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16 avril 2024

Dr. Jean Bricmont : « Aujourd’hui l’OTAN est totalement obsolète »


Algérie Résistance

Mohsen Abdelmoumen


Noam Chomsky et Jean Bricmont. DR

Vendredi 21 avril 2017

English version here

Mohsen Abdelmoumen : Quelle est votre analyse de la situation qui prévaut en Syrie et en Irak ?

Dr. Jean Bricmont : Elle est confuse, parce que les États-Unis veulent soutenir le gouvernement irakien qui est supposé être leur allié – bien qu’il soit plus proche de l’Iran que des États-Unis – contre l État islamique mais veulent aussi utiliser les mêmes islamistes, au moins dans leur forme soi-disant modérée, contre le gouvernement syrien.

Ne pensez-vous pas que la décision du président Trump d’ordonner des frappes contre la Syrie constitue un grave précédent ? La seule solution de la résolution du conflit syrien n’est-elle pas politique et non militaire ?

Elle est militaire en ce sens qu’elle passe par la défaite de l’insurrection. L’attaque américaine n’est pas réellement un précédent – les États-Unis ont déjà tué des militaires syriens. Est-ce grave ? C’est évidemment une violation du droit international ainsi que de la constitution des États-Unis, mais ce n’est pas la première fois que cela se produit, ni la dernière. Il faut voir la suite des événements pour apprécier la gravité de la situation. Ces attaques récentes ne vont pas changer le rapport de force sur place, sauf si elles sont suivies d’attaques massives contre l’armée syrienne, ce qui pourrait entraîner une guerre mondiale. On verra.

Vous êtes physicien et vous avez enseigné dans des universités américaines. À votre avis, l’opinion publique américaine peut-elle tolérer une autre guerre impérialiste ?

Cela dépend ce qu’on appelle l’opinion : l’opinion « éduquée » c’est à dire les médias et les intellectuels établis sont presque tous pour la guerre. Ils ont évidemment une influence sur la population, qui dépend des médias pour s’informer et qui subit alors leur propagande constante. Mais le sentiment populaire qui s’est exprimé dans l’élection de Trump est fatigué de cette politique de guerre perpétuelle. D’ailleurs, une bonne partie des supporters de Trump sont furieux suite à ces bombardements.

Les frappes américaines contre la Syrie étaient une action unilatérale. À quoi servent l’Union Européenne, l’alliée de Washington, l’Otan et surtout l’ONU ?

L’Union Européenne prétend être un contre-poids face aux États-Unis, mais comme les États membres ne peuvent pas se mettre d’accord sur quoi que ce soit, l’Union Européenne ne pèse d’aucun poids. L’Otan est le bras armé des États-Unis. Quant à l’ONU, elle a été tellement instrumentalisée par les États-Unis qu’elle est devenue impuissante. Récemment les Russes et parfois les Chinois utilisent assez souvent leur veto, mais c’est lié au fait que les résolutions avancées par les États-Unis sont unilatérales.

À l’heure où tout le monde a les yeux fixés sur la Syrie, on remarque un redéploiement militaire des USA vers l’Asie de l’Est. Ne pensez-vous pas que la Corée du Nord est une éventuelle cible de l’impérialisme US ?

Je ne vois pas quel intérêt les États-Unis auraient à attaquer la Corée du Nord. Et une telle attaque serait risquée, vu que la Corée du Nord possède des armes nucléaires. Mais il est possible que leurs menaces soient une façon d’intimider la Chine.

Certaines de mes sources m’ont confirmé que les groupes terroristes qui subissent des pertes importantes en Syrie et en Irak se redéploient vers l’Europe et l’Afrique. Selon vous, l’Europe est-elle préparée à un tel déferlement de terroristes ?

Je ne possède pas de telles sources, donc je ne sais pas ce qu’il en est de ce redéploiement. Mais il est évident que l’Europe n’est pas capable d’affronter le phénomène terroriste, si celui-ci se systématise. Il y a deux façons de contrer le terrorisme : l’une c’est la méthode policière classique, par infiltration des mouvements terroristes ou par chantage et pressions sur les terroristes arrêtés. Mais s’il y a suffisamment de cellules terroristes indépendantes, l’infiltration devient compliquée. L’autre façon, c’est une surveillance vraiment généralisée, mais la société n’est pas encore prête à accepter cela.

Les « returnees » ne constituent-ils pas une menace permanente face à une Europe qui aura du mal à les combattre, surtout avec l’absence de coordination dans la lutte antiterroriste notamment avec les Syriens et les Russes ?

Je ne sais pas dans quelle mesure les terroristes sont des « returnees » ou des gens ayant grandi ici. Mais évidemment l’absence de coordination avec les autres pays combattant le terrorisme est une absurdité complète.

Autre pays dévasté par l’OTAN, la Libye est devenue un sanctuaire pour les terroristes et une rampe de lancement pour des opérations terroristes qui visent l’Algérie et toute la région du Sahel. D’après vous, l’implication des acteurs régionaux n’est-elle pas la seule solution pour éviter une nouvelle intervention aventurière des États-Unis et de l’OTAN, surtout que des informations parlent d’un redéploiement militaire américain en Afrique ?

Je n’ai pas de conseils à donner aux acteurs régionaux. Quant à une nouvelle intervention des États-Unis et de l’Otan, pourquoi permettrait-elle plus que l’intervention précédente de stabiliser la région ?

Vous avez sans doute entendu les déclarations d’Emmanuel Macron concernant la colonisation de l’Algérie par la France. Ne pensez-vous pas que ce candidat a utilisé ce dossier à des fins électoralistes ? Comment ce banquier d’affaire chez les Rothschild, défenseur d’Israël et des sionistes, du grand capital et de la mondialisation, peut-il prétendre défendre le peuple algérien qui a subi l’oppression coloniale ?

Je pense que les hommes et femmes politiques devraient se limiter à faire des propositions politiques et pas à faire de grandes déclarations dans un sens ou l’autre sur l’histoire, la morale, la religion, etc. Je ne vois pas en quoi une déclaration sur le colonialisme défend en quoi que ce soit le peuple algérien. Celui-ci est indépendant et doit résoudre ses propres problèmes – qui ne sont pas minces. Personne en France ne veut recoloniser l’Algérie. La déclaration de Macron sert peut-être à attirer le vote des « banlieues » mais c’est une très mauvaise raison de voter pour lui, puisque cette déclaration n’a aucun effet réel.

Dans ces élections françaises, on a remarqué une absence de débat de fond, une multiplication d’affaires et de fausses polémiques. L’offre politique en France est-elle à la hauteur des attentes du peuple français ?

Pour moi, c’est lié au fait que la France n’est plus qu’une province de l’Europe. Les décisions importantes sont prises à Bruxelles, Francfort ou Washington. D’où l’absence de débat de fond sur la politique. Néanmoins, chacun à leur façon, Mélenchon et Marine Le Pen posent des questions de fond, mais ils devraient savoir qu’à l’intérieur de l’Europe aucune autre politique n’est possible. Il existe un candidat lucide sur ces questions : François Asselineau, de l’Union Populaire Républicaine. Il est le seul à proposer de sortir de l’Union Européenne, de l’euro, et de l’Otan. Mais il est peu connu et très marginal.

On a vu que les médias de masse ont failli aux États-Unis lors de l’élection présidentielle américaine, idem lors du Brexit au Royaume Uni, et en France ils continuent à parler des sondages et des favoris des élections présidentielles. Ne pensez-vous pas que les médias mainstream ont perdu toute crédibilité et que la véritable information est à trouver dans les médias alternatifs ?

Pour les sondages, je ne sais pas ; ils se trompent mais pas de gros pourcentages et je ne pense pas qu’ils soient manipulés. Pour les médias, je pense qu’ils ne sont pas crédibles, mais qu’une bonne partie de l’opinion continue à leur faire confiance. Contrairement aux États-Unis et au Royaume Uni, en Europe continentale il y a une très forte pression liée à la « mémoire » de la guerre et du fascisme qui pousse les gens à accepter l’ordre établi. Je pense que cette mémoire est essentiellement mystificatrice, mais c’est une autre histoire.

À votre avis, que gagne donc l’Europe en diabolisant Vladimir Poutine et en cessant tout partenariat avec la Russie ? Ne pensez-vous pas que la Russie est une puissance incontournable et que les Européens ont intérêt à cesser leur politique suiviste des États-Unis ?

Oui ils y ont intérêt, mais c’est là qu’on voit qu’il y a une différence entre les intérêts bien compris des capitalistes et la vision du monde promue par les médias. Ce sont ces derniers qui mènent une guerre idéologique constante contre la Russie. C’est aussi pourquoi cette « guerre » a plus de succès dans la gauche, qui est souvent fidéiste par rapport aux médias dominants, que dans la droite, du moins celle qui pense en termes d’intérêts nationaux.

J’ai interviewé et échangé avec divers militaires de haut rang qui m’ont affirmé que l’OTAN devrait disparaître parce qu’il a été initialement créé pour combattre l’Union soviétique. Quel est votre avis ?

D’abord, il n’y avait même pas besoin de combattre l’Union soviétique, vu que celle-ci a voulu garder les positions obtenues à la fin de la guerre, mais n’a jamais cherché à aller au-delà. Elle n’a pas soutenu les communistes dans la guerre civile grecque et a laissé la Finlande indépendante, alors que celle-ci était vaincue et avait combattu l’URSS à côté des Allemands. D’un autre côté, l’Otan n’est jamais intervenue directement lors de l’invasion de la Hongrie ou de la Tchécoslovaquie. Aujourd’hui l’Otan est totalement obsolète, les Russes n’ayant aucune intention d’envahir qui que ce soit, mais les bureaucraties ont un art consommé de se perpétuer longtemps au delà de leur limite de péremption, en agitant des menaces imaginaires dont elles sont supposées nous protéger.

Si avec Killary Clinton on voyait se profiler une guerre totale imminente, pensez-vous que l’administration Trump ne va pas commettre l’irréparable face aux Russes et aux Chinois ?

D’une certaine façon, Clinton a gagné les élections. Du moins, les pressions de l’axe néo-conservateurs-impérialistes humanitaires qui regroupe une bonne partie des républicains et des démocrates ainsi que des médias ont amené Trump à une politique clintonienne. Quant à l’irréparable, qui vivra verra, et si l’irréparable se produit, on ne verra pas parce qu’on ne survivra pas.

Interview réalisée par Mohsen Abdelmoumen

Qui est le Dr. Jean Bricmont ?

Jean Bricmont est un physicien belge. Il enseigne la physique théorique à l’Université catholique de Louvain (Belgique) et est membre de l’Académie Royale de Belgique. Il a obtenu son Doctorat en 1976 à l’Université catholique de Louvain. Il a travaillé en tant que chercheur à l’Université Rutgers et a ensuite enseigné à l’Université de Princeton, aux États-Unis. Ses recherches lui ont valu deux distinctions : le prix J. Deruyts de l’Académie Royale de Belgique en 1996 et le prix quinquennal FNRS (A. Leeuw-Damry-Bourlart) en 2005.

Jean Bricmont est aussi connu comme étant un activiste rationaliste qui s’associe aux intellectuels américains tels que Noam Chomsky, Alan Sokal, etc. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages dont : « Impostures intellectuelles » (2003) avec Alan Sokal ; Impérialisme humanitaire : Droits de l’homme, droit d’ingérence, droit du plus fort ? avec François Houtart (2005) ; Making Sense of Quantum Mechanics (2016) ; Chomsky Notebook (2010) avec Julie Franck et Noam Chomsky ; Hidden Worlds in Quantum Physics avec le Dr. Gérard Gouesbet (2013) ; Occupy avec Noam Chomsky (2013 ); Raison contre pouvoir : Le pari de Pascal avec Noam Chomsky (2009) ; Le monde qui pourrait être : Socialisme, anarchisme et anarcho-syndicalisme avec Bertrand Russel (2014) ; A l’ombre des Lumières : Débat entre un philosophe et un scientifique avec Régis Debray (2003), etc.

Published In English in American Herald Tribune, April 20, 2017: http://ahtribune.com/world/1624-jean-bricmont.html

In Oximity: https://www.oximity.com/article/Dr.-Jean-Bricmont-Aujourd-hui-l-Otan-e-1

Reçu de l’auteur pour publication

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Source : Mohsen Abdelmoumen
https://mohsenabdelmoumen.wordpress.com/…
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