Interview de Omar Aktouf (revue de presse : El Watan – Algérie – 7 /3/19)*
Entretien réalisé à Montréal par Sameer Ben – Extrait :
…(…)… Quelles seraient, selon vous, les évolutions probables de la situation et des risques que l’Algérie peut courir ?
Je dirai que le pouvoir n’a pas beaucoup de choix, étant donné que les revendications des manifestants dépassent de loin la seule affaire du cinquième mandat. Les Algériens réclament l’éradication du « système » d’établissement et de reconduction du pouvoir, autant politique qu’économique, « système » qui sévit depuis l’Indépendance. C’est la mise hors d’état de nuire de ce que j’ai personnellement dénommé « système Algérie » en entier qui est demandée.
Le peuple manifeste haut et fort son désir de voir cesser cette mainmise continue sur les richesses et les destinées du pays ; il n’en peut plus des jeux de « chaises musicales » de transmission à tour de rôle du pouvoir entre « clans ». Le peuple a compris depuis longtemps que « accéder à un poste de haute gouvernance » en Algérie, c’est accéder au pouvoir d’actionner tous moyens possibles pour l’enrichissement personnel. Être « commis de l’État » ou « en haute position de pouvoir » de toute nature a toujours été – et est devenu de plus en plus- (sauf rares exceptions) synonyme de constitution de fortunes personnelles et familiales.
De cela, le peuple en a assez ! Devant pareille situation, la tentation de la répression par la force serait une pure catastrophe, parce que ce peuple qui manifeste aujourd’hui n’a plus que faire de la vulgate de « légitimité révolutionnaire », ni de celle qui a brandit l’épouvantail terrorisme-islamisme. Les deux piliers sur lesquels le pouvoir s’est trop appuyé pour pérenniser sa mainmise politique. Je pense que le mouvement populaire va se renforcer et se radicaliser.
Toute tentation de répression pourrait déboucher sur un bain de sang, autrement plus grave que celui de 1988, d’autant plus que la déposition officielle de la candidature de Bouteflika, suivie de l’annonce d’une continuation de règne d’un an… ne sont qu’insultes devant les revendications du peuple. Ce peuple en a assez d’être pris pour un troupeau de moutons imbéciles ! J’en appelle donc de toute mon énergie à ce « système Algérie » et à tout ce qui gravite avec, d’enfin accepter ce que personnellement (avec bien d’autres) je crie depuis des années : « se retirer » !
Des pistes et voies de sortie ?
En faisant l’hypothèse comme je le souhaite, que le pouvoir résistera à la tentation de la répression violente, je ne vois plus d’issues pour l’Algérie sinon, et par ordre d’urgence :
- Annoncer immédiatement le retrait des tenants actuels du pouvoir politique ; président, armée et gouvernement compris, tout en reconnaissant qu’il y a eu des années de spoliations du peuple et que des comptes seront demandés, le temps venu à tout coupable avéré – quel qu’il soit- de détournements, subornations, corruptions, malversations, accaparements illicites de biens et de richesses…
- Dissoudre l’assemblée nationale
- Mettre en place un gouvernement de salut public dont les membres seraient absolument intègres, réellement compétents et indemnes de tout soupçon de connivence avec les forces du « système Algérie » passé ou en place, oligarques et ploutocrates inclus
- Charger ce gouvernement de mettre en place les conditions d’élections crédibles (avec observateurs et journalistes étrangers, agents de l’ONU…) d’une assemblée constituante – toutes tendances et sensibilités politiques admises- en vue de l’instauration d’une seconde République, de la rédaction d’une nouvelle Constitution porteuse d’un projet de société clair, et réellement démocratique.
Sinon ?
Eh bien, sinon hélas, je crains que rien de bon ne soit à présager pour le futur. Le mouvement populaire est déjà allé assez loin pour renoncer à ses revendications ou accepter des « mesurettes » comme le projet de garder Bouteflika encore un an au pouvoir, puis se donner le temps de continuer les magouilles et les traditionnelles chaises musicales entre les « clans ».
Le peuple n’est pas dupe de cette grossière manœuvre de « gain de temps », sa colère ira s’agrandissant et les conséquences risquent d’être incalculables. Comme je l’ai déjà écrit dans « Algérie entre l’exil et la curée » il y a de cela près de trente ans, « le peuple fait “sa“ Révolution »! Le pouvoir n’a que deux sorties possibles : soit le retrait total et inconditionnel, soit être responsable devant l’Histoire d’un carnage, ou d’une autre guerre civile, ou encore de scénarios à la libyenne ou à la syrienne.
Omar Aktouf est professeur en management à HEC Montréal, membre fondateur du Centre humanismes, gestion et mondialisation est membre du conseil scientifique d’ATTAC Québec. Il est l’auteur, notamment, de La stratégie de l’autruche. Post-mondialisation, management et rationalité économique (2005) et de Halte au gâchis – En finir avec l’économie-management à l’américaine (2008 )
*Source et version intégrale sur le site d’ El Watan