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16 avril 2024

Libye: comment éviter la «somalisation»?



14/03/2016

MEDIAPART

Libye: comment éviter la «somalisation»?

13 MARS 2017  PAR RENÉ BACKMANN

Les deux principaux pôles de pouvoir qui ont émergé après 2014 du chaos libyen, à Tripoli et à Tobrouk, sont moins que jamais disposés à dialoguer pour sauver le pays de la dislocation. À moins que l’influence des pays voisins, inquiets de cette perspective désastreuse, et le retour sur la scène diplomatique de la Russie ne viennent bousculer les règles du jeu…

À 300 kilomètres des frontières de l’Europe, un pays se disloque sous les yeux inquiets de ses voisins, impuissants. Six ans après le déclenchement de la révolte qui a débouché en octobre 2011 sur la mort de Mouammar Kadhafi, la Libye est toujours en proie aux rivalités et aux conflits qui opposent ses multiples milices locales, forces tribales et bandes armées. Pour la conquête du pouvoir, le contrôle des richesses naturelles, ou la gloire d’Allah, notables, politiciens, chefs de guerre djihadistes ou non se livrent une guerre civile qui a transformé le pays en espace sans État où prospèrent l’intégrisme islamique, la contrebande d’armes et le trafic de migrants.

Jusqu’à ces derniers jours, deux pôles de pouvoir émergeaient de ce chaos – l’un à Tripoli à l’ouest, l’autre à Tobrouk à l’est. Ils étaient rivaux, en conflit politique, mais liés par un accord conclu en décembre 2015 à Skhirat, au Maroc, grâce à la médiation des Nations unies. Ce lien est désormais rompu. Le pouvoir de Tobrouk a décidé mardi 7 mars de retirer son soutien à l’accord de Skhirat. Pas tout à fait inattendue, cette rupture entre les deux pôles a sa source dans leur vieux contentieux politique et leurs ambitions économiques contradictoires, que l’accord marocain n’a pas réussi à résoudre. Mais aussi dans leurs natures propres, et leurs alliances qui ont accentué les divergences.

À l’ouest, siège à Tripoli le gouvernement d’union nationale (GNA), dirigé par l’architecte et homme d’affaires Fayez Sarraj. Seul reconnu par la communauté internationale, ce gouvernement est soutenu sur le plan militaire par la puissante milice de Misrata au sein de laquelle coexistent islamistes et insurgés anti-Kadhafi de 2011. Appuyé à l’étranger par le Qatar et la Turquie, en assez bons termes avec l’Algérie et la Tunisie, ce gouvernement dispose de moyens militaires et financiers insuffisants et son seul succès, à ce jour, est l’éviction de l’organisation État islamique de la ville portuaire de Syrte. Mais ce succès, facilité par l’appui aérien américain, est dû à une mobilisation exceptionnelle des milices locales, ce qui accroît encore la dette, donc la dépendance, du pouvoir de Tripoli à leur égard.

Le second pôle de pouvoir basé en Cyrénaïque, à l’est du pays, est représenté par le parlement de Tobrouk, élu au suffrage universel en juin 2014, qui refuse de reconnaître le GNA, et donc d’investir le premier ministre de la légitimité démocratique qu’il entend incarner. Ce refus des parlementaires est d’autant plus ferme qu’ils sont sous l’influence du maréchal – autoproclamé – Khalifa Haftar, ancien compagnon de Kadhafi tombé en disgrâce après une défaite au Tchad, puis exilé aux États-Unis. Rentré en Libye après la chute de Kadhafi, Haftar qui admire le régime égyptien issu du coup d’État contre le pouvoir des Frères musulmans se voit un destin de président « à la Sissi ». En recyclant d’anciens cadres et soldats de l’armée régulière de Kadhafi et des miliciens hostiles aux groupes islamistes de l’est, il a constitué une « Armée nationale libyenne » (ANL) qu’il considère comme le noyau des forces armées de la nouvelle Libye, dont il ne pourrait pas ne pas être le chef. Il bénéficie de l’aide, notamment militaire, de l’Égypte, des Émirats arabes unis et de la Jordanie. Paris, qui joue en Libye un double jeu dangereux, reconnaît le GNA mais aide discrètement Haftar en lui fournissant, par le biais de la DGSE, des conseillers et des renseignements. Tout en maintenant un canal de communication avec Sarraj.

En septembre 2016, les troupes de Haftar, soutenues par les milices de Zintan – rivales, à l’ouest, de celles de Misrata –, avaient pris le contrôle du « croissant pétrolier » du golfe de Syrte et de ses quatre principaux terminaux, Zouetina, Brega, Ras Lanouf et Sidra. Très mal défendus par la Garde des équipements pétroliers, dont les combattants, alliés à Sarraj, mais délaissés, avaient à peine résisté, les terminaux s’étaient avérés une proie facile. Mais précieuse. Même si la production libyenne ne dépasse pas le cinquième de ses capacités, la manne pétrolière donnait à Haftar des moyens substantiels – surtout comparés à ceux de Sarraj.

C’est la contestation militaire de cette conquête et surtout la reprise de deux des terminaux – Ras Lanouf et Sidra – par la Brigade de défense de Benghazi (BDB) qui est à l’origine de la crise et de la rupture de l’accord de Skhirat par le pouvoir de Tobrouk. Formée au printemps 2016 à Benghazi, mais rapidement chassée de la ville par les troupes de Haftar, la BDB est une force militaire majoritairement islamiste, qui nie tout lien avec l’organisation État islamique, mais intègre des combattants djihadistes issus du groupe Ansar Al-Charia. Après avoir été évincée de Benghazi, elle s’était repliée au sud vers l’oasis de Koufra et Misrata.

Selon un connaisseur du terrain, c’est d’ailleurs avec l’appui d’un détachement aguerri de la milice de Misrata, la brigade Al-Marsa, que Ras Lanouf et Sidra auraient été repris. Compte tenu des liens entre la milice de Misrata et le pouvoir de Tripoli, Haftar et ses alliés du parlement de Tobrouk ont interprété la contre-offensive contre le croissant pétrolier qu’ils venaient de conquérir comme un acte hostile du gouvernement de Fayez Sarraj. D’autant que le ministre de la défense de Sarraj, Mahdi al-Barghathi, loin de condamner, comme son premier ministre, l’offensive de la BDB, s’est félicité de cette résistance au « contre-révolutionnaire »  Haftar.

« La Russie est convaincue que la crise actuelle ne peut être surmontée que par le peuple libyen »

Ce qui inquiète particulièrement les principaux voisins immédiats de la Libye – Algérie, Tunisie, Égypte – mais aussi d’autres capitales, dans cette aggravation de la crise libyenne, c’est qu’elle intervient au moment où le gouvernement de Tripoli se révèle être plus faible et vulnérable que jamais et alors que la Russie vient d’entreprendre un retour diplomatique et stratégique spectaculaire dans la région.

Depuis son installation officielle, saluée par la communauté internationale, en mars 2016, le pouvoir de Tripoli n’a, en réalité, jamais été capable d’imposer son autorité à la ville, toujours livrée aux convoitises d’une dizaine de milices dont les allégeances et les territoires évoluent en permanence. En février dernier, les combattants de Khalifa al-Ghwell, ancien « premier ministre » d’un « gouvernement de salut national » ouvertement islamiste, écarté par Fayez Sarraj, à son arrivée dans la capitale en mars 2016, avaient réussi à s’emparer pendant plusieurs heures de trois ministères, ceux de la défense, des martyrs et du travail. Leur chef avait même tenu une conférence de presse au cours de laquelle il avait annoncé que l’accord de Skhirat, « imposé par l’étranger », était « mort ». Quelques jours plus tard, de violents affrontements à l’artillerie lourde avaient opposé des groupes armés contrôlant plusieurs quartiers de l’est de la ville. Le GNA avait dû recourir à la médiation de dignitaires des villes de Tarhuna, à 120 km au sud-est de Tripoli, et Gharian, à 80 km au sud, pour obtenir un cessez-le-feu. Fayez Sarraj avait alors demandé officiellement à l’Otan de lui fournir une « expertise » en matière de défense et de sécurité. Requête que le secrétaire général de l’Alliance atlantique Jens Stoltenberg avait promis de soumettre au Conseil « dès que possible ».

De son côté, Haftar est l’objet d’une cour assidue des diplomates et des militaires russes. Pour de multiples raisons dont l’une, au moins, est évidente. Moscou n’a jamais admis d’avoir été berné en mars 2011 lors du vote de la résolution 1973 des Nations unies sur la Libye. Présenté par les Occidentaux comme un texte imposant un « régime d’exclusion aérienne » destiné à protéger les civils, ce document auquel le président russe Dmitri Medvedev avait fini par accepter de ne pas opposer son veto avait été invoqué par ses promoteurs – Paris et Londres, notamment – pour bombarder des cibles militaires liées au régime de Kadhafi, alors qu’il n’autorisait pas explicitement les frappes aériennes.

Anciens alliés et fournisseurs de la « Jamahiriya » libyenne, les dirigeants russes avaient très mal réagi à cette diplomatie du bonneteau qui les avait écartés de fait d’un point d’appui possible en Afrique du Nord. Patients, pragmatiques et occupés ailleurs au Moyen-Orient, ils ont attendu d’avoir contribué à faire basculer, en Syrie, le rapport de force militaire en faveur de leur allié, Bachar al-Assad, pour rouvrir le dossier libyen.

Ils ont d’abord concentré leur offensive diplomatique sur celui qui apparaissait à leurs yeux comme le seul « homme fort » de ce pays à la dérive : le maréchal Khalifa Haftar, ancien officier de l’armée de Kadhafi, chef incontesté d’une armée de plus de 50 000 hommes, bien entraînée et équipée d’une poignée de vieux Mig, offerts par l’Égypte. Invité à deux reprises à Moscou en 2016, Haftar a même bénéficié début janvier d’une visite à bord du porte-avions russe Amiral-Kouznetsov, de passage au large des côtes libyennes au retour d’un de ses déploiements en Syrie.

Au cours d’une vidéo-conférence organisée à bord du navire, avec le ministre russe de la défense, Sergueï Choïgou, Haftar a répété qu’il comptait sur le soutien de Moscou pour obtenir la levée de l’embargo sur les fournitures d’armes à la Libye et pour soigner ses combattants les plus gravement blessés. Deux semaines plus tard, 70 blessés libyens étaient transférés à Moscou à bord de deux appareils russes.

Soucieux cependant de ne pas marginaliser trop ostensiblement le seul pouvoir reconnu par la communauté internationale, et aussi de préserver un rôle possible d’intermédiaire entre les deux pôles de pouvoir libyens, le Kremlin a aussi reçu à Moscou, au début du mois, Fayez Sarraj. « La Russie est convaincue que la crise actuelle ne peut être surmontée que par le peuple libyen, toutes les parties libyennes, grâce à un dialogue national et inclusif, visant un cessez-le-feu », a déclaré le ministre russe des affaires étrangères, Sergueï Lavrov, au terme des entretiens.

Le 14 février, Moscou avait d’ailleurs soutenu la démarche d’Alger, Tunis et Le Caire, qui avaient proposé à Fayez Sarraj et Khalifa Haftar de se rencontrer au Caire pour trouver un terrain d’entente, avec l’aide de l’ONU. Démarche vaine. Haftar a persisté dans son refus de rencontrer le médiateur de l’ONU, Martin Kobler, à l’œuvre depuis près d’un an pour tenter – sans succès à ce jour – de consolider le pouvoir de Tripoli. Il a également refusé de rencontrer Sarraj. Au grand dépit de son modèle, le président égyptien Abdel Fatah al-Sissi, qui espérait une attitude plus ouverte, au moins en reconnaissance de l’aide généreuse – diplomatique, militaire, politique – fournie par Le Caire à « l’homme fort de la Cyrénaïque » depuis son irruption à la tête du pouvoir de Tobrouk, aux côtés du président du parlement.

Le Caire, qui n’a pas fait un geste pour soutenir Haftar lors de l’attaque de la BDB contre le « croissant pétrolier », acceptera-t-il, dans ces conditions, de lui fournir les moyens militaires supplémentaires qui lui permettraient de reprendre le contrôle des terminaux perdus ? Si c’est le cas, le prix pourrait bien en être l’acceptation par le « maréchal » du principe d’une négociation avec Tripoli.

Comme leurs homologues algériens et tunisiens, les dirigeants égyptiens savent que la persistance de l’instabilité en Libye constitue une menace majeure pour leurs régimes. Dans cette zone désertique où les frontières sont incontrôlables, une Libye « somalisée », c’est-à-dire durablement privée de tout pouvoir étatique, serait un carrefour pour tous les trafics – notamment celui des armes – et une base d’infiltration pour les djihadistes et terroristes de toutes obédiences. Alger, qui a constaté avec inquiétude des résurgences terroristes, notamment ces dernières semaines à Bouira, Constantine et Tizi Ouzou, a reçu séparément en décembre 2016 les deux dirigeants libyens pour leur exposer les résultats de sa stratégie de « concorde » avec les islamistes. Et les inciter au dialogue.

Tunis qui a payé un lourd tribut au terrorisme djihadiste, mais dont le régime repose sur un dialogue avec le parti islamisme Ennahda, plaide aussi pour l’organisation d’un dialogue. Le Caire enfin serait prêt à soutenir, dans le cadre d’une négociation entre Tripoli et Tobrouk, une proposition d’amendement de l’accord de Skhirat pour le rendre plus « inclusif », ce qui permettrait d’assurer à Haftar le commandement d’une armée unifiée. Encore faudrait-il que le dialogue soit renoué. Ce qui ne sera pas simple après la décision du parlement de Tobrouk.

« Les protagonistes n’ont pas compris qu’aucun courant idéologique ou clan politique ou tribal ne pouvait gouverner ce pays tout seul après Kadhafi, affirme à l’AFP Rachid Khechana, directeur à Tunis du Centre maghrébin d’études sur la Libye (CMEL). Le pays n’était pas prêt à une compétition démocratique classique. » Après avoir imposé par les armes, en Syrie, un nouveau rapport de force qui bouleverse totalement les conditions de la négociation, la Russie est-elle sur le point en Libye de profiter de l’effacement de l’influence occidentale, pour revenir en scène et proposer, par la diplomatie, et avec l’appui des pays voisins, la reprise d’un dialogue que l’ONU s’est montré incapable d’organiser ?

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