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24 décembre 2024

: «Il y a clairement un lobbying pro-Maroc ici au Parlement européen.»


Interview

Ana Gomes : «Il y a clairement un lobbying pro-Maroc
ici au Parlement européen.»

Mohsen Abdelmoumen

Mme Ana Gomes. DR

Samedi 21 juillet 2018.

Mohsen Abdelmoumen : Vous siégez dans la Sous-commission Sécurité et Défense et dans la Commission spéciale sur le terrorisme au Parlement européen. Que pensez-vous de la coordination européenne en matière de lutte antiterroriste ?

Madame Ana Gomes : Elle s’est beaucoup améliorée depuis 2015, notamment depuis les attentats terroristes en France qui ont touché le Bataclan. Elle existait déjà avant mais c’est surtout à partir du Bataclan que l’échange d’informations entre services de la police et de renseignement s’est développé. Cependant, il reste beaucoup à faire. On n’a pas encore suffisamment attaqué les causes du terrorisme, notamment les raisons de la radicalisation chez les Européens – et je ne parle pas seulement des Européens qui sont partis rejoindre Daech en Syrie et en Irak, mais des Européens qui nous ont attaqués ici, chez nous. La plupart sont nos concitoyens qui sont nés et se sont radicalisés ici, et je pense que cela a beaucoup à voir avec les politiques néolibérales qui se sont complètement désinvesties dans le social, dans l’inclusion sociale, notamment pour les jeunes gens issus des communautés de l’immigration, et donc c’était plus facile pour les groupes terroristes de recruter des gens instables pour n’importe quelle raison. Je pense aussi qu’on n’en a pas fait assez, et on n’en fait toujours pas assez, au point de vue de la coordination de la politique extérieure de l’Union européenne afin que l’on ne contribue pas aux conflits qui alimentent la narrative des groupes terroristes. Donc, je pense qu’il y a beaucoup à faire. Je ne crois pas qu’au point de vue du terrorisme, la situation soit aussi grave que la rhétorique des gouvernements européens le prétend. On voit les tout récents rapports d’Europol et, bien sûr, c’est une question importante qu’on ne peut résoudre que si l’on agit de façon coordonnée en tant qu’Européens, mais ce n’est pas la principale cause des meurtres de citoyens européens. Par ailleurs, la plupart des victimes des groupes terroristes sont des citoyens d’autres pays, et la plupart sont des musulmans. C’est là aussi un domaine où je ne pense pas que les gouvernements européens ont fait ce qu’il fallait pour engager les communautés musulmanes en Europe dans le combat contre le terrorisme afin d’alléger leurs efforts. Au lieu de les considérer, comme l’extrême-droite le fait, comme s’ils étaient coresponsables des actes de terrorisme, je pense que les communautés musulmanes sont nos principales alliées dans le combat contre le terrorisme et notamment dans le terrorisme qui se prétend d’inspiration religieuse et musulmane. À mon avis, il y a beaucoup d’aspects à reconsidérer, même au niveau du langage, par exemple quand on parle du terrorisme djihadiste, je ne suis pas du tout d’accord que l’on dise cela, parce que je sais très bien que le concept de djihad est un concept important pour les musulmans. Il est abusif d’utiliser ce terme. De la même manière qu’on ne parle pas du « terrorisme du Saint-Esprit », par exemple, ou du « terrorisme catholique » en Irlande du Nord, on ne devrait pas parler du terrorisme djihadiste.

C’est une question politique pour vous.

Absolument.

Depuis les attentats qui ont touché le sol européen, y a-t-il eu des avancées en matière de lutte antiterroriste ?

Oui. On a pu déjouer pas mal d’attentats terroristes, pas tous, bien sûr, mais beaucoup. Et la coopération au niveau européen et aussi la coopération entre Européens et d’autres États dont beaucoup de terroristes sont ressortissants a été très importante pour déjouer et donc empêcher ces attaques.

On évoque de plus en plus la possibilité d’attaques terroristes chimiques sur le sol européen. Pensez-vous que les services des pays européens sont outillés pour faire face à ce genre d’attaques terroristes ?

Le danger chimique est d’autant plus grand qu’on sait très bien qu’il y a des forces, par exemple en Syrie, qui possèdent des armes chimiques et qui n’hésitent pas à s’attaquer à la population syrienne. Beaucoup de ces produits chimiques ont d’ailleurs peut-être été fournis par des entreprises européennes.

C’est très grave.

Oui. Et cela peut effectivement se retourner contre nous. Mais il y a aussi d’autres sortes de menaces, biologiques notamment. Et les autorités européennes ont plusieurs fois laissé entendre que l’on pourrait avoir des soucis au niveau des centrales nucléaires. Donc, je pense que le plan d’action au niveau de l’Union européenne contre des problèmes CBRN (chimique, biologique, radiologique, nucléaire) est très en-dessous de ce qu’il devrait être, surtout, justement, par rapport à la menace terroriste. C’est l’un des domaines auquel nous allons beaucoup nous consacrer dans le rapport que nous sommes en train de préparer.

D’après vous, n’est-il pas temps pour les Occidentaux de mettre fin à leurs alliances notamment avec les Saoudiens et les Qataris qui sont les principaux géniteurs du terrorisme ?

Je ne crois pas qu’il y ait une alliance européenne. Il y a des alliances à géométrie tout à fait variable de quelques États membres cruciaux de l’Union européenne pour des raisons ponctuelles, notamment liées au commerce y compris la vente d’armes. Mais à mon avis, oui, c’est un domaine où il nous faut absolument parler clair et ne pas fermer les yeux sur les actions de quelques États membres qui se placent dans la main des Saoudiens et je me préoccupe d’ailleurs des questions qui sont liées au financement du prosélytisme radical, donc de visions extrémistes qui mènent à la violence terroriste. Je sais très bien pour avoir été ambassadeur en Indonésie à l’époque où Jemaah Islamiyah attaquait déjà des cibles indonésiennes mais aussi européennes ou étrangères là-bas, comme ça a été le cas de l’attentat de Bali et d’autres attentats terribles, que c’étaient des franges radicales liées à l’argent saoudien et au prosélytisme saoudien wahhabite qui étaient responsables de ces exactions. Et partout où je suis allée dans le monde arabe, on pointe du doigt le prosélytisme wahhabite. Donc, à mon avis, il est très important dans cette perspective d’engager les musulmans européens. Il est essentiel que l’Union européenne et les États membres empêchent toute forme de prosélytisme qui vient de façon sournoise avec des dons pour des mosquées, des prêcheurs, des imams, etc. Au contraire, on engage et on encourage la formation de prêcheurs européens dans un cadre de liberté religieuse où les musulmans faisant bien partie de notre tissu social européen aient la liberté mais aussi le soutien de l’État pour développer un islam européen tout à fait compatible et respectueux de nos normes et de notre tolérance et qui empêche les infiltrations de versions obscurantistes du wahhabisme.

Dans un de ses livres, Gilles Kepel a parlé du rôle joué par la communauté algérienne en France lors des attentats commis par le GIA (Group islamique armé). Il dit que la communauté algérienne a joué un grand rôle dans la neutralisation de ces groupes, notamment la filière Khaled Kelkal et Djamel Beghal. Kepel dit qu’il est utile de faire appel à cette communauté pour qu’elle nous aide à combattre le terrorisme.

Absolument. C’est pourquoi je pense qu’au lieu de faire corps avec l’extrême-droite qui essaie de dénigrer nos musulmans qui habitent en Europe, il faut absolument engager ceux-ci et les soutenir parce qu’ils sont les mieux placés pour pouvoir contrer une appartenance religieuse de gens qui tiennent des propos terroristes.

Pour vous, c’est une sorte de vaccin ?

Absolument.

Des recrutements se font au niveau des prisons et ailleurs, et des livres diffusant l’idéologie takfiriste circulent librement sur le territoire européen. Ne pensez-vous pas que le combat contre le terrorisme n’est pas seulement militaire mais qu’il faut surtout combattre les idées ? Le combat n’est-il pas idéologique avant tout ?

Oui, je pense qu’il y a un combat idéologique qui est très lié à cette question d’engager nos musulmans et surtout de ne pas alimenter la narrative qui prétend amalgamer les musulmans en Europe ou les réfugiés ou les émigrés, avec le danger terroriste. Clairement, il faut démontrer le manque de fondement religieux des propos des terroristes, parce qu’ils sont absolument contraires aux enseignements de quelque religion que ce soit, y compris l’islam. Il n’y a que les musulmans qui peuvent déconstruire la narrative des terroristes à tous les niveaux de nos communautés, que ce soit dans la famille, dans les écoles ou dans la police, pour empêcher de recruter et pour démontrer que cette religion qui est invoquée n’est pas du tout servie par ces attentats. Je pense aussi qu’il faut qu’on s’attaque au financement du terrorisme et maintenant que l’on voit plutôt des attaques low cost, ce n’est pas dans le coût des attaques, c’est dans le prosélytisme que beaucoup d’argent est placé en Europe. Et là, nos gouvernements ne sont pas assez sérieux dans le combat contre le blanchiment d’argent – les directives sont aussi contre le financement du terrorisme. Tout cela pourquoi ?  Parce que beaucoup de nos élites dans certains États membres, notamment ceux qui vendent des armes à l’Arabie saoudite, font des affaires et donc sont « capturés » d’une manière ou d’une autre.

C’est un cercle vicieux.

Absolument. À mon avis, tous ces aspects sont très importants.

Que pensez-vous de la coopération de l’Europe avec des pays comme l’Algérie dans le cadre de la lutte antiterroriste, c’est-à-dire la rive sud de la Méditerranée ?

Je ne sais pas exactement à quel point l’Algérie est très importante dans ce combat. J’aimerais qu’elle soit importante parce que je crois qu’il y a une expérience en Algérie et puis c’est quand même un pays avec beaucoup de gens sécularisés et de musulmans très convaincus. Ce que je sais, c’est que la coopération est jugée indispensable par rapport au Maroc et à la Tunisie. Je ne sais pas si elle est toujours bonne mais elle est indispensable.

Parce que les terroristes proviennent de ces pays ?

Parce qu’il y a beaucoup de terroristes qui viennent de Tunisie et du Maroc. On sait très bien que tout cela est lié au chômage des jeunes dans ces pays-là. Donc la coopération avec ces pays est jugée indispensable. Pour ce qui est de l’Algérie, je ne sais pas si la coopération est bonne. Mais il faut qu’elle soit jugée indispensable. J’imagine que c’est aussi important pour l’Algérie. Mais je doute que cela fonctionne bien puisque l’Algérie a un régime plutôt militaire.

Pourquoi ?

Je ne sais pas jusqu’à quel point c’est très efficace au niveau de la perception de la société. Je ne sais pas. Je pense que l’Algérie est bien placée dans la région à cause de sa propre expérience mais je ne fais pas partie des services de renseignement. Je ne suis pas vraiment au courant.

Cette coopération est souhaitable selon vous ?

Elle est souhaitable mais à mon avis, il est aussi souhaitable que dans la société algérienne, il y ait des formes de gouvernance plus démocratiques. Je ne crois pas dans les sociétés qui ne sont pas démocratiques. Je ne crois pas que les services de renseignement peuvent être bien renseignés de tout si on ne vit pas en démocratie (elle rit).

Ça, c’est une idée de Madame Gomes (rires). Vous désarmez les terroristes par « la démocratie ».

Oui. C’est ça.

Vous avez dénoncé l’influence du lobby israélien au sein du Parlement européen et vous avez demandé une enquête sur la campagne de diffamation qui vous a ciblée. Comment se fait-il qu’à chaque fois que quelqu’un dénonce la politique d’apartheid d’Israël, on le qualifie d’antisémite ?

Oui. Et moi, je ne suis pas du tout contre Israël. Au contraire, je suis pour le droit d’Israël à exister en sécurité et je pense que la seule façon pour Israël d’exister, c’est de reconnaître son voisin palestinien, le respecter et vivre en bon voisinage avec la Palestine, donc je suis pour la solution des deux États. Mais je vois que depuis des années, et je suis ici au Parlement depuis 2004, les choses ont bien changé et je pense que ce changement est dû à l’influence grandissante de l’extrême-droite, en Europe aussi, et partout dans le monde. Je dirais même une extrême-droite populiste fasciste.  Ce sont les alliés du gouvernement israélien actuel. On voit très bien que Monsieur Trump est l’un des grands acteurs au monde de ce courant proto-fasciste…

Vous pensez que Trump représente ce courant d’extrême-droite ?

Bien sûr. Je vois un lien entre les idées et les actions de Monsieur Trump, par exemple en favorisant le Brexit. Il y a un lien entre Monsieur Trump, Poutine et l’extrême-droite israélienne au pouvoir.

Comment expliquez-vous ce lien ?

Le lien est constitué par les idées réactionnaires, anti-droits de l’homme, anti-démocratie, racistes, xénophobes, suprématistes,  et c’est ce qu’on voit. Ces idées ont connu leur poussée en Europe également, comme on le voit avec le Brexit, avec Marine Le Pen en France, avec l’AfD en Allemagne, comme on le voit en Autriche, en Italie avec Salvini… et tous vont boire à la même source, qui est une source viscéralement réactionnaire, anti-démocratique, intolérante, et ce sont aussi les eaux de Monsieur Netanyahou et de ses proches. Bien sûr, cela impacte. Je vois avec beaucoup beaucoup de souci les gouvernements mainstream de l’Union européenne courir derrière la narrative facho de l’extrême-droite contre les immigrants,  contre les réfugiés, contre les musulmans, contre les gitans, les Roms, et un de ces jours ce sera de nouveau le tour des Juifs. Et au milieu de tout cela, il y a l’extrême-droite israélienne qui est au pouvoir, qui est responsable du blocage du processus de paix, et qui est la grande alliée de toutes ces forces d’extrême-droite très dangereuses.

Comment expliquez-vous que l’extrême-droite israélienne, à savoir Monsieur Bennett ou Liberman, soient liés avec des gens comme le chancelier autrichien – on a vu récemment la rencontre Netanyahou-Bennet avec le chancelier autrichien – alors qu’ils ne cessent de parler d’Auschwitz et de la Shoah ? Comment expliquez-vous qu’ils se retrouvent en compagnie de néo-nazis ?

Je crois que c’est la filière russe et de l’Europe de l’Est qui est partie émigrer en Israël ces dernières années. Ce sont des gens d’extrême-droite, racistes, xénophobes, qui transportent les mêmes idées de Russie et des pays européens et qui sont maintenant très forts derrière le régime de Netanyahou. Et il y a aussi Poutine qui est peut-être le stratège de tous ces développements de l’extrême-droite, par exemple du côté de Trump, contre l’Europe, contre une Europe de démocratie, de paix, de valeurs, de respect et de tolérance.

Et en même temps, on voit un rapprochement Macron-Poutine. À quoi Macron joue-t-il ?   

Macron joue tous azimuts. On a vu quand il est allé aux États-Unis, il s’est même fait ridiculiser par Trump. Macron joue sur tous les tableaux.

Vous avez invité Omar Barghouti, cofondateur des BDS, à s’exprimer au Parlement européen au cours d’un séminaire. Pourquoi le mouvement des BDS dérange-t-il tant Israël ?

Je pense que le mouvement des BDS – et je n’ai pas à être d’accord avec tout ce qu’ils préconisent – est un interlocuteur crucial pour la paix, pour sa représentation d’une part de la population – et de la population jeune – de Palestine, et parce qu’ils exposent justement la nature réactionnaire du système d’apartheid imposé par Israël dans tout le territoire qu’il occupe. Ce qui gène beaucoup Monsieur Netanyahou et ses proches, c’est que de façon très efficace et très claire, ils exposent la nature réactionnaire de la domination d’Israël et comment cela empêche la paix. Il y a d’autres types d’opposants avec lesquels les Netanyahou d’Israël peuvent vivre parce que finalement ce sont des alliés. Je me rappelle très bien lorsque j’étais à Tel Aviv en avril 1992 quand la première visite de la Troïka européenne a eu lieu dans toute la région, donc l’Égypte, Israël, la Palestine, la Jordanie, le Liban, la Syrie. On a fait tout le tour de la région et nous avons rencontré Isaac Rabin juste deux mois avant qu’il devienne Premier ministre d’Israël. Il nous a avoué – c’est dans le récit des pays qui composaient la Troïka, c’est-à-dire le Portugal, la Grande Bretagne, et les Pays-Bas, et bien sûr la Commission européenne – qu’Israël avait aidé à créer le Hamas dans le but que le Hamas délégitimise le Fatah et quand il nous a dit ça, il reconnaissait que finalement, la créature s’était retournée contre le sorcier qui l’avait créée.

C’est un témoignage important.

Très important. Il y a d’autres forces dites opposées à Israël avec lesquelles Israël peut très bien vivre, y compris le Hamas. Parce que, finalement, elles servent son but, alors qu’une organisation pacifique très efficace comme les BDS frappe là où il faut en exposant la domination du type apartheid sans aucune base légale et complètement contreproductive qu’Israël impose en Palestine.

D’après vous, d’où vient le pouvoir du lobby israélien au sein du Parlement européen ?

Oui, absolument. Ce pouvoir, je l’ai vu grandir. Je me rappelle quand ma collègue Véronique De Keyser était ici, on discutait beaucoup d’Israël et de la Palestine et elle a toujours essayé d’avoir une vision ouverte et de garder des contacts avec tous les camps.

Pourquoi vous combat-on alors que vous avez cette position ouverte ?

Parce qu’ils ont l’habitude d’intimider les gens mais moi, ils ne m’intimident pas. On ne discute plus du problème de l’occupation de la Palestine même si l’on sait qu’il est à la base de la narrative du terrorisme. Ça reviendra toujours. Quand j’étais en Indonésie, c’était le grand facteur de mobilisation au début d’Al Qaïda. Je pense que cela a aussi à voir avec la façon dont l’Union européenne s’est paralysée de l’intérieur par beaucoup de nouveaux États membres qui ont un agenda de soumission à Israël par les mêmes facteurs : l’argent, les intimidations, etc. Cela contamine le Parlement européen. L’Union européenne a été décisive pour le lancement du processus de paix en 1991, et aujourd’hui elle ne compte pas. Elle se limite à faire des déclarations de plus en plus scandalisées sans aucun contenu et le processus de paix est en train de mourir, s’il n’est pas déjà mort comme me le disent de nombreux Palestiniens.

L’Europe n’est-elle pas en train de mourir avec ce processus ?

Oui, absolument. Le grand problème que nous avons en Europe en ce moment, c’est le problème existentiel de l’Europe. Quand on voit par exemple ce qu’ils nous proposent pour le prochain Conseil européen, on parle euphémistiquement de plateformes de désembarquement régional ! Mais ce sont des camps d’internement que l’on veut construire hors d’Europe ! C’est une façon d’externaliser nos responsabilités. C’est absolument impensable !

Que pensez-vous des hotspots ?

Je n’ai rien contre les hotspots (ndlr : procédé européen servant à identifier et enregistrer les migrants arrivants) si ce sont des endroits où le droit national et international est respecté. J’ai d’ailleurs visité récemment le hotspot de Pozzallo.

Le Secrétaire américain à la Défense, le général Mattis, a confirmé qu’ils allaient construire des camps d’internement.

Si c’est le modèle australien qui parque les gens dans des îles, c’est contraire au droit international sans aucun doute. Et c’est complètement contraire au droit européen. Donc, c’est antieuropéen. Je suis sûre qu’effectivement, il y a cette idée et j’espère qu’on va pouvoir la combattre et qu’elle ne sera pas acceptée. Si l’Europe entre dans cette voie-là, c’est l’Europe même qui est en voie d’extinction et qui est en cause. Et bien sûr, cela sert la stratégie de Monsieur Poutine.

Vous pensez que Poutine…?

Oui, je pense que Poutine veut détruire l’Union européenne.

À quelles fins ? Dans quel but ?

Pour régner. C’est une idée de revanche et surtout une idée de la Russie impériale qui est une idée du passé qui me semble absolument incompatible avec le monde globalisé dans lequel on vit en ce moment. Je pense qu’on est en train de revivre les années 1930 quand on entend les propos fascisants de plusieurs dirigeants européens et quand d’autres dirigeants qui devraient avoir le courage de s’y opposer suivent et acceptent des solutions qui sont absolument contraires au droit international et au droit européen. Je pense à passer dans le maquis. Aujourd’hui, je vous dis que si je dois prendre les armes pour défendre la démocratie, je le ferai. C’est terrible de le dire mais cela montre à quel point je suis désespérée de l’état dans lequel se trouve l’Union européenne.

Pensez-vous que le Parlement européen doit fermer les yeux sur les crimes d’Israël à l’encontre du peuple palestinien ?

Non, je ne peux pas l’accepter et c’est contre ça que je me bats, cette façon d’aller contre le peuple palestinien et n’importe quel autre peuple, mais le peuple palestinien a tellement souffert et l’Europe a tellement de responsabilité. Plusieurs pays européens ont de lourdes responsabilités à l’égard du peuple juif tout d’abord et de la façon dont le peuple juif a été amené à occuper la Palestine, ainsi que le fait que l’on n’a toujours pas la paix alors que la coexistence était tout à fait possible entre les deux États et les deux peuples. Je suis très déçue du rôle de l’Europe.

Vous voulez dire qu’elle ne joue pas un grand rôle ?

Non, je pense qu’aujourd’hui l’Europe n’est pas audible. Elle est le payeur qui paie tout le temps pour qu’Israël détruise sans que le peuple palestinien ait de l’espoir. Ce qui me préoccupe beaucoup, c’est que je ne vois plus d’espoir chez le peuple palestinien. Beaucoup de jeunes gens me disent qu’ils ne veulent plus de la solution à deux États, ils veulent exister avec leurs droits de citoyens, libéraux, leurs droits humains, dans l’État qui est là, qui est l’État occupant.

Ils sont résignés. Ils ont abandonné.

Oui et c’est cet anéantissement de l’espoir qui me préoccupe le plus et qui devrait beaucoup préoccuper l’Europe. Et je pense que l’Europe a beaucoup de responsabilité parce que ces dernières années, elle a été très timide, très absente, très dominée et intimidée par Israël et par toutes les  forces européennes qui font le jeu de cette extrême-droite réactionnaire en Israël.

Vous êtes une diplomate et une militante anticolonialiste convaincue. Que ce soit dans le dossier palestinien ou le dossier du Sahara occidental, ne pensez-vous pas que le Parlement européen doit jouer un rôle déterminant afin de résoudre ces deux questions liées au colonialisme ?

Oui, tout à fait. Effectivement, j’ai été militante anticolonialiste à l’époque où mon pays menait une guerre coloniale et je suis tout à fait engagée dans le combat anticolonial. C’est pourquoi lorsque je vois dans des pays qui se sont libérés du colonialisme comme les anciennes colonies portugaises, des gouvernements qui sont oppressifs et kleptocrates, je parle aussi contre eux parce que je n’ai aucun complexe et je crois que leurs peuples ne se sont pas battu les armes à la main pour être exploités par leurs propres gouvernements. Pour ce qui est du Sahara occidental, comme j’ai beaucoup travaillé aussi pour l’indépendance du Timor oriental, je vois énormément de parallélisme entre le cas du Timor oriental et le Sahara occidental. Et depuis que je suis ici au Parlement européen, je suis membre du groupe des amis du Sahara occidental, je travaille avec d’autres collègues, et j’ai toujours vu de la part de la Commission une attitude incroyablement soumise aux intérêts français qui sont ceux qui soutiennent le Maroc dans ses prétentions sur le Sahara occidental. J’ai alerté plusieurs fois la Commission qu’elle ne devait pas prendre cette voie-là. J’ai entendu plusieurs excuses telles que « Oh ! C’est  une affaire qui est aux mains des Nations Unies ». Comme s’il n’y avait pas d’autres cas qui sont aussi aux mains de l’ONU sur lesquels l’Europe pourrait se dispenser de ne pas avoir une position.

Est-ce que le fait de ne pas avoir de position est une position ?

Absolument, mais je pense qu’au niveau du Parlement, on fait quand même la différence. On a ces décisions de la Cour de Justice européenne sur l’accord de pêche et l’accord d’agriculture. Et je pense qu’au Parlement, nous aurons bientôt beaucoup à dire parce qu’il n’y a aucun moyen pour la Commission de surpasser les décisions de la Cour de Justice et quelle que soit la décision, elle devra venir ici au Parlement.

C’est-à-dire que c’est vous qui déciderez sur l’accord de pêche ?

Oui, et il n’y aura pas de nouvel accord de pêche ou de nouvel accord d’agriculture sans le Parlement. Et le Parlement aujourd’hui est plus conscient de cela que jamais. J’ai participé à la réunion de la Commission mixte Union européenne – Maroc et j’ai dit à nos collègues marocains qu’ils ne se fassent pas d’illusions, que ce que la Commission vend en prétendant qu’elle va trouver une solution qui surpasse le Parlement, ce n’est pas possible. J’ai dit haut et clair à mes collègues marocains et aux autorités marocaines qu’il ne fallait pas se faire des illusions.

Ne pensez-vous pas qu’il faudrait en faire d’avantage au niveau du Parlement européen pour le peuple du Sahara occidental qui subit l’oppression du Maroc ?

Oui absolument. Comme je vous l’ai dit, je suis membre du groupe des amis du Sahara occidental et j’ai beaucoup d’entretiens francs avec les Sahraouis mais aussi avec les Marocains – autorités, collègues parlementaires et société civile. J’aimerais que la situation puisse se résoudre parce qu’elle nuit beaucoup à la coopération qui n’existe pas entre le Maroc et l’Algérie qui pourrait être tellement productive pour les peuples de la région. Cette situation empoisonne les rapports. Et je pense parfois que les Sahraouis et le Polisario sont trop dépendants de l’Algérie, beaucoup plus dépendants de l’Algérie que les guérilleros du Timor oriental l’ont jamais été du Portugal. Le Portugal était leur avocat mais celui-ci ne leur disait pas ce qui correspondait à leurs intérêts.

Comment l’expliquez-vous ?

Je pense que le Polisario est devenu trop dépendant de l’Algérie.

Ont-ils le choix ?

Je pense tout de même qu’ils auraient le choix s’ils étaient plus autonomes. Je sais de quoi il s’agit et j’ai quelques idées (elle rit). De toutes manières, je pense que c’est un vrai problème. Il y a un peuple du Sahara occidental qui demande à s’autodéterminer et il est incroyable que l’Union européenne n’ait pas affirmé de façon plus claire le droit à l’autodétermination du peuple sahraoui et aide de façon invisible le Maroc à consolider l’occupation. Mais ça se retourne contre le Maroc, parce que j’ai déjà visité Laâyoune et j’ai même vu des transmigrés marocains qui, lorsqu’ils peuvent s’exprimer librement, sont contraires à la domination militaire. J’ai aussi visité Tindouf.

Que pensez-vous du Maroc qui a coupé ses liens avec l’Iran sous le prétexte que le Hezbollah aurait armé le Front Polisario ? Ne pensez-vous pas qu’il s’agit d’une manœuvre grossière de l’Arabie saoudite, alliée d’Israël et des États-Unis ?

Oui, je pense que c’est clairement lié à la dépendance financière des Marocains aux Saoudiens.

Vous qui êtes une diplomate chevronnée, comment expliquez-vous que la France et l’Espagne sont des soutiens inconditionnels du Maroc à l’encontre du peuple Sahara occidental, sachant que le dossier sahraoui est classé par l’ONU comme l’un des derniers dossiers de décolonisation ?

Je crois que le Maroc est un héritage colonial de la France et que le Maroc se met en position de dépendance de la France dans ce domaine-là. Je ne pense pas que cela serve le peuple du Maroc comme non plus les autres peuples de la région. Et ça ne sert pas non plus le peuple français. Il y a aussi beaucoup de gens capturés qui sont payés en France et moi je connais quelques cas.

Notamment dans les médias.

Et dans le Parlement même.

Donc, dans le Parlement européen, il y a des gens qui sont payés par le Maroc ?

Oui. Il y a clairement un lobbying pro-Maroc ici au Parlement européen.

Le lobby israélien que vous avez dénoncé n’est-il pas un soutien indéfectible du régime du Makhzen marocain qui opprime la population du Sahara occidental ?

Ça je ne sais pas, mais le Maroc parle souvent des exactions d’Israël contre le peuple palestinien.

Il y a par exemple le groupe Alpha, un groupe paramilitaire israélien, qui est présent au Maroc.

Ça, je ne sais pas mais je ne pourrais pas l’exclure non plus.

Que pensez-vous de la sortie de Donald Trump de l’accord sur le nucléaire iranien ? L’Europe a-t-elle un rôle à jouer dans ce dossier ?

Oui, absolument. Je pense que l’accord sur le nucléaire iranien avec l’Iran est très important. C’est vérifié par l’AIE, c’est un vrai accord qui fonctionne. L’Europe s’y est beaucoup engagée et même si j’ai beaucoup de critiques à faire au régime iranien notamment en matière des droits de l’homme, je pense que la voie de l’engagement avec l’Iran est la voie qui peut être productive pour la paix dans la région et aussi pour l’amélioration des conditions de vie du peuple iranien, notamment en matière des droits de l’homme. On peut diverger sur beaucoup de questions avec l’Iran, mais on peut discuter avec l’Iran. C’est une puissance régionale importante, c’est une civilisation, et c’est une puissance fonctionnelle. Or, je trouve que l’Arabie saoudite est un régime théocratique  complètement dysfonctionnel.

Pour vous, l’efficacité est du côté de l’Iran ?

Absolument. Même si nous sommes en désaccord, on peut discuter avec eux, et il faut engager l’Iran.

En même temps, la question du terrorisme ne vient pas de l’Iran. Et on n’arrête pas de le sanctionner.

Bien sûr ! Et dans beaucoup de domaines, si l’on s’engage avec l’Iran, il faut comprendre les questions liées à l’histoire de l’Iran comme avec le régime de Mossadegh déposé par la CIA, etc. Je pense qu’ils sont très attachés à l’Europe et celle-ci ne peut pas se passer d’avoir un dialogue avec l’Iran, même pour être en désaccord. Mais surtout ce  programme qui a été négocié au niveau global avec un grand apport européen et aussi américain, est vraiment un gage de sécurité au niveau global, donc on ne peut pas se défaire de ça. Et j’espère que maintenant que l’accord est sous la menace de l’administration Trump par imposition israélienne, là au moins l’Europe fera la différence. Nous devons rester sur cette voie et ne pas être intimidés pour garder cet accord et prouver que c’est la bonne voie. Si un jour Monsieur Trump arrive à quelque chose de semblable au niveau des compromis de désarmement avec la Corée du Nord, j’applaudirai. Mais en ce moment, on sait très bien que ça n’a aucune cohérence et aucune consistance. Alors que l’accord avec l’Iran est en place, est vérifié par l’AIE, et il ne faut pas qu’on se dérobe à cet accord.

Pensez-vous qu’après la sortie de cet accord par l’administration Trump, la parole des Américains sera encore crue ? Les Coréens vont-ils croire en un quelconque accord ?

La question va bien au-delà de Monsieur Trump, je pense. Ce n’est pas Monsieur Trump, c’est que cela arrange la Chine et cela arrange la Corée du Sud. Cela pourra peut-être fonctionner parce que cela arrange la Corée du Sud qui veut un engagement.

Et le Japon ?

Le Japon, moins. C’est plutôt la Chine et la Corée du Sud. Et je crois que ce sont ces deux-là qui ont vraiment œuvré à cet accord. Ce n’est pas Monsieur Trump.

Que pouvez-vous dire à tous les résistants anti-impérialistes et anticolonialistes à travers le monde via notre journal ?

Je pense que plus que jamais le grand combat est le combat des droits de l’homme et de la démocratie. C’est le grand moment de tous les gens qui comprennent que l’on vit dans un monde globalisé, interdépendant, qu’il faut qu’on se comprenne, qu’il faut qu’on se parle, qu’il faut qu’on lutte pour ces idéaux qui sont inscrits dans les principes de la Charte des Nations Unies, qu’on s’engage, si nécessaire de manière très forte, pour combattre cette internationale de l’extrême-droite fasciste, réactionnaire, xénophobe. C’est un combat contre cette internationale de la honte, de la xénophobie, du fascisme et il faut qu’on se mobilise.

Vous ne pensez pas qu’il faut un front mondial pour contrer ces idées ?

Je pense que déjà il nous faut un front européen, et un front européen avec un partenariat de tous les voisins, et au niveau transatlantique, de tous ceux qui se battent pour l’architecture de civilisation que l’on a acquise après la deuxième guerre mondiale, et que les Trump, les Salvini, les Poutine, de ce monde sont en train de détruire.

Interview réalisée au Parlement européen à Bruxelles par Mohsen Abdelmoumen

 

Qui est Ana Gomes ?

Ana Gomes est une femme politique portugaise membre du Parti socialiste portugais, diplomate et députée au Parlement européen, élue en 2004, réélue en 2009 et en 2014. Dans son mandat actuel (2014-2019), elle est membre de la commission des libertés civiles, de la justice et des affaires intérieures et du sous-comité pour la sécurité et la défense. Elle est aussi membre de la délégation pour les relations avec les États-Unis et la délégation à l’Assemblée parlementaire de l’Union pour la Méditerranée. Elle est membre suppléant du Comité des affaires étrangères et du Sous-comité des droits de la personne. Mme Gomes a été Rapporteur pour la Libye, l’Irak, l’Arabie saoudite et l’APC (ndlr : APC : accord de partenariat et de coopération) avec l’Indonésie, sur le rapport « Plan d’action CBRN de l’UE » (ndlr : Chimique, Biologique, Radiologique et Nucléaire), le rapport « Dimension maritime de la PSDC (ndlr : PSDC : politique de sécurité et de défense commune) », sur le rapport « Droits de l’homme et corruption », et autres dossiers.

Le parcours universitaire d’Ana Gomes est le droit. Diplomate de carrière, elle a rejoint le service diplomatique portugais en 1980 et a servi dans les missions portugaises à l’ONU à New York et à Genève ainsi que dans les ambassades à Tokyo et à Londres. Entre 1999 et 2003, elle a été chef de la section des intérêts portugais puis ambassadrice à Jakarta, où elle a joué un rôle dans le processus menant à l’indépendance du Timor oriental et au rétablissement des relations diplomatiques entre le Portugal et l’Indonésie. En 2003, elle a suspendu sa carrière diplomatique pour entrer dans la vie politique.

Ana Gomes a participé à plusieurs missions du Parlement européen et a visité l’Afghanistan, la Bosnie-Herzégovine, la Chine, les États-Unis, le Kosovo, le Liban, l’Indonésie (et Aceh), l’Irak, Israël, la Palestine, la RDC, la Syrie, le Soudan (Darfour), le Tchad, le Timor Oriental, la Turquie, etc.

Elle a écrit de nombreux articles qui ont été publiés dans le Courrier InternationalDiário de NotíciasExpressoJornal de LeiriaJornal de NotíciasPúblico et Visão.

Elle a reçu plusieurs prix dont le Prix des droits de l’Homme Ruth Pearce, attribué par les ONG des droits humains, Genève, 1989 ; elle a été élue Personnalité de l’année – 1999, Journal Expresso, Lisbonne, 1999 ; Personnalité de l’année – 1999, Association des correspondants étrangers, Lisbonne, 1999 ; a reçu le Prix des droits humains de l’Assemblée de la République, 1999 ; le Prix Procópio, 1999 ; a été élue Activiste de l’année – 2008, The Parliament Magazine, Bruxelles, 2008.

Elle a reçu les distinctions suivantes : Commandeur de l’ordre de Léopold II (15 novembre 1985) ; Officier de l’ordre de Dannebrog (15 novembre 1985) ; Grand officier de l’ordre de l’Infant Dom Henri (18 mars 1986) ; Commandeur de l’ordre du Mérite du Portugal (27 avril 1993) ; Grand-croix de l’ordre militaire du Christ, attribuée par le Président Jorge Sampaio en 2000.

Reçu de Mohsen Abdelmoumen pour publication

 

 

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Source : Mohsen Abdelmoumen
https://mohsenabdelmoumen.wordpress.com/…
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