« Financements libyens: une honte, en effet »

Le présentateur du 20 Heures de France 2, David Pujadas, a expliqué que son JT n’avait pas consacré une seule seconde aux confessions de Ziad Takieddine parce que rien ne viendrait les « accréditer ». Voyons voir.

Le concept de « post-vérité », qui vient d’être consacré mot de l’année par le vénérable dictionnaire britannique Oxford, s’est dangereusement emparé de l’affaire libyenne. La post-vérité fait référence, selon sa définition, « à des circonstances dans lesquelles les faits objectifs ont moins d’influence pour modeler l’opinion publique que les appels à l’émotion et aux opinions personnelles ».

Sorte de petite sœur du système de “doublepensée” de George Orwell dans 1984« l’ignorance, c’est la force », « la guerre, c’est la paix », etc. –, la post-vérité autorise aujourd’hui à ce que, dans l’affaire des financements libyens de Sarkozy par exemple, les faits n’existent tout simplement plus. Ils ont été remplacés, dans certaines rédactions qui ont décidé de taire les derniers développements du dossier, par un journalisme d’impression, de sentiments, sans rapport avec le réel.

Les faits sont morts et les mots ne sont plus. C’est ce phénomène bizarre, entre autres explications évidemment plus complexes, qui a favorisé le climat de l’élection démocratique de Donald Trump, un menteur, un raciste et un sexiste, à la tête de la première puissance mondiale.

Dans la France médiatique, il y a depuis quelques jours un patron de la post-vérité. Il s’appelle David Pujadas, journaliste et présentateur du 20 Heures de la première chaîne de service public, France 2. Vous savez, celle que nous finançons tous. Voilà, celle-là.

Depuis le 15 novembre et la révélation par Mediapart des aveux de l’intermédiaire Ziad Takieddine, qui a confessé face caméra avoir remis trois valises d’argent libyen à MM. Sarkozy et Guéant en 2006 et 2007, le 20 Heures de France 2 n’a pas consacré une seconde de son temps d’antenne à cette affaire. Pas une seule.

Hier, jeudi 17 novembre, David Pujadas a consenti, du bout des lèvres, à poser LA question à Nicolas Sarkozy, ancien président de la République et candidat pour le redevenir, lors du débat de la primaire de droite. « Avez-vous, oui ou non, reçu de l’argent liquide de Libye ? », a demandé le présentateur. Évidemment, personne ne s’attendait à ce que l’intéressé réponde : « Merci M. Pujadas de me poser la question parce que c’est vrai que cela fait dix ans que j’en ai gros sur la patate. Eh bien oui, je connais bien les valises de Ziad Takieddine. On s’est gavés avec Claude. »

Sans rien répondre sur le fond, Nicolas Sarkozy, tout à son habitude, a choisi d’humilier le présentateur, le service public et le journalisme avec eux. « Vous n’avez pas honte de donner écho à un homme qui a fait de la prison et qui a été condamné à d’innombrables reprises pour diffamation et qui est un menteur. Ce n’est pas l’idée que je me fais du service public. C’est une honte », s’est indigné l’ancien chef de l’État. Mais après tout, pourquoi pas ? Nicolas Sarkozy répond comme il le veut et on le sait habitué au « casse-toi pauv’ con » quand quelque chose n’a pas l’heur de lui plaire.

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capture-d-e-cran-2016-11-18-a-18-11-57Et que s’est-il passé ensuite ? Rien. David Pujadas a laissé dire. Pas de relance. L’épisode, qui n’a pas duré plus de 30 secondes, s’est conclu par un pressé « On enchaîne ».  

Alors oui, Ziad Takieddine a fait de la prison. Il a été placé en détention provisoire pour avoir violé son contrôle judiciaire imposé après sa mise en examen dans l’affaire Karachi. Nicolas Sarkozy a juste oublié de rappeler que dans cette affaire, Ziad Takieddine est mis en examen pour avoir reçu des commissions occultes sur des marchés d’armement et d’avoir, comme il a fini par l’avouer, transporté… des valises de cash au bénéfice du clan Balladur, dont un certain Sarkozy Nicolas était un pilier.

D’ailleurs, d’après les propres aveux de Takieddine, corroborés par l’enquête du juge Renaud Van Ruymbeke, les deux hommes aujourd’hui suspectés d’avoir reçu les espèces en question étaient Thierry Gaubert, à l’époque collaborateur de Nicolas Sarkozy, et Nicolas Bazire, futur témoin de mariage du même Sarkozy. De cela, les téléspectateurs de France 2 n’en sauront rien. Pas plus qu’ils ne sauront que Ziad Takieddine a été condamné pour être revenu de Libye, en mars 2011, avec une valise de 1,5 millions d’euros en liquide. Tiens, tiens…

Sur la forme, David Pujadas s’est laissé gifler, humilier, sans rien dire. Sans défendre notre métier. Sans dire pourquoi il pose la question et pourquoi elle est d’intérêt public. Il a accepté sans ciller d’être rabaissé au niveau de la honte par un homme déjà deux fois mis en examen (pour « corruption » dans l’affaire Bismuth et « financement illégal de campagne » dans Bygmalion). Après l’émission, le porte-parole de Sarkozy, Éric Ciotti, n’a rien trouvé de mieux que de dénoncer la « violence inouïe » de France 2 à l’encontre de son champion. Je vous le dis : les mots n’ont plus de sens.

Mais il y a pire que cette séquence déjà désastreuse. Interrogé au micro de France Info pour savoir pourquoi le JT de France 2, son JT, n’avait rien fait sur l’aveu de Takieddine, Pujadas a répondu que « rien ne l’accréditait ».

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pujadas 20161120C’est là que la post-vérité entre en jeu. Rien n’accréditerait donc les aveux de Takieddine ?

Voyons voir.

  • 1) Le témoignage de Takieddine vient confirmer en tous points (dates, lieux, montants, protagonistes) les aveux sur procès-verbal d’Abadallah Senoussi, ancien chef des services secrets libyens, devant la Cour Pénale Internationale.

Nous avons déjà raconté les circonstances de l’entretien avec Ziad Takieddine et pourquoi cela le rend aujourd’hui crédible. Je me permets de le redire. Le journaliste indépendant Nicolas Vescovacci, qui a cosigné nos révélations, a rencontré Ziad Takieddine le 18 octobre 2016 dans le cadre d’un projet personnel autour, notamment, de la Libye. Lors de cet entretien, qui a duré plus de quatre heures, l’homme d’affaires franco-libanais lui a confié pour la première fois avoir remis des valises d’espèces en provenance de Libye à MM. Sarkozy et Guéant pour un montant total de 5 millions d’euros.

Trois semaines après cette entrevue, Mediapart rendra public le procès-verbal d’audition – inconnu jusqu’alors et que Ziad Takieddine ne pouvait pas connaître matériellement avant sa révélation – d’Abdallah Senoussi, recueilli en 2012 dans le cadre d’une procédure d’instruction de la CPI. Senoussi y racontait donc, dans le détail, comment il avait fait livrer à MM. Sarkozy et Guéant la même somme de 5 millions d’euros par l’entremise du même Takieddine. La justice française n’a eu connaissance de cette audition devant la CPI que le 20 juin 2016.

En résumé, nous avons aujourd’hui celui qui a remis l’argent en Libye (Senoussi) qui a avoué sur PV et celui qui l’a transporté et livré en France (Takieddine), aussi – après ses confidences à Mediapart, l’homme d’affaires a tout confirmé à la police. Pour ceux qui en doutent, il existe des témoignages concordants qui font des preuves testimoniales.

  • 2) Cela semble avoir échappé à M. Pujadas, mais Ziad Takieddine a livré devant les caméras de l’agence Premières Lignes (qui a filmé ses confidences pour Mediapart) bien plus qu’un témoignage. Ce sont des aveux. L’intermédiaire, pour la première fois, a accepté de s’auto-incriminer, c’est-à-dire de reconnaître la commission d’un possible délit au cœur des secrets financiers entre deux États, la Libye et la France. Cela ne sera pas sans conséquence judiciaire pour lui, à n’en pas douter.

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Choukri Ghanem, en décembre 2007. © Reuters

Choukri Ghanem, en décembre 2007. © Reuters

  • 3) Cela ne s’arrête pas là. Comme nous l’avons déjà raconté, l’ancien premier ministre libyen, Choukri Ghanem, avait consigné, en 2007, dans un petit carnet manuscrit l’existence de versements libyens, notamment de… Senoussi, au profit de Nicolas Sarkozy. Et en 2007, la lune de miel entre Kadhafi et Sarkozy était totale. Personne ne peut objecter aujourd’hui que Choukri Ghanem avait anticipé la guerre quatre ans en avance pour consigner la corruption dès 2007, dans le but éventuel de monter une forgerie financière contre Sarkozy pour venger le régime Kadhafi. Cela est impossible matériellement. Il n’est de toute façon pas possible d’opposer quoi que ce soit à Choukri Ghanem : son corps a été retrouvé flottant dans le Danube à Vienne (Autriche), le 29 avril 2012, le lendemain des premières révélations de Mediapart sur la corruption libyenne de Sarkozy.
  • 4) La justice dispose par ailleurs d’éléments matériels qui confirment que Ziad Takieddine s’est bien rendu en Libye à plusieurs reprises entre novembre 2006 et janvier 2007, dates durant lesquelles aurait eu lieu la valse des mallettes, d’après l’intermédiaire. Ils ont aussi des éléments qui prouvent qu’il rencontrait fréquemment à l’époque Claude Guéant, directeur de cabinet de Nicolas Sarkozy au ministère de l’intérieur. De fait, Takieddine n’est pas n’importe qui dans l’histoire franco-libyenne. Il est celui – et ceci est également documenté par la justice – qui a introduit Nicolas Sarkozy auprès du dictateur libyen en 2005. C’est lui qui a organisé les visites, les déplacements, a parfois assuré la traduction des entretiens, y compris les plus confidentiels.
  • 5) Senoussi est bien connu de l’ancienne présidence de la République et des amis de Nicolas Sarkozy. Comme Mediapart l’a déjà raconté, l’Élysée a tout fait jusqu’en 2009 pour accéder au vœu le plus cher (sans mauvais jeu de mots) de Senoussi : faire tomber le mandat d’arrêt dont il avait écopé en 1999 après avoir été condamné par la cour d’assises de Paris à la réclusion criminelle à perpétuité dans l’affaire de l’attentat du DC-10 d’UTA. Et qui M. Senoussi avait-il choisi comme avocat en novembre 2005, un mois après la première visite de Sarkozy à Tripoli, pour défendre ses intérêts ? Un certain Thierry Herzog, l’avocat personnel de Nicolas Sarkozy.
  • 6) Je passe sur ce que nous avons déjà raconté mille fois sur Mediapart : le document officiel libyen que nous avions révélé et que M. Sarkozy avait qualifié de « faux grossier »la justice lui a donné tort ; la fuite organisée par l’État français du directeur de cabinet de Kadhafi, Bachir Saleh, pourtant recherché par Interpol, au lendemain de révélations de Mediapart ; les témoignages concordants qui parlent des financements libyens de Sarkozy par le clan Kadhafi ; les espèces de l’ambassadeur Boillon, proche de Sarkozy et Kadhafi…

OK, mais Takieddine est « sulfureux ». Vous avez sûrement vu passer l’adjectif dans de nombreux articles de presse consacrés à cette affaire. Bien sûr qu’il est sulfureux. Mais un ancien président deux fois mis en examen pour « corruption » et « financement illégal de campagne », un ancien ministre et secrétaire général de l’Élysée (Claude Guéant) condamné pour « détournement de fonds publics » ne seraient-ils pas, eux aussi, un peu « sulfureux » ?

J’ai même vu passer des articles pour dire, comme Nicolas Sarkozy d’ailleurs, que Ziad Takiddine a menti par le passé. C’est vrai. La belle affaire : c’est justement le propre de celui qui passe aux aveux après ne pas avoir dit la vérité. Il se passe aujourd’hui avec Kadhafi ce qu’il s’était déjà passé dans l’affaire Karachi où, après avoir nié (en mentant) pendant trois ans, Takieddine a fini par reconnaître avoir porté les valises de cash du clan Balladur.

Ziad Takieddine n’est pas un parangon de vertu. Quelle découverte ! Qui peut croire raisonnablement que l’on enquête sur la corruption avec des oies blanches ? Ziad Takieddine, avec qui Mediapart a eu des rapports extrêmement complexes et désagréables, a fait du chemin. Il a décidé de parler pour des raisons qui lui appartiennent (au risque de se mettre en cause devant la justice) dans le but, dit-il, de dénoncer un système qu’il qualifie de « mafieux » et auquel il avait donc pris part. Ce n’est pas rien et cela mérite, je trouve, d’être pris en compte vu le contexte décrit plus haut. Sauf pour le plus grand JT de service public. Cela n’existe pas pour lui et, par ricochets, pour ses téléspectateurs.

Cela me rappelle tellement le dossier Cahuzac. J’entends la même musique : la mise en cause de Mediapart – comme si nous étions le problème des informations que nous révélons –, la même gêne politique, le même cirque médiatique. La même injonction : il n’y a pas de preuves.

Ah bon ?

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couverture-l-express-ben-barka-338Les silencieux de l’affaire devraient se souvenir de quelques grands moments de l’histoire du journalisme : l’affaire Ben Barka, le Watergate, les micros du Canard ou le Rainbow Warrior. Quelles étaient les « preuves » de Jacques Derogy dans la première quand il révèle le témoignage qui fera ce titre de légende de L’Express, « J’ai vu tuer Ben Barka » ? Quelles étaient les preuves des journalistes du Washington Post dans la deuxième quand ils révèlent le système d’espionnage mis en place par Nixon ? Quelles étaient les « preuves » de Claude Angeli dans la troisième quand il livre l’identité des agents de la DST qui ont posé des micros-espions dans les futurs locaux de l’hebdomadaire ? Quelles étaient les « preuves » d’Edwy Plenel dans la dernière quand, journaliste au Monde, il raconte que c’est bien la DGSE qui a coulé le bateau de Greenpeace ? Il se trouve que les journalistes n’ont pas toujours des preuves, mais ils ont toujours des sources. Le plus fou, c’est que dans l’affaire libyenne, il y a des documents…Mais quelle serait la preuve d’une remise d’espèces ? Un selfie de Takieddine, place Beauvau, avec Sarkozy mettant les doigts en “V” ?

Alors bien sûr, mon propos ne consiste pas à dire qu’il faut prendre pour argent comptant (sans mauvais jeu de mots, bis) le travail de Mediapart. Surtout pas. Bien entendu, il faut contre-enquêter sur ce que l’on fait. Vérifier. Contredire. Mais voir que la plus grande chaîne du service public passe sous silence cette affaire avec des arguments dignes d’un videur de boîte de nuit, oui, cela me fait un peu honte.

Bienvenue dans la faille spatio-temporelle de la post-vérité.

 

Fabrice Arfi

source: https://blogs.mediapart.fr/fabrice-arfi/blog/181116/financements-libyens-une-honte-en-effet

Photo: Ziad Takieddine, le 12 novembre 2016, dans son appartement parisien. © Pedro Da Fonseca/Premières Lignes