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19 avril 2024

Judith et le Chacal


Judith et le Chacal

Publié le 07/10/2018

  • Judith et le ChacalA propos du livre fabulateur de Sophie Bonnet sur Carlos

par Maria Poumier

« Les détenus politiques ne bossent pas, ce serait déchoir de manière terrible. Il n’est quand même pas emprisonné pour de simples meurtres, merde. Il est du bon côté. Les seuls auxquels il accepte de s’associer mentalement sont les détenus corses et basques. Des prisonniers politiques soutenus par toute une organisation, qui reçoivent de l’argent et bénéficient de visites fréquentes.

Il en parle avec admiration et envie  car le soutien autour de lui s’effiloche. Bien sûr, il lui reste encore l’ami Dieudonné qui paye son écot. Il est sympa ! Le comique verse la recette de certains de ses spectacles et prête sa petite salle du Théâtre de la Main d’Or pour organiser des réunions.

Je me suis présentée à l’un de ces meetings, un dimanche après-midi. Les cinq euros du ticket d’entrée étaient reversés à Ilich. Dans la salle presque totalement vide, une petite assemblée disparate d’antisémites forcenés. A la tribune, des discours décousus. J’ignore combien Ilich a récupéré sur cette opération, mais 100 euros me semblent le maximum possible » (Sophie Bonnet, Salutations révolutionnaires, quatre ans de parloir avec CARLOS, Grasset, octobre 2018).

La journaliste Sophie Bonnet a bien joué son rôle de Judith, le visitant régulièrement, lui offrant les gâteries demandées, livres, abonnements, foie gras et autres, et acceptant de se laisser charmer par la personnalité légendaire de Carlos et ses attributs : ses blagues, son entregent, sa langue prodigieuse, ses histoires, aussi nombreuses que ses passeports et millions de jadis. Au bout de quatre ans, lors de sa dernière visite, elle s’est attardée, la vitre du couple est restée longtemps masquée par un manteau noir suspendu à la porte du cagibi. Après quoi elle a donné sa signature à un livre soigneusement relu par les avocats de Grasset pour que les avocats de Carlos ne puissent pas invoquer la diffamation, et dans lequel certains chapitres sont vraiment bien documentés et bien écrits ; parmi les écrivains de talent qui se sont montrés lors des audiences au dernier procès, on a reconnu des Russes, et Nabe, sardonique.

L’astuce du livre de Judith, c’est de mêler des observations de visiteuse de prison, des citations authentiques, biaisées ou falsifiées de son personnage, à tout ce qu’elle a pu trouver ici et là comme anecdotes et/ou ragots infamants pour son Holopherne, et à d’autres citations encore, des uns et des autres, le tout mixé dans un style indirect, très Marie-Claire, apitoyé mais froid, inextricable.

C’est très professionnellement bien ficelé, jusqu’au bout, et les témoignages de femmes victimes sont vraiment poignants. Les Mater Dolorosa sont toujours aussi des Antigones, frontales, incapables de ruser, elles.

Ce qui manque, c’est la transmission de la capacité d’analyse politique du personnage. Si Grasset a décidé de faire une promotion effrénée du livre, c’est parce que Carlos est un gros morceau, un énorme poisson. A travers lui, il s’agit de ruiner l’histoire de la résistance palestinienne, de Kadhafi, de Hafez al Assad, père de Bachar, de Chavez et des révolutionnaires latino-américains, mais aussi de Dieudonné et de toute la résistance actuelle au terrorisme d’Etat d’obédience sioniste; toute la résistance à l’impérialisme occidental se résume à la perpétration de crimes odieux, au financement  et au soutien d’opérations terroristes contre des innocents, des années 1970 à nos jours. Judith l’archétype n’a pas l’habitude d’envisager que les Palestiniens aient des droits ; de toutes façons, les principaux acolytes de Carlos sont des nazis, tout est dit. Et, comme l’écrit Sophie, « comment les nazis pouvaient-ils passer leurs journées à Auschwitz au milieu des fours crématoires et rentrer le soir chez eux, embrasser leurs enfants doux et tendres avant de leur jouer du piano ? » (p. 308) Tiens, on a échappé aux chambres à gaz… mais elle nous a fourgué en contrebande l’image subliminale de doux et tendres enfants rôtissant dans lesdits fours.

Carlos, comme bien d’autres « bandits sociaux » avant lui, s’il était rendu à la liberté, rendrait probablement service à son pays, le Venezuela, non en s’emparant de pouvoirs dictatoriaux et sanguinaires que personne ne lui accorderait, mais comme un homme d’expérience et connaisseur de tous les ressorts de la guérilla, du crime, de la police, de l’histoire, et de la diplomatie. Le 12 octobre, il fête son 69ème anniversaire, dont 24 dans les prisons françaises. Le 12 octobre, c’est aussi la fête, encore célébrée dans toute l’Amérique latine, de la découverte de l’Amérique par l’Europe. Bonnet n’a pas encore découvert une certaine Amérique, tout ce qui, dans le portrait de son personnage, relève d’une normalité « créole », débridée et savoureuse, qui nous a été transmise par le grand Caribéen Garcia Marquez, et non pas d’une pathologie individuelle. La légende d’Ilich-Carlos continuera de se répandre, et de s’embellir, parmi les affamés et les assoiffés de justice, qui ne liront pas le livre de la bonne pouliche de Grasset. Et les tenants de « l’Etat juif » autoproclamé, en acclamant leur triste « héroïne » mal dans sa peau, seront eux aussi dans leur rôle. Quant aux historiens, il va leur falloir encore bien des livres, pour démêler le vrai du faux, le significatif du futile, le passager du constant, dans le destin du « monstre » et la férocité des autres monstres qu’il a contribué à affaiblir.

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