Le système médiatique est en crise. Et si l’élite a peur de voir le monopole de l’information lui échapper, la perte de rationalité se constate de tous les côtés, autant chez les puissants qu’au sein du peuple, estime l’essayiste Jean Bricmont.
RT France : Les fausses informations sont devenues un sujet central ces derniers temps. Pourquoi observe-t-on le lancement d’une lutte contre les «fake news» aujourd’hui ?
Jean Bricmont (J. B.) : Si on veut parler de fake news, il faut parler des massacres de Timisoara en Roumanie de 1989, des bébés koweïtiens tués par les soldats de Saddam Hussein en 1991, des armes de destruction massive en Irak, des armes chimiques en Syrie, dont la situation n’est pas claire, de la façon avec laquelle on a présenté le coup d’Etat en Ukraine. On a une longue liste de fausses nouvelles. Et on peut montrer qu’elles sont fausses. Il y en a une longue liste dans le «modèle de propagande» de Hermann et Chomsky, une conception qui montre que la presse dominante, quand elle avait le monopôle de l’information, avant internet, avant la propagation des réseaux sociaux, jusqu’à très récemment s’est livrée à nombre de mensonges et une sorte de propagande de guerres. On a vu ça pendant la guerre de 14-18… on voit ça tout le temps !
Mais, évidemment, ces fake news ont beaucoup d’importance, parce qu’elles mobilisent l’opinion en faveur des guerres. Alors, on peut aussi faire ça sur le plan socio-économique, mais je ne veux même pas entrer là-dedans, restons sur le plan géopolitique.
Sur les réseaux sociaux, la contestation du message officiel se répand différemment. Ca n’est pas le bouche à l’oreille du passé, où il y avait une inégalité entre les médias dominants et le peuple. Désormais, le peuple use d’internet.
Face à cela, les médias dominants sont très mal à l’aise, ils veulent reprendre un peu le contrôle, et, pour cela, ils n’osent pas ouvertement censurer internet. Parce que, de toute façon, c’est très difficile techniquement. Mais ils veulent manipuler les algorithmes. Mais en fin de compte, l’honnêteté est la meilleure politique, c’est-à-dire que la meilleure solution serait d’avoir des canaux d’information officielle crédibles.
RT France : Pourquoi les médias sont-ils tellement inquiétés par le fait d’avoir perdu le monopole ?
J. B. : Les médias et les politiques sont d’un côté du système, évidemment. Ils perdent le contrôle : le Brexit, l’élection de Trump, la montée du FN, le mouvement populiste en Italie, etc. Il y a des choses qui se sont passées – qu’elles soient bonnes ou non, ça n’est pas la question – et elles échappent à ce que veulent les élites intellectuelles et médiatiques. Bien sûr, ils préfèrent critiquer les autres plutôt que soi-même, au lieu de dire «nous nous sommes trompés, nous avons désinformé le public».
Les rapports entre les autorités et le peuple est toujours assez spéciaux, mais en plus, les autorités racontent n’importe quoi. Et cela va s’aggraver, parce que les gens sont naturellement complotistes. Ils ont peut-être tort de fantasmer, soit des illuminati, soit d’un lobby juif, soit des francs-maçons qui contrôlent le monde… il y a toutes sortes de conspirations qui circulent de toute façon, mais évidemment, elles sont renforcées par le fait qu’on peut démontrer que les médias mentent, déforment.
On est dans une situation peu réjouissante, car on observe une perte de rationalité de tous les côtés. Par exemple, j’ai l’impression que personne ne croit plus à la vaccination. C’est inquiétant, parce que cela mène à un rejet de la science dans certains domaines. Concernant la géopolitique, c’est mille fois pire.
RT France : La chasse aux fake news pourrait-elle tourner à la censure ?
J. B. : C’est très difficile de censurer internet. Ils essaient de censurer, mais on peut tout trouver, même si c’est déjà supprimé. Je ne sais pas, comment ça marche, mais cela pose un problème pour lequel il n’y a a priori pas de solution. Je ne vois pas, comment ils vont empêcher les échanges par Facebook, par internet. Je considère internet comme une arme à double tranchant : je suis content qu’il y ait une critique des médias dominants, mais je ne suis pas content du fait que n’importe quels trucs se propagent et se répandent.
RT France : Est-il possible d’influencer le résultat des élections françaises avec des fake news ?
J. B. : Regardons toutes les promesses qu’ils ont faites depuis les traités de Maastricht. Quand on regarde leurs promesses, c’est risible. Qu’est-ce que les fake news ? On va revenir à la propagande médiatique. Si c’est cela, les fake news, évidemment cela doit influencer les élections. Tous les pronostics disant que l’économie britannique allait s’effondrer en cas de Brexit : des fake news ou non ? Evidemment, tout cela est fait pour influencer l’opinion. Les médias dominants influencent l’opinion.
Il faut donner une définition à la notion. Une grande partie des informations sont fausses. Quand les puissants parlent des fake news, c’est une forme de censure. Et la censure ne s’applique qu’aux gens qui n’ont pas le pouvoir. Les fake news, c’est une attaque contre les gens qui sont dépourvus de pouvoir, mais qui ont quand même une certaine influence de nos jours, grâce à internet.
Jean Bricmont est docteur en sciences et essayiste belge, professeur à l’Université catholique de Louvain. Il est auteur et co-auteur de plusieurs ouvrages dont La république des censeurs et Impostures intellectuelles (avec Alan Sokal).