènement de cette religion, est d’abord une culture basée sur la poésie profane, et notamment la poésie amoureuse, l’art de la rhétorique, la richesse d’une langue qui a servi de véhicule à une civilisation arabo-islamique (aujourd’hui éteinte, ce que l’on oublie) qui a fait avancer de nombreuses sciences dont la médecine, les mathématiques, l’astronomie, la géographie, aussi bien que la philosophie. L’Islam est aussi une religion qui n’a pas eu de mal à coexister avec d’autres religions partout dans le monde jusqu’à ce que l’instrumentalisation de cette religion devienne un élément majeur de la stratégie de lutte américaine contre l’Union soviétique et que beaucoup de régimes arabes (ainsi que l’Iran) fassent eux aussi la promotion de diverses formes de “radicalisme” islamique ou d’instrumentalisation de cette religion comme moyen de maintien de leur hégémonie sur des populations en quête de leur émancipation et de leurs libertés fondamentales. C’est pourquoi ce livre se veut pour les jeunes générations d’arabes une porte sur l’avenir qui ne peut s’ouvrir sans la connaissance de la vraie richesse du patrimoine et de la culture (2).
J’ajouterai que parmi les causes rarement évoquées de l’explosion du nombre de candidats au terrorisme, il y a celles relatives à l’échec répété de l’industrialisation dans le monde arabe. La rente pétrolière dont le montant a explosé depuis 1973, au lieu d’être investie dans l’acquisition des sciences et des technologies de façon à supprimer le chômage massif des jeunes arabes, a largement été employée à financer la littérature des nombreux mouvements d’islam dit “politique” dans la conception étriquée du wahhabisme saoudien ou du régime du gouvernement pakistanais qui voit son pays comme celui des “Purs” en raison de la radicalité de l’islam pratiqué qui supprime elle aussi toute liberté individuelle. Cette rente a souvent aussi été investie dans d’innombrables achats immobiliers en Europe, aux Etats-Unis et dans d’autres pays arabes, dont le Liban.
C’est ainsi que toute l’oeuvre des grands réformistes musulmans arabes du XIXè siècle et de la moitié du XXè siècle a été totalement marginalisée, voire traitée de “non authentique”, parce que supposée avoir été trop influencée par la philosophie des Lumières européennes. A leur place, trois théoriciens illuminés, tels que l’égyptien Sayyed Qotb, membre de la confrérie des Frères musulmans, le Pakistanais Al Mawdoudi, qui tous deux ont prêché la souveraineté de Dieu sur tout gouvernement humain, mais aussi le juriste arabe du XIVè siècle Ibn Taymiyya, ont été intronisés comme incarnant le vrai “islam”, non corrompu par la modernité européenne.
Dans l’oeuvre immense de milliers de juristes musulmans depuis la fin du VIIè siècle, seuls les trois auteurs sont aujourd’hui promus comme incarnant la théologie authentique de la religion musulmane. Un vrai scandale académique, d’autant que l’enseignement universitaire en Europe et aux Etats-Unis s’est pratiquement exclusivement penché sur eux et ne s’est plus intéressé qu’aux mouvements d’islam politique, beaucoup d’universitaires ne faisant plus que des travaux de recherches sur tous les partis et groupuscules se réclamant d’un activisme islamique, en ignorance complète des évolutions et manipulations géopolitiques depuis l’époque de la guerre froide.
C’est plus faire un travail de renseignement et de police qu’un travail utile sur les évolutions des sociétés, les raisons des échecs des expériences diverses d’industrialisation, les causes réelles d’absence d’opportunités d’emplois décents pour faire face à l’explosion démographique, l’absence de capacité d’innovation, etc… Autant de thèmes quasi-absents de toute la recherche académique sur le monde arabe, désormais fondu dans la nébuleuse islamique “mondialisée”.
Il existe certes des travaux de sociologie, mais la plupart sont orientés et menés dans l’optique exclusive de l’hégémonie supposée de la religion musulmane sur tous les aspects de la vie des sociétés arabes : Islam et politique, Islam et société, Islam et le sexe, féminisme défini immédiatement comme islamique, etc…, travaux qui présentent rarement un intérêt académique, autre que celui de confirmer une vision de la religion musulmane, omniprésente et omnipotente, sans référence à tous les financements reçus pour “islamiser” la vie de ces sociétés.
La jeunesse arabe saura-t-elle séparer le bon grain de l’ivraie ?
Il faut espérer que la jeune génération d’Arabes, celle qui est descendue manifester avec enthousiasme dans les rues de toutes les capitales au printemps arabe, saura briser à nouveau le carcan dans lequel cette jeunesse est enfermée depuis un demi-siècle où le seul horizon supposé est celui d’un islam dit modéré opposé à un islam dit radical. Sur ce plan, la dénonciation de l’utilisation aberrante de la richesse issue de la rente pétrolière et gazière devrait devenir un thème majeur des recherches académiques. Car, rappelons-le, le PIB par habitant dans la majorité des pays arabes était plus élevé au début des années 1960 que celui des Coréens du sud, des Singapouriens, des Taïwanais et des Chinois continentaux qui ont bâti des économies dynamiques et innovantes et intégré le monde des sciences et de la technologie.
Que s’est-il donc passé pourrait-on dire, plagiant l’interrogation malveillante – et mal placée – de l’orientaliste néo-conservateur proche d’Israël, Bernard Lewis, à propos des relations entre les Musulmans et l’Occident ? La rente pétrolière plutôt que d’assurer le développement socio-économique, technologique et scientifique des sociétés arabes a été dépensée à fabriquer du radicalisme religieux se réclamant de l’islam pour garder ces sociétés en esclavage et leur refuser l’accès à une vie digne.
Ce faisant les gouvernements concernés se sont gagnés la protection des Etats-Unis et de l’Europe qu’ils ont servilement aidé à réaliser leurs ambitions géopolitiques. Le chaos sanglant qui règne dans le monde arabe et dont ils portent une large part de responsabilité avec leurs protecteurs de l’OTAN permet à l’Etat d’Israël de continuer sans obstacle la colonisation du territoire palestinien tout entier. En contrepartie de services aussi éminents, le gouvernement américain et de nombreux gouvernements européens non seulement se sont tus sur la nature oppressive et autoritaire d’un pouvoir comme celui de l’Arabie saoudite, mais ils lui accordent, ainsi qu’au Pakistan et à la Turquie, qui se considère de plus en plus défenseur de l’islam politique, une protection morale internationale.
Il faut donc travailler des deux côtés de la Méditerranée à expliciter les enjeux brouillés et de plus en plus complexes des situations encourageant l’extension du terrorisme, dans l’espoir de faire advenir des changements qui mettront en échec les manigances des apprentis sorciers qui nous gouvernent ici et là, manigances dont les résultats semblent désormais les dépasser de plus en plus.
Notes :
1) Voir Georges Corm, Pour une lecture profane des conflits. Sur le « retour du religieux » dans les conflits contemporains au Moyen-Orient, La Découverte, Paris, 2013 ; on pourra voir aussi mon ouvrage antérieur Le phénomène religieux au XXIè siècle. Géopolitique et crise de la post-modernité. La Découverte, Paris, 2006.
2) Voir Georges Corm, Pensée et politique dans le monde arabe. Contextes historiques et problématiques. XIXè-XXIè siècle, La Découverte, Paris, 2015.
Source : Investig’Action