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28 mars 2024

La science au service de la «maximalisation des profits»?


 

Une influence de plus en plus grande sur la recherche scientifique

Rl. Les décisions d’achat ou même les décisions de première importance en politique sont influencées par les résultats de la recherche scientifique. Quand ces résultats sont unilatéraux, ils peuvent avoir des conséquences négatives. La recherche médicale sur le tabagisme en est un exemple flagrant. Il a fallu des décennies pour qu’on apprenne que des projets de recherche importants avaient été financés en secret par l’industrie du tabac.
Les résultats de ces recherches ont influencé de façon décisive la politique de santé publique et créé des entraves à une éducation sanitaire cohérente relative aux conséquences du tabagisme. Cela entraine encore de lourdes répercussions sur la santé de millions de fumeurs. A l’époque, des chercheurs qui avaient souligné les dangers du tabagisme ont fait l’objet de mises à l’écart ou ont été discrédités. Par contre, les méfaits de l’industrie du tabac sont restés pratiquement impunis!
Dans son livre «Gekaufte Forschung. Wissenschaft im Dienst der Konzerne» [La recherche à vendre ou la science au service des multinationales], l’économiste Christian Kreiss* en fournit de nombreux exemples, tels celui de l’industrie de tabac (p. 22ss.) et attire l’attention sur les conséquences d’une recherche unilatérale. Il se penche sur la question de savoir dans quelle mesure les intérêts économiques peuvent influencer le contenu de la recherche scientifique et ses résultats. Par ses connaissances dans le domaine de l’enseignement supérieur, il parvient à en retracer les effets les plus cachés.
Avec des exemples pris dans l’industrie pharmaceutique, l’industrie automobile, l’éducation, les multinationales de la finance, les assurances, le génie génétique ou l’internet, Kreiss met en évidence les liens de la recherche avec les financements externes. Il démontre également l’influence sur la recherche, exercée par des groupes économiques très puissants financièrement, au travers de fondations privées, de thèses de fin d’études, ou de la répartition des crédits destinés à la recherche.

  • Que faut-il conclure, lorsqu’un professeur de médecine prouve dans le cours de ses recherches que la consommation de chocolat est bonne pour le cœur? Après tout, c’est possible. Mais quelle est la valeur de cette assertion, quand on apprend que cette étude a été financée par Mars Inc., et que ce professeur a par la suite occupé une chaire sur l’alimentation infantile financée par Mars Inc. à l’Université de Californie? (p. 73)
  • Le cas Árpád Pusztai/Monsanto est plus connu. En 1988, Bill Clinton est directement intervenu pour le compte du groupe Monsanto, spécialisé en biotechnologie, auprès de Tony Blair afin de supprimer des résultats provenant de recherches en génie génétique. Árpád Pusztai, spécialiste en génie génétique, y démontrait les impacts négatifs provoqués par une alimentation à base de pommes de terre transgéniques sur des rats. Il présenta ses résultats au public britannique, soutenu en cela par ses supérieurs. Suite à la conversation téléphonique entre Clinton et Blair, il fut invité, par ces mêmes supérieurs, à remettre les clés de son laboratoire. Quelque temps plus tard, les documents contenant les preuves de ses recherches disparurent à la suite d’un cambriolage. Les résultats des recherches de Pusztai ont depuis été confirmés. (p. 66ss.). Bien sûr, les multinationales ne vont pas toutes aussi loin lorsque leurs intérêts se trouvent menacés.
  • Autre pratique, bien que moins spectaculaire: un grand nombre d’études scientifiques sont produites par le biais du «Ghostwriting». C’est-à-dire que, par exemple, des collaborateurs de multinationales pharmaceutiques élaborent des études qui seront ensuite publiées officiellement sous le nom d’un scientifique «indépendant». (p. 62s.)
  • Des chercheurs ont connu de graves problèmes alors que, conduisant des études sur certains médicaments, financés en cela par les multinationales pharmaceutiques, les résultats qu’ils avaient obtenus ne correspondaient pas aux attentes de ces mêmes multinationales. Les chercheurs ont alors eu l’obligation de se taire, alors même que leurs résultats avaient mis en évidence des conséquences négatives sur la santé, suite à la prise du médicament concerné. (p. 53ss.)
  • De plus en plus de multinationales en sont venues à produire du matériel scolaire. Un grand nombre de ces ouvrages a été utilisé dans la perspective d’une prétendue «ouverture» des écoles à la vie sociétale. Mais que peut-on espérer d’un manuel de la branche automobile sur le sujet des «transports urbains»? A quoi peut-on s’attendre d’un document traitant du sujet de l’«alimentation saine», venant d’un des principaux producteurs de chocolat? (p. 133ss.)
    Kreiss aborde également cette problématique dans son livre. Sur le sujet de l’influence grandissante des médias électroniques et de leurs contenus sur le jardin d’enfants et l’école primaire, il renvoie aux excellentes publications de Manfred Spitzer. (p. 134)
  • A côté de ces d’exemples incontestables, Kreiss met en évidence de nombreuses et subtiles stratégies d’influence, au moyen desquelles sont poursuivis, au nom de la science, d’opportunistes intérêts économiques. On peut aussi y faire figurer, entre autres, l’influence des priorités de recherche et le processus d’attribution de ces priorités, l’adjudication des chaires de professorat, ou l’influence des institutions publiques.

Kreiss résume: «La conséquence de ces données factuelles est manifeste: les intérêts financiers n’ont rien à faire avec la science, où ils ne génèrent que le désastre. L’enseignement scolaire et universitaire est l’affaire de la communauté, et non celle des représentants de l’industrie. Il reste à espérer qu’à long terme les recherches reprennent en se mettant au service de la collectivité et que la confiance en la science en sorte raffermie.» (p. 190)
Enfin, Kreiss formule un certain nombre d’idées forces, telle l’influence massive que les intérêts privés pourraient prendre sur les universités, au point que le concept d’un amphithéâtre nommé «Aldi-Sud» ou «EasyCredit» ne semble plus du tout apparaître comme une absurdité.     •

Christian Kreiss. Gekaufte Forschung. Wissenschaft im Dienste der Konzerne. Europa Verlag.
Berlin 2015. 978-3-944305-72-1

*    Christian Kreiss enseigne la finance et l’économie politique à l’Université d’Aalen (Bade-Wurtemberg)

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