Par Mark Curtis (revue de presse : Middle East Eye – 25/10/18)*
Alors que la pression continue à monter après l’assassinat de Jamal Khashoggi, Washington et Londres pourraient décider de reproduire la révolution de palais de 1964 qui vit le prince héritier de l’époque, Fayçal, évincer son frère aîné avec le soutien secret des Britanniques
Alors que le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane (MBS) subit une pression croissante suite au meurtre de Jamal Khashoggi, les décideurs politiques à Washington et à Londres ont une priorité absolue : préserver la maison des Saoud, allié militaire et économique dans lequel ils ont tant investi. Toutefois, si Mohammed ben Salmane ne peut être préservé, le Royaume-Uni et les États-Unis s’efforceront probablement d’assurer un transfert de pouvoir à l’un de ses proches, pour tenter de sauver la face.
Il a déjà été rapporté que des membres de la famille royale saoudienne ont commencé à évoquer la possibilité de remplacer le prince héritier. Toutefois, il existe également un précédent peu connu concernant le rôle occidental dans la destitution d’un dirigeant saoudien.
Promouvoir une révolution de palais
Des dossiers britanniques déclassés montrent que la Grande-Bretagne a par le passé soutenu secrètement une révolution de palais en Arabie saoudite impliquant des ancêtres de Mohammed ben Salmane. Cette révolution a eu lieu en 1964, mais fait étrangement écho au présent. Elle aida le prince héritier de l’époque, Fayçal, à évincer son frère aîné, le roi Saoud, qui régnait depuis 1953, et elle fut soutenue par les Britanniques en vue de préserver la maison des Saoud.
Fayçal, comme ben Salmane aujourd’hui, était devenu, à la fin des années 1950, la véritable force en Arabie saoudite et dirigeait le gouvernement. Cependant, en décembre 1963, le roi Saoud tenta de réaffirmer son pouvoir en déployant des troupes armées devant son palais à Riyad. La confrontation avec les forces loyales à Fayçal se poursuivit en 1964, lorsque Saoud demanda à Fayçal de renvoyer deux de ses ministres et de les remplacer par les fils du roi.
Cependant, le soutien crucial pour Fayçal fut apporté par la Garde nationale, l’organisme alors fort de 20 000 personnes chargé de protéger la famille royale. Le commandant de la garde nationale à l’époque était le prince Abdallah. Ce dernier deviendra plus tard roi jusqu’à sa mort en 2015 et lui succédera alors son demi-frère, le roi Salmane – père de Mohammed ben Salmane.
Qui était la force derrière la garde nationale saoudienne ? C’était alors la Grande-Bretagne, qui avait une mission militaire dans le pays à la suite d’une requête saoudienne datant de 1963. Les dossiers déclassifiés montrent que deux conseillers britanniques de la garde nationale, le brigadier Kenneth Timbrell et le colonel Nigel Bromage, élaborèrent des plans sur demande expresse d’Abdallah pour « protéger Fayçal », « défendre le régime », « s’occuper de certains points » et « refuser la radio à tous sauf aux personnes soutenues par la garde nationale ».
Ces plans britanniques garantissaient la protection personnelle de Fayçal dans le but de lui assurer le transfert des pleins pouvoirs, ce qui se produisit lorsque Saoud fut contraint d’abdiquer.
Préserver la maison des Saoud
La Grande-Bretagne a soutenu la révolution de palais de 1964 pour une raison particulière : elle considérait le roi Saoud incompétent et opposé à l’introduction des réformes politiques nécessaires pour empêcher le renversement de la maison des Saoud. Frank Brenchley, chargé d’affaires à l’ambassade de Grande-Bretagne à Djeddah, écrivit que « le temps [était] compté pour le régime saoudien », le facteur majeur étant alors la révolution nationaliste au Yémen voisin et l’intervention des troupes égyptiennes dans ce pays, remettant en question l’autorité saoudienne en Arabie.
Brenchley notait que, contrairement à Saoud, « Fayçal [savait] qu’il [devait] rapidement procéder à des réformes si le régime [voulait] survivre. Gêné partout par un manque d’administrateurs qualifiés, il lutt[ait] pour accélérer l’évolution afin d’éviter la révolution ».
La formation par les Britanniques de la Garde nationale saoudienne, y compris l’exportation d’armes à destination de celle-ci, a été considérablement étendue après 1964. Aujourd’hui, la Grande-Bretagne compte des dizaines de militaires qui conseillent la garde nationale et mène un projet majeurl’aidant dans sa « communication ». Le rôle de la garde nationale reste essentiellement axé sur la promotion de la « sécurité intérieure », c’est-à-dire la préservation de la maison des Saoud.
Les États-Unis ont un programme de formation et de « modernisation » encore plus important pour la garde nationale saoudienne – d’une valeur de 4 milliards de dollars – et sont maintenant plus susceptibles de jouer un rôle similaire à celui de la Grande-Bretagne en 1964.
Des échos au Yémen
Les échos du passé se retrouvent également dans le fait qu’au milieu des années 1960, la Grande-Bretagne était de mèche avec les Saoudiens dans une guerre au Yémen aussi brutale que le conflit actuel.
En septembre 1962, un coup d’État populaire organisé par les forces républicaines yéménites entraîna la destitution de l’imam Mohammed al-Badr, au pouvoir depuis une semaine suite à la mort de son père, un autocrate féodal qui régnait depuis 1948. Les forces de l’imam partirent vers les collines et déclarèrent une insurrection, tandis que la Grande-Bretagne et l’Arabie saoudite entamèrent rapidement une guerre secrète pour les soutenir, une guerre qui s’est prolongée tout au long des années 1960.
L’establishment britannique craignait que le gouvernement républicain populaire au Yémen, soutenu par l’Égypte de Nasser, ne menaçât la maison des Saoud et ne s’étendît aux autres émirats féodaux sous contrôle britannique en Arabie. Au moment où la guerre s’estompait en 1969, le bilan était estimé à quelque 200 000 morts. À l’époque, comme aujourd’hui, les vies humaines étaient insignifiantes aux yeux de Londres et de Riyad par rapport aux considérations politiques de haut niveau.
Le coup d’État de palais soutenu par les Britanniques en 1964 renforça également le rôle de l’idéologie wahhabite dans le royaume. En mars 1964, les autorités religieuses saoudiennes (les oulémas) émirent une fatwa approuvant le transfert du pouvoir à Fayçal, le jugeant fondé sur la charia ; deux jours plus tard, le roi Saoud abdiquait.
Analysant le coup d’État, l’ambassadeur britannique de l’époque, Colin Crowe, observa que le transfert du pouvoir à Fayçal « [pouvait] également avoir causé quelque chose de grave sur le long terme [avec] l’intégration dans le tableau des oulémas, qui [étaient] susceptibles de faire payer leur soutien ».
Ses propos se sont avérés divinatoires puisque l’alliance entre le wahhabisme et la maison des Saoud allait ensuite promouvoir l’extrémisme à travers un soutien apporté à des forces terroristes dans diverses régions du monde.
« Ami et allié »
Le gouvernement britannique a condamné l’assassinat de Khashoggi et soutient la conduite d’une enquête. Néanmoins, il décrit toujours Riyad comme un « ami et allié » et évoque un « partenariat stratégique important » sur les plans militaire et commercial. Mais quelles sont les chances qu’un dirigeant saoudien avec du sang sur les mains puisse réellement continuer de prétendre devant le public occidental que les choses s’améliorent dans la région ?
Londres et Washington pourraient finir par préférer une réplique de 1964 : mettre un autre « Saoudien » au pouvoir. Pourtant, il serait bien mieux pour les Saoudiens et le monde entier qu’ils optent pour quelque chose de tout à fait différent, comme l’a récemment exposé Madawi al-Rasheed : permettre au peuple saoudien de participer au gouvernement et au processus décisionnel, notamment par le biais de la liberté de parole, dans le cadre d’une transformation progressive de l’Arabie saoudite en un système démocratique.
En ce sens, Londres et Washington devront révolutionner leur façon de penser pour faire partie de la solution plutôt que de continuer à faire partie du problème.
Mark Curtis est un historien et analyste spécialiste de la politique étrangère et du développement international du Royaume-Uni. Il est l’auteur de six livres, dont le dernier en date est une édition mise à jour de Secret Affairs: Britain’s Collusion with Radical Islam.
*Source : Middle East Eye (en français)