C’est entre consternation et hilarité que celles et ceux qui s’intéressent à l’histoire de France, à ses usages et à ses manipulations, ont regardé l’arrivée solennelle le dimanche 20 mars 2016, au parc d’attraction vendéen, le bien nommé Puy du Fou, d’une bague qui aurait appartenu à Jeanne d’Arc. Acquis pour la somme de 377000 euros et sorti illégalement du territoire britannique, ce modeste anneau fit une entrée en fanfare dans le lieu, escorté de chevaliers kitchs en armures de plastique, de figurants costumés en poilus de la guerre de 14-18 (durant laquelle les Anglais étaient pourtant nos alliés !), et de vrais Saint-Cyriens rendant solennellement les honneurs sabre au clair – un dernier point qui pose problème quant à la neutralité, religieuse, politique et commerciale, de notre armée républicaine. Certes, le chef d’état-major des armées françaises est depuis 2014 Pierre Le Jolis de Villiers de Saintignon, frère du vicomte Philippe, le maître du Puy du Fou ; mais les deux frères passent pour être en froid.
Pour ceux qui auraient manqué l’événement, il en existe de nombreuses vidéos sur internet, au premier degré (les plus drôles, si l’on peut dire) ou au second. Et parmi les articles, on lira avec profit celui, dévastateur, de François Reynaert dans le Nouvel Observateur du 21 mars (« Entre Disney et Maurras, comment Philippe de Villiers travestit Jeanne d’Arc »), ainsi que, dans un genre voisin, celui d’Ariane Chemin (« La vague bague de Jeanne d’Arc, relique épique du Puy du Fou »), dans Le Monde du même jour.
Armagnacs et Bourguignons, qui est Français ?
Comme ils l’ont tous deux rappelé, et avec plusieurs historiens médiévistes, faire de Jeanne d’Arc le symbole de la résistance nationale à l’envahisseur est un total anachronisme. Il n’y a pas en ces débuts de 15ème siècle de « France » au sens moderne, les États-nations comme communautés de citoyens et non plus royaumes de souverains de droit divin n’émergeant que quatre siècles plus tard, avec la Révolution française et le romantisme. Il s’agissait bien plutôt de querelles dynastiques entre « seigneurs de la guerre ». D’un côté les Anglais de Henri V de Lancaster, cousin lointain des rois de France, et allié aux Bourguignons, dont les ducs sont aussi cousins des rois de France ; de l’autre les Orléans, bientôt rebaptisés Armagnacs, la famille du roi de France. Mais comme le roi Charles VI est fou, sa femme Isabeau de Bavière est régente et conclut en 1420 le « honteux-traité-de-Troyes » (comme on l’apprend à l’école) : Henri V épouse Catherine de Valois, la plus jeune des filles de Charles VI, réunissant les deux couronnes – au détriment il est vrai du dauphin et futur Charles VII, héritier légitime si l’on privilégie la descendance masculine. Les amateurs d’uchronie peuvent rêver de ce qu’aurait pu être pour la suite de l’histoire de l’Europe un aussi puissant royaume !
On connaît la suite, le parti Armagnac du jeune Charles VII se ressaisit, galvanisé par l’apparition d’une jeune Lorraine, guérisseuse et voyante, à l’écoute de voix célestes. Après des succès militaires, Jeanne est faite prisonnière, vendue aux Anglo-Bourguignons sans que Charles VII tente de la racheter, jugée à Rouen par des ecclésiastiques français et des docteurs de la Sorbonne, condamnée et brulée vive comme sorcière en mai 1431. Mais finalement Charles VII fait la paix avec les Bourguignons, repousse les Anglais, met fin à la Guerre de Cent ans en 1453, puis fait réhabiliter Jeanne en 1456. Une paix (provisoirement) définitive ne sera signée cependant qu’en 1475 au traité de Picquigny, par lequel Louis XI achète 500 000 écus d’or la paix à Edouard IV – qui de son côté n’avait pas vraiment les moyens de faire la guerre. Les deux armées fraternisent à Picquigny dans la joie et la bonne humeur.
Et Jeanne ? On l’oublie à peu près pendant quatre siècles, d’autant que le rôle de la famille royale n’avait pas été particulièrement glorieux. C’est Jules Michelet, au moment de la construction du roman national, qui va en faire l’incarnation du « peuple », apparu entre temps. L’école républicaine, construite sur la défaite de 1870, exalte à son tour l’héroïne sacrifiée, tout comme Vercingétorix, le Grand Ferré ou le jeune Joseph Barat – Guy Mocquet avant l’heure. Mais les tensions montent entre la République et l’Église, qui aboutiront à la loi de séparation de 1905. Celle-ci, qui aurait dû pourtant avoir beaucoup à se reprocher au sujet de Jeanne d’Arc, va s’en emparer, dans une alliance avec la droite monarchiste. Un procès en canonisation est entamé par l’évêque d’Orléans, Monseigneur Dupanloup, sénateur et académicien, puis par son successeur, Monseigneur Couillé.
Miraculeux mais tardifs miracles
Mais le dogme est strict : pour devenir sainte, Jeanne devait d’abord accomplir des miracles. Aussi, elle qui n’en n’avait jamais fait jusque-là, se met à en accomplir, pour autant qu’on l’implore : elle guérit à Fruges en 1891 Sœur Jean-Marie Sagnier, de la Congrégation de la Sainte-Famille, d’ulcères dans les jambes ; puis en 1893 à Faverolles, Sœur Julie Gauthier de Saint-Norbert, de la Congrégation de la Divine-Providence d’Evreux, d’un ulcère au sein gauche ; et enfin, à Orléans même en 1900, Sœur Thérèse de Saint-Augustin, des Sœurs de l’Ordre de Saint-Benoît, d’un ulcère à l’estomac. Jeanne peut donc être béatifiée en 1909. Trois miracles supplémentaires (deux suffisent) ouvrirent le chemin de la canonisation : Marie-Antoinette Mirandelle guérit d’une tumeur au talon, Thérèse Bellin d’une affection tuberculeuse, et Jean Dumoitier réchappe à un incendie.
En 1914, la guerre éclate et, grâce à l’incurie du haut commandement français, les armées allemandes sont aux portes de Paris. On prie dans les églises, et Jeanne d’Arc est invoquée. L’ultime sursaut de la première bataille de la Marne bloque les armées adverses pour quatre années : c’est un « miracle », que certains attribuent à Jeanne. De fait, l’imposant « mémorial des batailles de la Marne », conçu comme une église et construit à Dormans à partir de 1920 sous l’égide de la duchesse de la Rochefoucauld, du cardinal de Reims et de l’évêque de Châlons, magnifie dans son vitrail central Jeanne d’Arc et Saint Michel présentant un poilu au Christ. La canonisation s’accélère. Le nouveau pape, Benoit XV, fait une prière en 1919 : « Nous appelons les grâces du ciel sur tout bon Français, dans la douce espérance que Jeanne d’Arc devienne réellement le trait d’union entre la patrie et la religion, entre la France et l’Église, entre la terre et le ciel ».
Notre seconde patronne
Le long processus aboutit à Rome en mai 1920. On canonise d’abord le prêtre italien Francesco Possenti, en religion Gabriel dell’ Addolorata, mort de la tuberculose en 1862 et parfois considéré comme le patron des armes à feu ; et la religieuse française Marguerite-Marie Alacoque, morte en 1690, célèbre pour ses visions et ses flagellations. Puis, trois jours plus tard, Jeanne d’Arc, devant de nombreux spectateurs, dont une soixantaine de descendants présumés de sa famille, ainsi que son altesse royale le prince Emmanuel d’Orléans, duc de Vendôme, neveu de Sissi et descendant affirmé de Charles VII et, au nom de la France et en tant qu’ambassadeur extraordinaire, l’académicien, historien, et ancien ministre Gabriel Hanotaux – le gouvernement boycottait depuis 1904 le processus de canonisation, mais les Français (mâles) viennent d’élire en 1919 la « chambre bleu horizon », la plus à droite du 20ème siècle jusqu’à celle de juin 1968.
Benoit XV déclare solennellement : « En l’honneur de la sainte et indivisible Trinité, pour l’exaltation de la foi catholique et pour l’accroissement de la religion chrétienne, par l’autorité de Notre-Seigneur Jésus-Christ, des bienheureux apôtres Pierre et Paul et la Nôtre; après une mûre délibération et ayant souvent imploré le secours divin, de l’avis de nos Vénérables Frères les cardinaux de la Sainte Église Romaine, les patriarches, archevêques et évêques présents dans la ville, Nous décrétons et définissons sainte et Nous inscrivons au catalogue des saints la bienheureuse Jeanne d’Arc, statuant que sa mémoire devra être célébrée tous les ans le 30 mai dans l’Église universelle ». Il précise: « Tous ceux qui ont tenté d’expliquer Jeanne sans Dieu se sont perdus dans un labyrinthe aux dédales inextricables […].[Cette consécration] n’arrive pas sans un secret dessein du ciel à une époque où les gouvernements ne veulent plus reconnaître le règne du Christ […].Que les rois donc et les juges de la terre comprennent que Celui qui a sauvé par la main d’une femme une puissante nation d’un péril extrême, est le même qui dirige souverainement le cours des affaires de ce monde, et que ce n’est pas toujours en vain qu’on refuse de se soumettre à sa volonté souveraine ».
Son successeur, Pie XI, proclamera en 1922 Jeanne d’Arc « seconde patronne de la France » (après l’autre vierge, Marie)
Une sainte très rentable
Dans les années 1930 et sous Vichy, et plus encore par temps de défaite, Jeanne d’Arc reste le porte drapeau des diverses extrêmes droites françaises et des courants les plus conservateurs. Et c’est donc sans surprise que l’on arrive au Front National et à Philippe de Villiers.
La nouveauté de la kitchissime affaire de la bague, néanmoins, à part qu’elle remet au goût du jour le culte médiéval des reliques, est que c’est aussi une bonne affaire – commerciale. Dans notre « société du spectacle », la bague n’a pas été déposée au Panthéon ou aux Invalides ou à la rigueur au Louvre, mais dans un parc d’attractions marchand, par ailleurs lieu de diffusion d’un solide révisionnisme historique quant à la Révolution française. Quant à l’authenticité de la bague, à part qu’elle date sans doute du Moyen Âge (mais le métal ne se date pas), tous les historiens sont sceptiques, tant sur son origine que sur sa transmission supposée, de collectionneur en collectionneur. D’autant que les archives d’époque parlent de deux anneaux différents, et que les responsables du parc d’attractions ont d’abord affirmé détenir le premier, puis finalement prétendu qu’il s’agissait du second. Seul media à avoir plaidé l’authenticité, hors de nombreux sites d’extrême droite, le Figaro Magazine y a vu « une cérémonie grandiose ». Et le seul journaliste a s’être engagé est Franck Ferrand, qui promeut à longueur de temps une vision réactionnaire du roman national, que ce soit au Figaro, mais aussi sur France 3, chaine du service public – il est vrai que la « culture » est désormais incarnée par la présentatrice Claire Chazal sur France 5, autre chaine du service public.
Devant la montée de l’extrême droite en France (et ailleurs), cette affaire de la bague n’est pas si drôle que cela.
Le « marché » des fouilles, entre faillites et rachats
La marchandisation du passé est plus flagrante encore, on le sait, avec la commercialisation des fouilles archéologiques. Laquelle est revenue ces derniers temps sur le devant de la scène, avec le nouveau rapport de la Cour des Comptes et avec les discussions parlementaires autour de la loi « Liberté de création, architecture et patrimoine », amendant à la marge la loi sur l’archéologie préventive. Mais aussi, dans un contexte de ralentissement économique (- 26% de chiffre d’affaires en un an pour l’archéologie préventive), avec l’exacerbation de la concurrence de la part des entreprises privées, mettant en péril les services publics.
D’une part en effet, les comptes de l’Institut national de recherches archéologiques préventives (Inrap) sont dans le rouge, puisqu’il réalise à peine la moitié des fouilles proprement dites, ce qui est paradoxal pour un instrument scientifique de référence. D’autre part les services archéologiques de collectivité, dont certains agents ont longtemps pensé que l’Inrap était l’adversaire et les entreprises privées les alliés, sont en situation toute aussi difficile et doivent licencier (le service du Douaisis ou le Pôle archéologique interdépartemental rhénan – le PAIR), ou même carrément fermer, comme le service des Hautes Alpes. Le changement d’un certain nombre de majorités dans les Conseils départementaux n’a il est vrai pas arrangé les choses, les soucis de gestion primant désormais sur les ambitions culturelles. Sans compter l’obsession de la rentabilité comptable immédiate. Ainsi, les deux départements des Hauts-de-Seine et des Yvelines, qui avaient chacun leur service archéologique (dont le bien connu Service archéologique départemental des Yvelynes ou SADY) viennent de décider la création d’un établissement public interdépartemental afin de mutualiser certaines missions, dont la : « création, au sein de l’établissement public interdépartemental Yvelines/Hauts-de-Seine, d’un service d’archéologie préventive ayant vocation à s’autofinancer par la réalisation de diagnostics et la vente de prestations de fouilles archéologiques, réalisées au bénéfice des aménageurs » – le tout sans aucune concertation avec les agents concernés, ni aucune référence aux missions scientifiques et culturelles de l’archéologie.
Mais la concurrence est tout aussi rude entre les entreprises privées qui, dans un premier temps, du moins si l’on en croyait la carte de répartition des fouilles, s’étaient plus ou moins réparti géographiquement les « marchés ». Cet univers est devenu désormais impitoyable. La société Archéoloire a déposé son bilan en 2014, après avoir néanmoins enrichi ses commanditaires non archéologues, et en laissant un chantier dans un état catastrophique. La société bordelaise Archéosphère, qui fut un temps bien vue du côté du ministère de la Recherche, d’où l’indulgence de ce ministère pour l’archéologie commerciale, a licencié presque tout son personnel, renoncé à son agrément et ne fait plus que du conseil. La société Chronoterre, avatar d’Oxford Archéologie qui fut naguère auditionné avec la plus grande bienveillance lors d’une table-ronde au Sénat, vient de déposer son bilan.
Seules surnagent pour l’instant, bien qu’en pleurant misère, les sociétés Archeodunum, Archeopole (en grande difficulté il y a peu), Hadès, Paleotime, Acter et naturellement Eveha. Mais il y a des projets de rachat de Hadès par Eveha, tandis que certains salariés de la première songent à une coopérative. C’est d’ailleurs le ministère de la Culture qui avait en 1994 incité les fondateurs de Hadès à se constituer en société plutôt qu’en association. De même Eveha est devenu actionnaire majoritaire de Mosaïque Archéologie à l’automne dernier, l’actionnaire principal lui ayant vendu ses parts pour la somme de 180.000 euros, soit un bénéfice en sept ans de … 2400% !
L’archéologie bradée
Si les prix moyens à l’hectare fouillé sont restés stables pour l’Inrap (autour de 300 000 euros l’hectare), ceux des entreprises privées sont passés ces dernières années de 370 000 € à 230 000 €, soit une baisse de 38% en cinq ans, comme l’a bien établi le rapport parlementaire de la députée Martine Faure en 2015. Cela n’a pas empêché ces entreprises de porter plainte contre l’Inrap auprès du Conseil de la concurrence – lequel n’est pas, il est vrai et depuis son fameux arrêt de mai 1998, le meilleur ami du service public. Le rapport de Martine Faure concluait à juste titre que, « si la faiblesse de leurs coûts de structure peut rendre compte d’une partie des écarts constatés, l’évolution des prix met en évidence une spirale déflationniste préoccupante pour la viabilité financière du secteur et pour sa capacité à faire prévaloir durablement la qualité scientifique des opérations » (p. 23).
En fait, l’examen des comptes de ces sociétés privées montrent qu’elles « vendent » bien à perte leurs services, mais qu’elles continuent à faire des bénéfices grâce au Crédit impôt recherche (CIR), qui a rapporté aux six principales entreprises la somme totale de 15,5 millions d’euros en 2014. Le paradoxe est donc bien que, grâce au CIR, payé par les contribuables et dont l’Inrap et les services de collectivité ne bénéficient pas, les entreprises privées peuvent ainsi « casser » le marché et vendre à perte. Si l’on peut considérer comme normal que ces sociétés bénéficient du CIR quand elles font réellement de la recherche post-fouille, il l’est beaucoup moins que ces sommes servent ainsi au dumping scientifique et social. C’est pourquoi l’éligibilité au CIR des fouilles préventives commerciales a été supprimée par deux fois par l’Assemblée nationale lors de la première et seconde lecture de la loi « Liberté de création, architecture patrimoine » (ce qui concerne l’archéologie préventive est dans l’article 20), mais rétablie par le Sénat en première lecture, la seconde lecture étant prévue pour le 24 mai 2016. En cas de probable désaccord entre les deux Chambres, sur ce point ou sur d’autres, aura lieu une commission paritaire composée d’un même nombre de députés et de sénateurs, avant qu’intervienne le vote définitif, l’Assemblée ayant le dernier mot.
Ajoutons d’ailleurs que la nouvelle loi ne changera pas grand chose au dispositif commercial actuel et à ses nombreux défauts, sinon un contrôle (légèrement) renforcé du « marché » des fouilles par les services archéologiques du ministère de la Culture, l’aménageur économique restant néanmoins le décideur (« le « maître d’ouvrage »). Ceux qui s’y intéressent (ou qui devraient s’y intéresser) peuvent lire aisément sur internet le compte rendu des débats. Ils peuvent suivre aussi la table-ronde organisée au Sénat le 27 avril 2016, sur l’archéologie préventive, avec des représentants de l’Inrap, des collectivités, des entreprises privées, des aménageurs-lotisseurs (le SNAL), de la députée Martine Faure et de trois conseillers de la Cour des Comptes. Ils verront comment s’organisent les alliances, objectives et subjectives, entre les différents partenaires et comment les préjugés demeurent. Il faut d’ailleurs saluer l’efficacité du lobby des entreprises privées, dont les arguments ont été entièrement repris par les deux rapporteurs de la loi au Sénat, Françoise Férat (UDI) et Jean-Pierre Leleux (LR), et se sont même retrouvés dans la presse. De même, les pressions des aménageurs pour substituer aux tranchées de diagnostic à la pelle mécanique les fameuses prospections électro-magnétiques prônées il y a peu par le « choc de simplification » trouvent elles aussi des relais parlementaires ; ce jour-là, c’était le sénateur René Danesi (LR).
Le retour de la Cour des Comptes
Pour revenir à la Cour des Comptes, son rapport récent sur l’Inrap reste relativement équilibré et modéré, presque plus que le précédent, qui date de moins de trois ans, et se voulait à la fois une défense et illustration de la concurrence libre et non faussée (ce que pourtant personne ne lui demandait) au moment où Aurélie Filippetti envisageait de revenir en partie sur la loi de 2003, dénonçait la « concurrence agressive » des entreprises commerciales et promettait un « pôle public de l’archéologie » (c’était il y a très, très, longtemps). Le même rapport de 2013 prétendait traiter aussi de recherche scientifique, s’étonnait que l’Inrap en fasse, et reprenait les propos intéressés des conseillers du ministère de la Recherche affirmant que l’Inrap ne pouvait être un institut de recherche, puisqu’il ne comptait que 10% de docteurs – comme s’il y avait 50% de docteurs présents sur chaque fouille des chercheurs du CNRS ou de l’Université.
Cette fois-ci, donc, « La Cour » (comme on dit) a fait preuve d’un peu plus de modestie et de réalisme. On y trouve, bien sûr, le même appel aux « gains de productivité » : il faudrait moins de centres archéologiques, et il faudrait diminuer les frais de déplacement. Visiblement, les honorables conseillers n’ont pas poussé la conscience professionnelle jusqu’à faire un stage de fouille et à vivre le quotidien des archéologues en grand déplacement. Mais ils pointent, une fois de plus, l’impéritie du ministère de la Culture, tant face aux difficultés propres à l’Inrap que dans l’absence de toute politique cohérente de prescription, tout comme l’incapacité de l’État à mettre en place un système de financement pérenne, la fameuse Redevance d’archéologie préventive (RAP) et ses différents modes de calcul successifs ayant accumulé les déboires depuis 2003, sans pour autant inciter à la modestie les hauts fonctionnaire de Bercy. C’est seulement à partir de 2016 en effet que la RAP sera « budgétisée », c’est-à-dire prise sur le budget de l’État, ce qui sécurise sa perception, mais la rend en même temps vulnérable à toute restriction budgétaire. Déjà, lors de l’élaboration de la loi de 2001, le ministère des finances avait proposé de prendre l’ensemble des coûts de l’archéologie préventive sur le budget de l’État, en les limitant à une enveloppe annuelle de 400 millions de francs – soit 60 millions d’euros, alors que le budget actuel de l’archéologie préventive, tous intervenants confondus, dépasse les 200 millions d’euros annuels (soit, pour prendre une comparaison facile, le prix d’un avion Rafale et demi, sans les armes).
Un autre intérêt du rapport de la Cour des Comptes est qu’il démontre par l’absurde la nocivité du système de la concurrence, si on veut l’appliquer jusqu’au bout, puisqu’il aboutit à une baisse des coûts et de la qualité. Lors de son intervention pendant la table-ronde du Sénat, la représentante de la Cour (et présidente de la 3ème Chambre) admettait que la prochaine fois, il serait bon que le rapport analyse l’ensemble du dispositif, et pas le seul Inrap.
Sainte Concurrence – et ses entorses
On le sait, l’obstination de l’actuel gouvernement à ne pas remettre en cause le système de la concurrence sous sa forme débridée actuelle repose, outre des motivations idéologiques, sur le prétexte de la réglementation européenne. Or ce respect est à géométrie variable, touchant aux déficits budgétaires, mais aussi aux normes écologiques. Quant à la culture et à sa privatisation, on aura pu juger ces dernières années des effets délétères du contrôle des médias par les oligarques Vincent Bolloré, Bernard Arnaud ou Martin Bouygues, entre autres, censurant ou restreignant l’accès à des informations, des reportages ou des films, ou privant de rentrées publicitaires les mal-pensants.
Quant à l’Europe de Bruxelles, sans revenir sur son actuelle gestion honteuse et déshonorante de la crise des réfugiés, on rappellera comment les sourcilleux commissaires européens, garants d’une concurrence libre et non faussée, gèrent leur propre carrière et leurs conflits d’intérêts. Comme l’a relevé en octobre 2015 un observatoire des lobbys, le Corporate Europe Observatory, un tiers au moins des 28 précédents commissaires s’est retrouvé ensuite dans de grandes compagnies privées touchant à leur domaine et pratiquant le lobbying dans leur domaine : Neelie Kroes, ex-commissaire à la concurrence, est entrée chez Merrill Lynch ; Viviane Reading, ex-commissaire à la culture et aux médias, siège à la fondation Bertelsmann, géant des médias ; Karel de Gucht, ex-commissaire au commerce et chaud partisan du très occulte traité de commerce transatlantique (le Tafta), a rejoint le géant des télécoms Proxumus et plusieurs gros fonds d’investissements ; l’ex-commissaire à l’environnement Janez Potočnik est entré dans le lobby agroalimentaire Syngenta ; et celui au transport, Siim Kallas, conseille Nortal, groupe lié au transport. Ce sont les « revolving doors », les « portes à tambour », qui permettent de passer librement d’un côté ou de l’autre. Les commissaires, payés environ 20.000 euros mensuels nets d’impôts, touchent ensuite 40% de leur salaire pendant trois ans après la fin de leur mandat.
C’est bien cette Europe là qui, après le scandale Volkswagen, a relevé les taux admis de pollution, au lieu de les abaisser. C’est aussi cette Europe là qui élabore une directive sur le « secret des affaires », dont la conséquence la plus directe est de mettre en péril les futurs lanceurs d’alerte – dans la lignée de l’actuel gouvernement français, qui a refusé l’asile politique à Edward Snowden. C’est enfin cette Europe là qui n’a toujours pas commencé à renégocier la dette grecque, mais a imposé à ce pays dévasté une baisse de 30% des salaires des fonctionnaires et des retraites, tout comme la privatisation des pans les plus rentables de son économie.
Le « miracle grec » ?
Dans un livre éclairant, Yanis Varoufakis, qui n’est pas le trublion gauchiste présenté par certains médias, mais avant tout un professeur d’économie formé en Angleterre, puis enseignant dans des universités d’Australie, d’Écosse et de Belgique, donne sa version de la construction européenne et de toutes ses occasions manquées. Sous-titré « Comment l’Europe de l’austérité menace la paix du monde », son titre est une citation, maladroitement traduite et mise à l’interrogatif, de l’historien grec Thucydide : « Et les faibles subiront ce qu’ils doivent ? ». Pendant la guerre du Péloponnèse qui les oppose aux Spartiates, deux mille ans exactement avant Jeanne d’Arc, les Athéniens somment les habitants de la petite île neutre et sans défense de Milos (celle de la Vénus), de rejoindre leur coalition et de leur payer tribut, sous peine des pires représailles. Ils précisent avec cynisme : « la justice n’entre en ligne de compte dans le raisonnement des hommes que si les forces sont égales de part et d’autre ; dans le cas contraire, les forts exercent leur pouvoir et les faibles doivent leur céder » (« Dunatà de hoi proùchontes pràssoussi kai hoi asthéneis xunchoroûsin »). C’était la morale de la fable du loup et de l’agneau qu’écrivit Ésope un siècle avant Thucydide, et vingt-deux siècles avant La Fontaine. De fait, comme plus tard l’armée allemande en 1943 à Kalavryta, ou les milices serbes en 1995 à Srebrenica, les inventeurs de la démocratie assiègent et prennent la ville, massacrent les hommes adultes et emmènent en esclavage femmes et enfants.
Dans la Grèce submergée par les réfugiés et tandis que l’argent européen coule vers le gouvernement Erdogan qui bâillonne et emprisonne journalistes et universitaires, ce sont les Grecs les plus pauvres, ceux que l’austérité européenne a encore un peu plus appauvris, qui, tous les témoignages le disent, donnent aux réfugiés, plus pauvres encore qu’eux, le peu qu’ils ont au nom d’une antique hospitalité.
source: http://www.jeanpauldemoule.com/le-passe-comme-marchandise/