Depuis le lundi 5 juin, l’Arabie Séoudite, le Bahreïn et les Émirats arabes unis (EAU), suivis de l’Égypte, de la Libye, du Yémen, des Maldives, & désormais de plusieurs pays africains (la Mauritanie, les Comores, le Tchad, le Sénégal, Djibouti, le Gabon & le Niger), ont décidé de rompre ou réduire leurs relations diplomatiques avec le Qatar : exclusion de l’opération Tempête décisive au Yémen ; expulsion des citoyens & diplomates qataris dans plusieurs pays ; fermeture des frontières terrestres, aériennes & maritimes avec Doha ; coupure de tout accès aux media liés à l’émirat insulaire, notamment Al-Jazeera & BeIN Sports. Quel péché a donc commis ce petit mais très richissime État pour mériter une telle mise au ban ?
Docteur en Science politique & colonel au sein de la réserve opérationnelle des Armées, Caroline Galactéros dirige le cabinet d’intelligence stratégique Planeting. Auteur du blog Bouger les Lignes, elle a publié Manières du monde. Manières de guerre (éd. Nuvis, 2013) & Guerre, Technologie & société (éd. Nuvis, 2014).
« Le Qatar accueille divers groupes terroristes pour déstabiliser la région, comme la confrérie des Frères musulmans, DA’ECH et Al-Qaïda », a argué dans un communiqué le ministère séoudien des Affaires étrangères, qui, au-delà de ce « soutien au terrorisme », reproche à Doha sa complaisance envers l’Iran. La soudaine préoccupation de Riyad pour la lutte contre le djihâdisme qui ensanglante la planète, y compris l’Iran, aurait de quoi faire sourire si cela n’était pas tragique. L’inquiétude de la famille Séoud envers Téhéran est déjà probablement plus sincère.
Cette brusque crise, la plus aiguë depuis l’invasion américaine de l’Irak en 2003, intervient dans la foulée de la visite de Donald Trump à Riyad les 21 et 22 mai lors de laquelle le président américain a ressoudé le lien historique entre l’Arabie Séoudite et les États-Unis – plus de 300 milliards de contrats commerciaux signés, dont un tiers de ventes d’armement – tout en appelant les nations arabes à combattre le terrorisme islamiste et à endiguer l’Iran. Il établit ce faisant un lien frôlant l’absurde entre ces deux derniers éléments. Comment en effet, escamoter l’évidence ? La terreur qui ensanglante actuellement la Syrie, la Libye, l’Irak et évidemment l’Europe est le fait du djihâdisme sunnite et non chî’îte, dont Riyad comme Doha sont les puissances dominantes et éminemment prosélytes (depuis plus de 40 ans s’agissant de l’Arabie Séoudite). Le lien entre une nouvelle séquence de la politique américaine au Moyen-Orient et le subit Qatar-bashing de l’Arabie Séoudite apparaît plus qu’en filigrane de cette crise. Donald Trump n’a d’ailleurs pas manqué de réagir… sur Twitter…
(…)
Avant d’ajouter :
C’est énorme ! Un sommet de cynisme et de stratégie du chaos avec la mise en place d’un leurre spectaculaire pour concentrer la vindicte internationale et remobiliser le front sunnite, via notamment le projet d’une OTAN arabe, front qui se fissurait dangereusement depuis le changement d’Émir à Doha en 2013, nourrissant un réalisme grandissant de certains États du Conseil de coopération du Golfe (CCG)sur le rôle incontournable de Téhéran dans tout apaisement régional sérieux.
« La fin de l’horreur du terrorisme » ? Les deux attentats en Iran ont dû rappeler Donald Trump à une certaine réalité… Il faut donc dresser un état des lieux suffisamment détaillé pour comprendre comment et pourquoi Doha a pu se retrouver dans cette soudaine quarantaine.
Une vieille rivalité entre l’immense Arabie & le petit Qatar
En 1995, l’émir du Qatar, Khalifa Ben-Hamad Al-Thani, est en Suisse. Son fils, alors ministre de la Défense et chef des forces armées, réalise un coup d’État à Doha. Hamad Ben-Khalifa Al-Thani va régner jusqu’en 2013 et procédera à une profonde modernisation du petit émirat tout en déployant une politique internationale intensive et multivectorielle. Symbole de son influence, la chaîne arabe Al-Jazeera va inonder d’informations le monde islamique et pas seulement. Mais le Qatar n’est pas que le promoteur de l’islamisme. Ben-Hamad al-Thani, apporte certes son soutien aux Frères musulmans dans le monde arabo-musulman ou au Hamas en Palestine, mais il mène aussi de façon assidue une politique de rapprochement avec les pays occidentaux, en promouvant dans son petit pays de 300.000 citoyens, une politique éducative intense, où les universités anglo-saxonnes jouent un rôle de tout premier plan, et en investissant massivement à l’étranger via son fonds souverain, la Qatar Investment Authority (QIA). La France sera l’un des points d’ancrage privilégiés de cette influence qatarie, grassement récompensée en espèces sonnantes et trébuchantes. Doha possède ainsi des parts dans de nombreux fleurons français comme Lagardère, Total, EADS, Vinci ou Areva. Aux États-Unis, le Qatar finance aussi des think tanks comme la Brookings Institution. Pour gagner en influence, la politique étrangère de l’Émir se déploie donc tous azimuts… au risque d’un intenable grand écart.
Cette influence extérieure est rendue possible par l’enrichissement très rapide de cet État pétrolier, mais surtout gazier. Ses eaux territoriales s’étendent sur la moitié du plus grand champ gazier offshore du monde, le North Dome Field, dont l’autre moitié se situe dans les eaux iraniennes. Il génère aujourd’hui près de 60% du PIB du pays, faisant du Qatar le premier exportateur mondial de gaz naturel liquéfié (GNL), dont les pays asiatiques, notamment le Japon, sont de très grands importateurs. Plus d’un millier de méthaniers s’approvisionnent chaque année dans le port qatari de Ras Laffan. Mais le Qatar pense aussi au temps où le gaz ne sera plus. De 2005 à 2017, un moratoire limite l’exploitation du gisement, officiellement pour prévenir tout risque écologique à long terme, officieusement pour ne pas faire d’ombre au voisin iranien dont l’exploitation du gisement restait faible en raison des sanctions internationales. Investissant dans le monde entier, l’émir Al-Thani encourage les sociétés étrangères à s’implanter au Qatar où poussent petites et moyennes entreprises.
Mais ce sont les Printemps arabes en 2011 qui vont déstabiliser la politique d’influence trop gourmande de l’émir du Qatar. Contrairement à l’Arabie Séoudite et aux Émirats arabes unis, qui craignent un effet boule de neige, Al-Thani décide de soutenir les rébellions qui fleurissent partout dans le monde arabe. L’émirat fournit ainsi un soutien massif en financements et en armes aux rebelles libyens pour renverser Kadhafi. En Égypte, Al-Thani prend fait et cause pour le frère musulman Mohamed Morsi. En Syrie, le Qatar sera en première ligne pour soutenir les groupes armés rebelles islamistes, ceux qui relèvent des Frères musulmans comme Ahrar al-Cham, mais aussi ceux directs dérivés d’Al-Qaïda comme l’ ex-Jabhat al-Nosra, rebaptisé Fatah al-Cham avant de se fondre dans le Hayat Tahrir al-Cham au sein duquel il reste dominant. L’arrivée des Frères musulmans en Tunisie et en Égypte fut alors, rappelons-le, naïvement interprétée comme le triomphe d’un modèle de société alternatif aux despotismes arabes dont le modèle achevé aurait été la Turquie d’Erdogan, alliant développement économique et islamisme « modéré » depuis l’arrivée de l’AKP au pouvoir en 2002. Un « modèle » qui n’en demeure pas moins concurrent du leadership auquel prétend l’Arabie Séoudite sur le monde arabe sunnite.
C’est là un virage stratégique majeur de la politique extérieure du Qatar, qui profitait jusque-là de son nouveau poids diplomatique pour se poser en puissance médiatrice notamment à propos des crises du Liban, du Darfour ou de l’Érythrée.
L’Arabie Séoudite voit alors déjà d’un très mauvais œil l’influence économique et politique grandissante de ce tout petit État péninsulaire qui veut marcher dans la cour des Grands jusqu’à la supplanter. La Syrie sera le tournant de cette nouvelle stratégie de Doha. Fin 2013, l’émir du Qatar abdique et laisse sa place à l’un de ses nombreux fils, Tamim Ben-Hamad al-Thani,. Comme l’explique très bien Ardavan Amir-Aslani dans Atlantico : « Si on laisse de côté la maladie diplomatique qui ne trompe personne, il y a à mon sens deux raisons essentielles (à son abdication). Primo, son échec cuisant en Syrie. Il y a deux ans, il avait promis à ses alliés occidentaux que le régime de Bachar el-Assad ne tiendra pas six mois. Secundo, la marge de manœuvre qu’il s’est octroyée dans l’appui aux islamistes, dépassant ainsi le seuil de tolérance américain. C’est que le Qatar est allé trop loin dans le soutien financier et militaire à des salafistes qui sont encore considérés par l’administration américaine comme étant des groupes terroristes. Notamment Al-Qaïda, et pas seulement en Syrie, mais en Irak, en Libye, au Mali et en Somalie ».
Depuis 2013 donc, si l’émir Tamim prolonge globalement la politique étrangère de son père – en mettant un point d’honneur à conserver son indépendance – il le fait de manière moins offensive que celui-ci, notamment dans le financement des rébellions islamistes et djihâdistes à travers le monde. Comme le dit Georges Malbrunot, grand reporter au Figaro, « Tamim a voulu nettoyer les écuries »… Il a choisi en revanche de maintenir de façon réaliste une certaine compréhension vis-à-vis de Téhéran au grand dam de l’Arabie Séoudite. Une première crise diplomatique avait eu lieu en mars 2014 lorsque l’Arabie Séoudite, les EAU et Bahreïn avaient déjà rappelé leurs ambassadeurs à Doha. À l’époque, les trois pays du Golfe reprochaient à leur voisin ses liens avec les Frères Musulmans et ses « ingérences » dans les affaires du Golfe. En fait, Riyad reproche à Doha de ne plus soutenir le même djihâd mondial et de retrouver la voie d’une position plus équilibrée vis à vis de Téhéran et maquille cette déconvenue d’une accusation en soutien du terrorisme pour noyer le poisson de sa véritable cible, Téhéran, dans une très inquiétante convergence avec Washington et Tel-Aviv.
La crise diplomatique actuelle ne peut donc être comprise sans avoir à l’esprit cette forte et ancienne concurrence entre l’Arabie Séoudite et le Qatar. La soudaine condamnation de Doha est une réaction sous la houlette de Riyad, réassuré par Washington, face à la fissuration du front sunnite contre Téhéran (et Damas). L’Égypte fortement soutenue financièrement par l’Arabie Séoudite, a rejoint la fronde actuelle. D’après Al Monitor, le régime du Maréchal as-Sissi chercherait à isoler le Qatar depuis plusieurs années, lui reprochant de soutenir les organisations terroristes (en particulier les Frères musulmans), l’idéologie de l’État islamique qui prospère dans le Sinaï, et d’interférer dans ses affaires intérieures.
Quant à Riyad, sa convergence-connivence avec Le Caire, dans laquelle Moscou essaie d’ailleurs avec constance d’enfoncer un coin, se base sur la rivalité idéologique qui oppose la branche wahhabite séoudienne à celle des Frères musulmans. L’Arabie Séoudite tente par divers moyens de chasser les Frères musulmans qui ont prospéré sur les révoltes arabes en soutenant Sissi. On ne peut également s’empêcher de songer à une séquence inachevée amorcée avec le Coup d’État manqué en Turquie de 2016. L’opprobre actuel jeté sur le Qatar pour le déstabiliser pourrait faire à nouveau de la Turquie une cible à moyen terme.
Le tournant pro-séoudien de Donald Trump, qui semble avoir rompu (de gré ou de force) avec le rééquilibrage stratégique tenté par son prédécesseur qui avait abouti à l’accord sur le nucléaire du 14 juillet 2015, a donné au Royaume l’occasion inespérée de remettre le petit État gazier à sa place. Mais ce premier niveau d’analyse n’est probablement pas le plus déterminant. A un second, c’est davantage la rivalité entre Riyad et Téhéran (et en filigrane celle entre Washington et Moscou) qu’il faut mesurer pour comprendre le sort actuel du Qatar .
Une rivalité absolue entre l’Arabie & la Perse
Car, au fond, s’il existe bel et bien une rivalité entre les différents États du Golfe, s’il existe encore indubitablement une rivalité relative à l’influence idéologique sur le monde islamique avec d’un côté le wahhabisme en Arabie Séoudite et de l’autre les Frères musulmans au Qatar et en Turquie (et les financements concurrents du terrorisme qui vont avec), la principale force motrice de ces tensions reste le duel que se livrent Riyad et Téhéran. Un duel qui peut « monter aux extrêmes » jusqu’à la « guerre absolue » ou se jouer par proxies interposés via de « petites guerres » (encore une expression clausewitzienne, qui faisait référence à l’époque à la campagne napoléonienne en Espagne et à la découverte de l’art de la guérilla).
On peut sans doute dire que nous assistons à l’heure actuelle, à une phase de montée aux extrêmes dans ce duel irano-séoudien qui se matérialise déjà par les guerres en Syrie et en Irak. Les puissances sunnites ont d’abord tenté à partir de 2011, de renverser à Damas un pouvoir jugé trop proche de Téhéran. Aujourd’hui, fort du soutien russe, l’Iran fait de la Syrie une étape essentielle de sa route terrestre vers la Méditerranée que le Roi de Jordanie, en 2004, avait qualifiée de « croissant chî’îte » (Téhéran/Bagdad/Damas/Beyrouth). À noter par ailleurs que celui-ci recouvre sa réalité territoriale puisque le 9 juin 2017 les forces gouvernementales syriennes ont atteint la frontière syro-irakienne à l’est du passage d’Al-Tanf, tenu par les rebelles et les forces spéciales américaines, faisant la jonction avec les forces gouvernementales irakiennes et les Unités de mobilisation populaires chî’îtes.
Les forces gouvernementales prennent ainsi un avantage décisif dans la course pour l’Est syrien que nous évoquions le mois dernier, puisque les rebelles soutenus par les États-Unis se retrouvent désormais bloqués par les forces pro-gouvernementales.
Parallèlement à la Syrie, la guerre au Yémen, où l’Arabie Séoudite patine face aux rebelles houthis tout en massacrant les civils dans un assourdissant silence médiatique occidental, illustre ces « petites guerres » par proxys qui alimentent le duel irano-séoudien.
Turquie, Iran, Qatar sous la houlette de Moscou : un rapprochement énergétique
Le crime de lèse-majesté qatari, source de sa mise au ban, est donc la politique réaliste vis-à-vis de Téhéran menée par Doha depuis plusieurs années. C’est là évidemment son plus grave péché aux yeux de Riyad. Les raisons en sont à la fois politiques, énergétiques et économiques. Politiquement, le Qatar se sert de cette relation avec l’Iran pour affirmer une ligne indépendante par rapport aux autres États qui s’alignent sur la position maximaliste séoudienne au sein du Conseil de Coopération du Golfe (CCG). L’autre raison à cette relation spéciale entre l’Iran et le Qatar est énergétique et donc économique.
Doha et Téhéran partagent en effet dans le Golfe persique le plus grand gisement gazier offshore du monde, évoqué plus haut. North Dome du côté qatari et South Pars du côté iranien représentent ensemble près de 20% des réserves mondiales de gaz naturel sur environ 10.000 km2. Exploité depuis 1989 par le Qatar, ce gisement l’est beaucoup moins du côté iranien car Téhéran est considérablement en retard dans son exploitation du fait des sanctions économiques qui ont existé jusqu’en 2015 et qui, en réalité, ne sont levées que très progressivement.
L’un des facteurs du déclenchement de la crise en Syrie provient on le sait de désaccords sur le tracé de pipelines entre les pays sunnites, partisans d’un « tracé sunnite » depuis North Dome, et l’Iran favorable à un « tracé chî’îte » par l’Irak et la Syrie. Mais l’évolution de la guerre en Syrie et le sauvetage du régime par la Russie et l’Iran ont sensiblement modifié la donne. Les puissances sunnites, à commencer par le Qatar, ne pourront pas éliminer le régime de Damas et l’influence iranienne en Syrie pour faire se rejoindre un futur pipeline « sunnite » des pays du Golfe et un pipeline turc de sorte à approvisionner l’Europe en gaz qatari. L’Iran, de son côté, manque d’investissements financiers et de savoir-faire technique et a besoin de Moscou pour exploiter South Pars. Mais le rapprochement tactique entre la Turquie et la Russie change lui aussi la donne. Désormais, avec le projet russo-turc relancé de pipeline Turkish Stream qui mène vers l’Europe du Sud, aucun pays producteur ne peut espérer vendre du gaz à l’Europe en passant par la Turquie sans l’accord de la Russie. C’est là la grande victoire énergétique de Moscou au Moyen-Orient. En sauvant Damas et en se rapprochant à la fois de Téhéran et d’Ankara, la Russie force le Qatar à coopérer s’il veut vendre du gaz naturel en Europe. Cette évidence s’est concrétisée le 20 février dernier lorsque, l’ambassadeur de Russie au Qatar, Nurmakhmad Kholov, a annoncé à l’agence russe Tass que « le Qatar investissait près de 2 milliards de dollars dans les activités de l’entreprise russe Novatek, plus important producteur indépendant de gaz de Russie ». Kholov a précisé que « la Russie et le Qatar ont réussi ces trois dernières années à obtenir de bons résultats en matière d’économie et d’échanges commerciaux grâce au travail conjoint de la Commission intergouvernementale pour le commerce, l’économie, la science et la coopération technique » entre les deux pays. Avant de conclure : « Le Qatar exprime un grand intérêt pour les produits agricoles russes ainsi que pour les projets russes en matière de pétrochimie et de sources énergétiques, autant que dans le domaine de la construction ».
Ceci est dans la droite ligne de la privatisation du géant public russe du pétrole, Rosneft, qui a eu lieu au début du mois de décembre dernier. L’État russe qui possédait 50% de Rosneft, première entreprise pétrolière mondiale, en a cédé 19,5% du capital au fonds d’investissement Glencore ainsi qu’au fonds souverain du Qatar (dans une proportion que l’on ignore) pour un montant de 10,5 milliards de dollars, qui doivent servir au renflouement du budget russe via l’entreprise publique Rosneftegaz. Précisons que le Qatar est lui-même majoritaire au sein du fonds Glencore. Comme le résume bien le général (2S) Jean-Bernard Pinatel dans Atlantico, « trois pays – la Russie, l’Iran et le Qatar – possèdent 50% des réserves mondiales de gaz naturel. Les trois sont désormais alliés économiquement et stratégiquement, ce qui marque l’échec de la stratégie de l’Union européenne de diversification de ses sources d’approvisionnement de gaz naturel inspirée et voulue par les États-Unis et l’Otan ».
J’ose renvoyer ici à un autre post écrit il y a quelques mois et que l’actualité confirme désormais pleinement : Qatar-Russie : une lune de miel énergétique à l’ombre de la crise syrienne, ».
Il est probable que c’est l’officialisation de cette alliance énergétique inattendue qui a provoqué l’inquiétude de Washington, après une ère Obama de recul généralisé de l’influence américaine au Levant. En Turquie, le sultan néo-ottoman président turc, Reccep Tayyip Erdoğan, s’appuie sur Poutine pour gagner en indépendance (dans un chemin éminemment périlleux, celui de l’islamisme) par rapport à Washington notamment. L’Iran est fortifié par les crises irakienne et syrienne qui lui permettent de projeter son influence tout en sortant de l’autarcie avec le traité de 2015. Enfin, dans un ultime coup du sort pour l’Amérique, le Qatar, friand d’indépendance vis-à-vis des autres pays du Golfe, entame une lune de miel énergétique à fronts renversés avec Moscou, Téhéran et Ankara… Il fallait réagir.
Donald Trump s’est bien rendu compte que le leadership from behind privilégié par Barack Obama signifiait un recul de l’influence américaine au Moyen-Orient, qui avait connu une phase d’interventionnisme ascendante dans les années 1990, aiguë à partir de 2001, mais dont les résultats dramatiques en terme de dispersion du terrorisme et de déstabilisation politique avaient conduit le successeur de GW Bush à prendre une posture plus en retrait militairement. Le candidat républicain veut rompre avec ce relatif effacement et revenir à une implication pragmatique (pas forcément plus stabilisante toutefois…) fondée sur la culture du « deal » indifférente aux « droits de l’homme » et calibrée sur la promotion des seuls « intérêts nationaux américains » envisagés sous un angle d’abord commercial. Cette culture du deal ne signifie aucunement un retour à l’isolationnisme comme certains observateurs ont pu le penser. Or, pour endiguer le déclin américain au Moyen-Orient, Donald Trump ne peut prendre le risque d’affronter directement la Russie ou de se lancer dans des guerres sans fin qui n’aboutissent qu’à l’entropie et à la multiplication d’États dits « faillis ». La stratégie de Donald Trump, bien énoncée pendant sa campagne, repose sur la (re)fabrication d’un ennemi principal, l’Iran, qu’il appelle à endiguer.
Pour endiguer l’Iran, Donald Trump choisit en Syrie de contrecarrer le projet de corridor iranien en Méditerranée en soutenant les rebelles du Front du Sud, évoqué dans notre précédent article, stratégie toutefois mise à mal comme nous l’avons vu quelques lignes plus haut. Mais surtout, dans cet objectif, le nouveau président américain décide de s’appuyer sur le duel irano-Séoudien. C’est là la signification profonde de la crise qui voit le Qatar isolé des autres pays du Golfe. C’est avec des garanties directes de Washington que Riyad a pu lancer une telle offensive diplomatique. La concordance des agendas entre la visite moyen-orientale de Donald Trump et les événements anti-qataris du 5 juin est tout sauf une coïncidence.
Jusqu’où ira l’escalade ? Le Qatar abrite la base aérienne d’Al-Udeid, plus grande base américaine au Moyen-Orient avec un personnel s’élevant à 10.000 hommes, d’une importance stratégique majeure pour les États-Unis dans la région, puisqu’elle sert de QG avancé à l’USCENTCOM, à sa composante aérienne du de l’USAFCENT, ainsi qu’au célèbre corps expéditionnaires du 379 AEW. Elle abrite également le 83ème Corps expéditionnaire aérien britannique, et sert à la Coalition internationale contre l’État islamique en Irak et en Syrie. C’est sans doute pourquoi le Pentagone s’est désolidarisé des propos de Trump par la voix de son porte-parole Jeff Davis : « Nous continuons d’être reconnaissants aux Qataris pour leur soutien de longue date à notre présence (…) et nous n’avons pas pour projet de la modifier ». Tout cela laisse également peu de chance pour l’instant à une montée aux extrêmes de nature militaire entre Doha et les autres États du Golfe.
Certaines mauvaises langues ont pu dire que les EAU avaient intérêt à provoquer cette crise pour que les relations américano-qataries se dégradent et qu’elles poussent Washington à déplacer chez eux leur base qatarie. Nous ne pouvons formuler que des hypothèses et étudier leur validité. Le réel est trop complexe pour être affublé de certitudes. Mais certains signes d’escalade ne trompent pas. Le Qatar a mis ses forces de sécurité en alerte maximale, et les bâtiments stratégiques ont été placés sous protection militaire à Doha.
La Turquie quant à elle, ayant des liens idéologiques et économiques très forts avec le Qatar, a autorisé le 7 juin 2017, par vote du Parlement et en vertu d’un accord d’assistance mutuelle signé en 2014, l’envoi de soldats en renfort de sa base militaire qatarie, la première du Moyen-Orient, inaugurée en avril 2016. Elle devrait voir ses effectifs passer de 200 à 3.000 militaires sur une capacité totale de 5.000.
Comme le relate The Duran, ce rapprochement entre l’Iran et le Qatar et le soutien affiché par la Turquie ne manque pas d’ironie : « We are now witnessing the odd spectre of Turkey breaking rank with the US over Qatar and also Iran defying the US presence in the Gulf in order to offer assistance to a wayward US ally ». L’iran protecteur du Qatar, cela ne manquerait pas de sel…
Par ailleurs, la résurgence de la russophobie ordinaire est de rigueur : à Washington, on accuse des hackers russes d’avoir déclenché la crise par un piratage informatique visant à créer une “fake news” relative à la proximité entre Doha et Téhéran. Quant aux Qataris, qui participaient pourtant jusqu’à lundi à la coalition du Golfe au Yémen, ils sont aujourd’hui accusés par Riyad de soutenir les rebelles houthis pro-iraniens. Si aucun signe d’un conflit militaire de moyenne intensité n’est aujourd’hui visible, le spectre d’un telle possibilité se dessine clairement.
Israël, du côté de l’Arabie Séoudite & des États-Unis
Avant de conclure, un dernier point concernant l’État hébreu. Le Qatar est depuis longtemps le principal soutien du Hamas en Palestine. Israël, de son côté, se rapproche davantage de l’Arabie Séoudite et de ses vassaux comme les EAU, la Jordanie et l’Égypte ou encore Bahreïn. Comme l’écrit Cyrille Louis dans Le Figaro, « les discrètes relations nouées entre l’État hébreu et plusieurs pays sunnites de la région (…) se sont intensifiées au cours des cinq dernières années. L’Arabie Séoudite et ses voisins refusent d’officialiser ces partenariats aussi longtemps qu’Israël n’acceptera pas la création d’un État palestinien dans les frontières du 4 juin 1967 ». Ce lundi, le ministre israélien de la Défense, Avigdor Lieberman, a voulu voir les « bons côtés » de cette crise. « Les États arabes comprennent que le véritable danger pour la région n’est pas Israël mais l’Iran », a-t-il notamment déclaré devant la Knesset. La quarantaine imposée au Qatar, a-t-il ajouté, « crée de nombreuses possibilités pour coopérer dans la lutte contre le terrorisme. Israël est plus qu’ouvert à ce sujet, et la balle est désormais dans l’autre camp ».
Pour endiguer l’Iran et retrouver de l’influence au Moyen-Orient, Washington peut effectivement compter autant sur l’Arabie Séoudite que sur Israël qui vouent une haine commune à Téhéran. “Les ennemis de mes amis sont mes amis”. Le dicton n’a jamais été aussi vrai qu’en ces trois points du Levant que sont Tel-Aviv, Riyad et Téhéran.
J’avais évoqué cet axe Washington – Tel-Aviv – Riyad dans le billet Premiers pas dans le vaste monde pour Donald Trump http://galacteros.over-blog.com/2017/05/premiers-pas-dans-le-vaste-monde-pour-donald-trump.html. Si Riyad en profite pour affirmer son nouveau rôle de leader en matière de lutte contre le terrorisme (sunnite ou chî’îte, that is the question… que personne ne pose cependant) en faisant du Qatar le bouc-émissaire du terrorisme islamique, Tel-Aviv joue de cette crise pour affaiblir le pays qui accueille la direction politique du Hamas palestinien, tout en renforçant l’unité de l’axe anti-iranien.
Pour l’instant, le Qatar résiste toutefois. L’émir Tamim a refusé de rencontrer pour l’instant Donald Trump et a réaffirmé la politique d’indépendance et la résilience économique de son petit pays. Samedi, le ministre qatari des Affaires étrangères, Mohammed Bin- Abdulrahman Al-Thani, a rencontré son homologue russe, Sergueï Lavrov, à Moscou. Le président Poutine peut rester discret sans craindre d’être exclu de ce jeu qui illustre une fois de plus le retour de la Russie dans le concert des nations, en particulier au Levant.