Par Marya Hannun et Sophie Spaan (revue de presse: Washington Report on Middle East Affairs – Open Voices – extraits – Juin/Juillet 2016)*
De l’extérieur, avec ses hauts minarets et ses dômes bulbeux de style mongol, la mosquée de Wilmersdorf, de la rue Brienner à Berlin, est telle qu’elle fut construite en 1920 mais l’institution comme son quartier a changé. C’est un endroit tranquille qui sert davantage de centre d’informations avec des visites d’écoliers, des déjeuners interconfessionnels. Une petite communauté musulmane se réunit là pour la prière du vendredi. C’est loin d’être ce qu’elle était quand elle faisait vivre un mouvement spirituel et culturel à l’époque de la république de Weimar.
Les missionnaires d’Ahmadiyya de la région du Penjab dans l’empire indo-britannique qui construisirent la mosquée attiraient un large public en 1920, avec des conférences sur les questions philosophiques du temps qui incluaient l’élargissement du fossé entre doctrine et vie, l’avenir de l’Europe et celui de l’humanité en général. Les Allemands de tous âges, profondément désillusionnés par la civilisation chrétienne à la suite de la Première guerre mondiale, et à la recherche d’une alternative religieuse, moderne et rationnelle autant que spirituelle, participaient à ces conférences et beaucoup d’entre eux, à la longue, se convertissaient.
C’est une scène étrange dans l’Allemagne d’aujourd’hui alors que le parti d’extrême droite, Alternative, appelle à l’interdiction de la burqa et des minarets, et que plus de la moitié des Allemands voient en l’islam une menace. Berlin, entre les deux guerres, pouvait se vanter d’avoir une intelligentsia musulmane florissante, faite non seulement d’immigrés et d’étudiants du Moyen-Orient ou d’Asie, mais aussi d’Allemands convertis de toutes classes sociales. L’islam représentait alors une forme de spiritualité, à contre-courant, voire exotique pour une avant-garde de gauche comme le Think Buddism en 1970 en Californie.
Cette ouverture et même cette fascination pour l’islam ne se limitaient pas aux Allemands. Au début du XXè siècle, ont émergé les premières communautés et institutions musulmanes en Europe occidentale et, avec elles, les convertis en Angleterre et aux Pays-Bas. Cette période est pour le moins oubliée aujourd’hui alors qu’elle a toute sa pertinence au moment où les relations entre islam et Europe sont marquées par la circonspection et, parfois, par une franche hostilité. Les débats les plus nuancés sur l’islam en Europe, ceux qui traitent des facteurs structurels qui ont conduit à la marginalisation de ses musulmans, considèrent la religion comme un phénomène nouveau et épineux, étranger à la vie politique et culturelle de l’Europe comme ils l’entendent …(…)…
Des convertis comme le philosophe Hugo Marcus, juif et gay, a montré que l’islam n’avait pas simplement surgi en Europe après les années 1918, mais qu’il avait joué un rôle essentiel dans les discussions sur l’avenir du continent. Marcus qui aidait à la gestion de la mosquée Wilmersdorf est né en 1880 et vint à Berlin pour étudier la philosophie. Il se convertit à l’islam en 1925 sous le nom de Hamid et écrivit des articles pour la revue de la mosquée où il entreprenait les philosophes de ce temps, Goethe, Nietzche, Spinoza et Kant, pour montrer que l’islam était un élément nécessaire à la création « d’un Homme nouveau » , qu’en tant que successeur monothéiste du judaïsme et du christianisme, l’islam était le chaînon manquant au cœur de « l’homme du futur ».
Les bâtisseurs de la mosquée de Berlin ont mis sur pied un autre édifice, la mosquée de Shah Jahan à Woking en Angleterre, commandée en 1889 par Gottlieb Wilhem Leitner, un orientaliste polyglotte anglo-hongrois, mais non converti, qui avait servi d’interprète pendant la guerre de Crimée et avait voyagé de long en large dans le monde musulman. Après sa mort, la mosquée tomba en décrépitude avant d’être rachetée, dix ans plus tard, avant la Première guerre mondiale, par un avocat indien, lui-même Ahmadiyya, Khwaja Kamaluddin et devenir la mosquée de Woking. Elle attira de nombreux membres de la haute société britannique et parmi ses convertis légendaires figure Lord Headley, 5ème Baron Headley, né Rowland George Allanson, devenu musulman, en 1913, sous le nom de Cheikh Rahmatullah al Farooq. Il fit un pèlerinage haut en couleurs dans les années 1920.
Sur un plan individuel, l’islam avait conquis des Européens à la recherche d’une rupture avec la tradition du monde moderne. On peut citer Peter Henricus van der Hoog, dermatologue hollandais, à la tête d’une compagnie de cosmétiques toujours en activité. Harry St. John Philby un officier du renseignement britannique et père de l’agent double, John Philby, qui vécut en Arabie saoudite en1930 sous le nom d’Abdullah ; l’écrivain juif, Léopold Weiss, qui adopta le nom de Muhammad Asad ; son fils Talal Asad est l’un des plus grands anthropologue d’aujourd’hui.
Mais les gouvernements d’Europe occidentale ont, au début du XXème siècle, manifesté une tolérance et une partialité envers l’islam qui surprendraient nos contemporains, bien que leurs motivations aient été plus cyniques que celles de leurs peuples.
Au cours de la Première guerre mondiale, la Grande-Bretagne et la France durent compter sur les sujets de leurs colonies – dont beaucoup de musulmans- pour les envoyer sur les champs de bataille et prêter une particulière attention aux besoins de ces troupes …(…)… Les années d’après-guerre virent la monté en puissance des mouvements anticoloniaux ainsi que de l’identité musulmane, d’où l’anxiété grandissante de ces gouvernements. On dépêcha les services secrets dans les cafés en Europe où les intellectuels musulmans, dont Shakib Arslan, le grand-père du dirigeant libanais, Walid Jumblatt, et pan-islamiste de renom, basé à Genève, avaient commencé à diffuser des appels pan-islamistes à la résistance.
Mais les gouvernements européens s’essayèrent, par le pouvoir de la propagande, à séduire les musulmans. En 1926, plus de vingt ans après avoir affirmé son attachement à la laïcité, par la loi de 1905, la France, profitant de certaines lacunes, finança la construction de la Grande Mosquée de Paris, vue par les catholiques outragés comme un traitement préférentiel. La mosquée devait servir de tribut pour les Musulmans ayant combattu pendant la guerre. Ils « ne furent pas les derniers à répondre à l’appel de la mère patrie en danger…(…)… Beaucoup ont donné leur vie pour la défense de la civilisation » selon les mots de la Ville de Paris en 1922.
Mais à l’heure actuelle, les historiens considèrent la mosquée comme un article de propagande colonialiste pour offrir à ses riches visiteurs un aperçu de la puissance impériale de la France dans le monde musulman …(…)… En 1935, la France laïque exhiba de nouveau ses musulmans en érigeant un hôpital à Bobigny qui leur était réservé, sous prétexte d’affirmer les valeurs républicaines d’égalité …(…)… Il fut un bon exemple de la stratégie coloniale de l’époque, celle de fournir des services à la population musulmane pour gagner son soutien et la maintenir sous contrôle.
Dans la course à la deuxième guerre mondiale, et au cours de la guerre, les efforts des Etats européens pour gagner les faveurs des musulmans se firent plus pressants. La Grande-Bretagne aida au financement de deux mosquées à Londres, les nazis tentèrent de convaincre les musulmans de l’Europe de l’Est de se joindre au combat contre les Soviétiques et se présentèrent dans les Balkans, le Caucase, la Crimée en protecteurs de l’islam…(…)… Cette période est ironiquement un prélude au traitement de l’islam en Europe à l’heure actuelle : une attention particulière plus qu’une acceptation, dictée par la menace, pour leurs intérêts nationaux, du potentiel politique subversif de la religion musulmane tel qu’il était perçu….
Il n’empêche que regarder en arrière est important pour comprendre le bien, le mal et le vilain quand on se réfère à la richesse et à la complexité de l’islam en Europe de l’Ouest. Si les gouvernements, dans leur zèle pour se rallier les populations musulmanes, les ont démarquées de telle manière qu’ils ont préparé le terrain pour cette « altérité » que l’Europe ressent pour l’islam aujourd’hui, la mosquée de Wilmersdorf représente une alternative, un clin d’œil à un temps où l’islam n’était pas connecté, dans l’esprit européen, à des associations répressives, anti-intellectuelles ou menaçantes….
L’histoire des musulmans et de l’islam en Europe est plus vieille et plus entremêlée que beaucoup ne le croient et le reconnaître permettrait d’imaginer un avenir où les musulmans seraient considérés comme faisant partie intégrale, à égalité, de la vie publique européenne plutôt que comme des étrangers menaçants ou éternels.