La torture, l’Algérie et la République : la vérité, enfin (texte d’Edwy Plenel)
17 septembre 2018
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La torture, l’Algérie et la République: la
vérité, enfin
PAR EDWY PLENEL
ARTICLE PUBLIÉ LE JEUDI 13 SEPTEMBRE 2018
La déclaration d’Emmanuel Macron sur la torture
et l’assassinat de Maurice Audin pendant la bataille
d’Alger a la même portée historique que le discours
de Jacques Chirac au Vel d’Hiv sur la responsabilité
de l’État français dans la déportation des Juifs sous
l’Occupation. Elle vaut reconnaissance des crimes
commis par la République française pendant la guerre
d’Algérie.
Deux présidents peu ou prou de droite auront donc
réussi à dire ce que leurs prédécesseurs élus à gauche
n’avaient pas su énoncer. Après Jacques Chirac, qui
en 1995 avait déverrouillé la mémoire française sur
l’Occupation et la collaboration avec le nazisme,
Emmanuel Macron vient enfin d’ouvrir grand le
placard à blessures et à secrets de la guerre d’Algérie.
À travers le sort tragique du jeune militant communiste
algérien Maurice Audin, arrêté à Alger par l’armée
française le 11 juin 1957, torturé puis exécuté ou
torturé à mort – l’incertitude demeure – par des
militaires, le huitième président de la Cinquième
République reconnaît publiquement l’existence d’un
« système institué sur un fondement légal, les pouvoirs
spéciaux » qui, poursuit-il, « a été le terreau
malheureux d’actes parfois terribles, dont la torture ».
Pour toutes celles et tous ceux qui, depuis soixante
bonnes années, se sont engagés dans ce combat pour la
vérité, c’est une victoire qui récompense leur courage,
leur fidélité et leur entêtement.
Nous la connaissions bien sûr cette vérité, comme
le rappelait Michèle Audin, écrivaine tout comme
elle est mathématicienne à l’instar de son père, dans
le beau livre qu’elle lui a consacré, Une vie brève
(L’Arbalète Gallimard, 2013) : « Maurice Audin avait
vingt-cinq ans en 1957, il a été arrêté au cours de la
bataille d’Alger, il a été torturé par l’armée française,
il a été tué, on a organisé son simulacre d’évasion
et fait disparaître les traces de sa mort. » Mais ce
que nous demandions c’est qu’en la reconnaissant,
la République française l’affronte dans toutes ses
conséquences en admettant que la guerre d’Algérie
s’accompagna d’une institutionnalisation de la torture,
dans une perdition qui accable les trois pouvoirs, le
législatif, l’exécutif et le judiciaire.
Aussi bienvenue qu’elle est tardive, l’énonciation
au sommet de l’État de cette vérité de l’histoire
ouvre enfin la voie à une réconciliation des mémoires
algérienne et française tant ce passé traumatique est
encore actif au sein de nos deux peuples, de génération
en génération. La déclaration présidentielle est un
appel à ce que, dans leur diversité meurtrie, ils
effectuent ensemble ce travail de vérité et de mémoire.
Gangrénant la République, la systématisation de la
torture, mais aussi des disparitions, des arrestations
arbitraires, des camps d’internement et des violences
contre les populations civiles, a conduit la France et
l’Algérie à une séparation qui les a blessées toutes
deux, entraînant des déchirures et des radicalisations
qui, n’eût été l’entêtement aveugle des gouvernants
français, auraient peut-être pu être évitées.
De ce côté-ci de la Méditerranée, nous sommes des
millions, chevauchant au moins trois générations,
à être partie prenante de cette histoire commune :
les descendant.e.s de travailleurs algériens en France
dont, à l’époque, bon nombre épousèrent la cause
nationaliste ; les « pieds noirs », ces Européens
d’Algérie qui n’étaient pas tous, loin de là, des colons
oppresseurs – Maurice Audin était l’un d’eux ; les
familles juives sépharades dont l’Algérie était la patrie
ancestrale ; les communautés de harkis, doublement
victimes de l’histoire car rejetées et méprisées dans les
deux camps ; sans compter toutes les lignées où rôdent,
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tels des fantômes, les silences de parents, soldats du
contingent ou militaires de carrière, ayant dû mener
cette guerre où la France fut moralement vaincue.
L’édition originale du livre paru en mai 1958
Mais la portée de la déclaration d’Emmanuel Macron
concerne autant nos présent et futur que l’histoire de
cette guerre coloniale, illégitime et désastreuse, de
huit années (1954-1962) qui conduisit à la perdition
de la Quatrième République. Une guerre qui ne prit
fin qu’avec l’indépendance algérienne, quatre ans
après l’effondrement, en 1958, de ce régime sous
les coups de boutoir des ultras, tenants de l’Algérie
française. C’est en effet une alerte sur les dangers
sans retour de tout état d’exception qui, au prétexte
de menaces sécuritaires, fait sortir la démocratie de
sa légalité ordinaire et, par conséquent, de son cours
démocratique.
Le texte présidentiel souligne que c’est une loi « votée
par le Parlement en 1956 (qui) a donné carte blanche
au gouvernement pour rétablir l’ordre en Algérie ».
Et que c’est cette loi dite des « pouvoirs spéciaux »
qui a permis la délégation des pouvoirs de police
à l’armée, pouvoirs dès lors sans contrôle où tous
les excès furent permis, notamment « le système
appelé “arrestation-détention” à l’époque même, qui
autorise les forces de l’ordre à arrêter, détenir et
interroger tout “suspect” dans l’objectif d’une lutte
plus efficace contre l’adversaire ».
On n’ose espérer que cette prise de position historique
fasse désormais réfléchir les parlementaires qui, ces
dernières années face aux attentats terroristes, ont
accepté de rogner l’État de droit par des mesures
d’exception au prétexte d’urgences provisoires
qui, toujours, deviennent pérennes, affaiblissant
durablement les droits individuels face à la raison
d’État. Comment oublier que les dispositions de l’état
d’urgence instauré sous la présidence de François
Hollande, puis entré dans le droit commun sous celle
d’Emmanuel Macron, avaient pour texte de référence
une loi votée en 1955, pour réprimer le mouvement
indépendantiste algérien, et dont la loi instaurant,
un an après, les pouvoirs spéciaux ne sera que le
prolongement et l’extension ?
Mais la déclaration sur Maurice Audin va encore
plus loin : elle acte que, faute de vigilance des
gouvernants et des fonctionnaires qui en ont la charge,
les démocraties peuvent céder à des pratiques de
violation systématique des droits humains, jusqu’à
ce crime totalitaire, la torture, cette négation de
l’humanité de ceux et celles qui en sont victimes.
Nul hasard si ce texte remarquable commence par la
mise en exergue d’une citation de l’historien Pierre
Vidal-Naquet, figure de la dénonciation documentée
de cette institutionnalisation de La Torture dans
la République (Éditions de Minuit, 1972), dont le
premier engagement contre la guerre d’Algérie sera,
précisément, L’Affaire Audin avec le livre éponyme
publié en mai 1958 aux Éditions de Minuit.
« Certes, la torture n’a pas cessé d’être un crime
au regard de la loi, mais elle s’est alors développée
parce qu’elle restait impunie, affirme le président de
la République. Et elle restait impunie parce qu’elle
était conçue comme une arme contre le FLN, qui
avait lancé l’insurrection en 1954, mais aussi contre
ceux qui étaient vus comme ses alliés, militants et
partisans de l’indépendance ; une arme considérée
comme légitime dans cette guerre-là, en dépit de son
illégalité. En échouant à prévenir et à punir le recours
à la torture, les gouvernements successifs ont mis en
péril la survie des hommes et des femmes dont se
saisissaient les forces de l’ordre. En dernier ressort,
pourtant, c’est à eux que revient la responsabilité
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d’assurer la sauvegarde des droits humains et, en
premier lieu, l’intégrité physique de celles et de ceux
qui sont détenus sous leur souveraineté. »
Rigueur mathématique et exigence
historienne
« Il importe que cette histoire soit connue, qu’elle
soit regardée avec courage et lucidité », ajoute
Emmanuel Macron. C’est ce courage et cette lucidité
qui ont manqué à François Mitterrand, président
durant quatorze ans (1981-1995) et figure tutélaire
du PS, dont l’attitude de déni farouche a paralysé
les pouvoirs socialistes sur ces questions mémorielles
toujours vivantes et actuelles, alors même que, pour
nombre de ceux qui l’entouraient au pouvoir – Pierre
Joxe et Michel Rocard notamment –, la contestation de
la guerre d’Algérie avait été leur premier engagement
militant.
De Chirac à Macron, deux verrous ont donc sauté
que Mitterrand tenait fermés. Il n’avait pas seulement
refusé de regarder en face ses engagements de jeunesse
à l’extrême droite, puis à Vichy où il fut décoré par
Pétain de la Francisque. Il refusait aussi d’affronter son
engagement ministériel actif dans le choix, pendant
la guerre d’Algérie, d’une répression sans issue,
niant le droit à l’autodétermination des peuples afin
de maintenir coûte que coûte l’empire colonial. Il
faudra, par exemple, attendre sa mort pour que les
archives confirment combien, garde des Sceaux du
gouvernement Guy Mollet (février 1956-mai 1957),
il fut intraitable, assumant quarante-cinq exécutions
capitales de nationalistes algériens auxquels il refusa
presque systématiquement la grâce (lire ici notre
article de 2010).
Trop longtemps la vérité de la guerre d’Algérie,
de ses crimes et de son injustice, fut officiellement
niée, étouffée ou dissimulée, au point qu’elle ne
fut reconnue comme telle par l’Assemblée nationale
qu’en 1999 (voir ici), soit quarante-cinq ans après le
début de l’insurrection indépendantiste du FLN, née
du refus français de l’autodétermination du peuple
algérien. La voici enfin assumée au sommet de l’État,
dégageant la voie à un travail de mémoire accru par la
décision du président de la République d’« encourager
le travail historique sur tous les disparus de la guerre
d’Algérie, français et algériens, civils et militaires »
grâce à une dérogation générale ouvrant « à la libre
consultation tous les fonds d’archives de l’État qui
concerne ce sujet ».
L’ouverture de "L’Affaire Audin" avec un portrait du jeune mathématicien
« S’il est partisan, c’est seulement de la vérité »,
écrivait en préface de L’Affaire Audin le grand
mathématicien Laurent Schwartz qui présida le jury
de la thèse de Maurice Audin, soutenue in abstentia.
On retrouve l’écho de ce combat originel, dont les
principaux protagonistes furent des mathématiciens et
des historiens, dans la déclaration présidentielle : « Il
en va enfin du devoir de vérité qui incombe à
la République française, laquelle dans ce domaine
comme dans d’autres, doit montrer la voie, car c’est
par la vérité seule que la réconciliation est possible et
il n’est pas de liberté, d’égalité et de fraternité sans
exercice de vérité. » Un peuple doit savoir regarder
la vérité en face, aussi douloureuse soit-elle pour lui- même, son honneur ou sa grandeur.
Évidemment soutenues par nombre de bonnes
volontés militantes, dont le Parti communiste
auquel avait adhéré Maurice Audin mais aussi la
Ligue des droits de l’homme, constante dans son
engagement, deux fidélités n’ont cessé de porter ce
combat, associant rigueur mathématique et exigence
historienne. Mathématicien émérite, le député LREM
Cédric Villani, détenteur de la prestigieuse médaille
Fields, s’est senti dépositaire de cette exigence de
vérité, dans la lignée de ses anciens, disparus comme
Laurent Schwartz, Henri Cartan et Gérard Tronel,
ou toujours vivants et présents, tel Michel Broué
(président des Amis de Mediapart) auquel il avait
succédé à la tête de l’Institut Henri-Poincaré.
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Dans le sillage de Pierre Vidal-Naquet, une
historienne, Sylvie Thénault, directrice de recherche
au CNRS, a beaucoup compté dans la précision de
la déclaration présidentielle sur le « système » qui
a permis l’assassinat de Maurice Audin et de tant
d’autres, en toute impunité. Ses travaux récents sur
les magistrats pendant la guerre d’Algérie (2001) et
sur les détentions arbitraires dans l’Algérie coloniale
(2012) font référence. Tout comme avait fait date,
en 1998, La Gangrène et l’Oubli (1998), cette alerte
mémorielle de l’historien Benjamin Stora. On ne
saurait trop rappeler à nos gouvernants – dont les
actuels – combien sans la libre recherche universitaire,
loin de toute logique de rentabilité économique et
d’utilitarisme marchand, ce moment de vérité n’aurait
peut-être jamais eu lieu.
Pierre Vidal-Naquet aimait qualifier de « dreyfusiste »
l’engagement de sa génération contre la guerre
d’Algérie, soulignant ainsi combien il passait par la
défense d’individus face à l’arbitraire et au mensonge.
S’il est une leçon à retenir de ce long combat porté par
des membres de la société civile, c’est bien celle-ci : le
refus de l’indifférence aux autres et au monde, le souci
des hommes et des femmes frappés d’injustice. Avocat
de la famille Audin, un homme incarna cette exigence
jusqu’à son dernier souffle : six jours avant son décès
brutal, le 26 juin 2017, Roland Rappaport avait écrit
à Emmanuel Macron () en portant à sa connaissance
de nouveaux documents, extraits des archives de son
confrère Maurice Garçon, où l’on pouvait lire que
Maurice Audin « est mort entre les mains des paras ».
L’affaire Audin fut, pour l’anticolonialisme, ce que fut
l’affaire Dreyfus pour l’antisémitisme : la défense du
salut de tous à travers le sort d’un seul. En quatrième de
couverture du livre de Pierre Vidal-Naquet, paru près
d’un an après la disparition du jeune mathématicien,
Jérôme Lindon avait simplement reproduit un passage
des Preuves (1898), le recueil d’articles de Jean Jaurès
en défense de l’innocence du capitaine Alfred Dreyfus.
En voici le début : « Oui, quelle est l’institution qui
reste debout ? Il n’en reste plus qu’une : c’est la
France elle-même. Un moment, elle a été surprise,
mais elle se ressaisit, et même si tous les flambeaux
officiels s’éteignent, son clair bon sens peut encore
dissiper la nuit. »
Si la France est debout, en ce jeudi 13 septembre 2018,
c’est grâce à toutes celles et tous ceux qui ont mené ce
long et patient combat anticolonialiste dont Maurice
Audin fut à la fois l’emblème et le martyr.
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