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29 mars 2024

Libye : le chaos


Libye : le chaos

Paris Match |

De notre envoyé spécial à Benghazi François de Labarre
Des hommes des forces progouvernementales dans le quartier d’Ain Zara, à Tripoli, le 20 avril.
Des hommes des forces progouvernementales dans le quartier d’Ain Zara, à Tripoli, le 20 avril. Mahmud Turkia

Alors que la chute de Kadhafi annonçait des lendemains qui chantent, huit ans après, la mission de l’ONU a échoué et le pays est encore fracturé

Sur la route esquintée, les moteurs des voitures de luxe ronflent parmi les vieux tacots. Las d’attendre, un automobiliste grimpe sur le trottoir et slalome entre des réverbères tordus. Dans ce décor d’immeubles en béton, de boutiques en construction et de baraques à kebabs, un gaillard aux yeux clairs, au volant de sa vieille voiture, tapote sur son portable ; ses enceintes crachent un titre de Led Zeppelin. Il arbore une longue barbe bien peignée, celle des trentenaires des quartiers branchés occidentaux. C’est un « hipster », pas un salafiste. Ici aussi, la nuance se joue à quelques poils près. Quand les groupes djihadistes faisaient la loi dans la ville, cloîtré chez lui, Ahmed apprenait l’anglais en visionnant des shows de stand-up américains sur YouTube. « Depuis que je suis né, je n’ai jamais rien compris à ce qu’il se passait dans ce pays. Mais le pire, c’était pendant la guerre, quand les voitures explosaient dans les rues. A 17 heures, il n’y avait plus personne. » A en croire le trafic, ça a bien changé depuis lors.

C’est avec l’assassinat de Christopher Stevens, l’ambassadeur américain, en septembre 2012, que la guerre est arrivée à Benghazi. L’année suivante, les milices islamistes, soutenues par le Qatar et la Turquie, prennent le pouvoir à Tripoli, 1 000 kilomètres plus loin. Et les Occidentaux rapatrient leurs ressortissants, laissant la Libye devenir un terrain de guerre aux mains des puissances régionales. Dans l’Ouest, les islamistes proches des Frères musulmans contrôlent un vaste territoire et, surtout, les trois institutions clés du pays : la banque centrale à Tripoli, la Noc (société nationale pétrolière) et les trois fonds souverains.

A Ain Zara. Sur le sable, certains préfèrent combattre pieds nus.
A Ain Zara. Sur le sable, certains préfèrent combattre pieds nus. © Noel Quidu/Paris Match

Pour les contrer, un militaire soutenu par l’Egypte va lancer l’opération Karama (Dignité). Issu d’une influente tribu de l’Est libyen, les Ferjani, Khalifa Haftar a commencé sa carrière comme officier de l’armée de Kadhafi. En 1987, il est emprisonné par les forces tchadiennes à N’Djamena, avec ses hommes. Exfiltré par la CIA au nez et à la barbe des services français – déclenchant la fureur de Mitterrand –, il passe vingt ans dans l’Etat de Virginie, à deux pas de Langley, le siège de la CIA. En 2011, il a tout l’air d’un pion des Américains lorsqu’il tente un coup d’Etat. Or, c’est auprès de l’Egyptien Sissi qu’il trouvera son meilleur allié. En 2013, celui-ci a chassé les Frères musulmans d’Egypte. Il ne veut pas d’un pouvoir islamiste à sa frontière ouest, et Haftar lui apparaît comme un rempart face aux ambitions dévorantes des « Frères ». Malgré un embargo sur les armes imposé par l’Onu, le général Haftar, bientôt maréchal, constitue son Armée nationale libyenne (ANL). En 2014, il mène la guerre à Benghazi contre le groupe Ansar al-Charia et d’autres milices islamistes plus ou moins affiliées à Al-Qaïda, que ses hommes finiront par désigner sous l’acronyme Daech.

Tous ces groupes aux courants idéologiques variés servent les intérêts des Frères musulmans. Leur priorité est de repousser l’offensive de Haftar, soutenu par l’Egypte et les Emirats arabes unis mais aussi par l’Arabie saoudite, la Russie et la France, dont l’objectif reste, comme l’a encore récemment rappelé Jean-Yves Le Drian, de combattre le terrorisme. Dans l’indifférence générale se livre une guerre civile qui, entre 2014 et 2017, fera plus de 20 000 victimes. Pendant que les combats font rage, la communauté internationale patauge. Début 2016, les émissaires internationaux tentent d’imposer un gouvernement à Tripoli. L’épisode burlesque de l’arrivée de Fayez al-Sarraj a marqué les esprits. Propulsé par l’Onu à la tête d’un gouvernement de transition, cet architecte est choisi pour ramener le calme et « organiser les élections ». Mais lorsque son avion approche de l’aéroport, la brigade qui contrôle celui-ci refuse de le laisser se poser.

Les Libyens ont prouvé que, pour eux, le problème n’était pas la corruption du système Kadhafi, mais le fait qu’ils n’en profitaient pas assez

Trois mois plus tard, Fayez al-Sarraj arrivera par mer, grâce à la bienveillance de la brigade Nawasi qui, elle, contrôle le port. Cette milice utilisera sa proximité avec Sarraj pour imposer, par la force, ses hommes dans l’un des fonds souverains. D’autres emboîteront le pas, imposant tantôt des contrats à la société nationale pétrolière, tantôt des postes d’administrateurs dans les fonds souverains. « Ici, la guerre n’a rien d’idéologique ; dans ce pays riche en hydrocarbures, tout est question d’argent. Les Libyens ont prouvé que, pour eux, le problème n’était pas la corruption du système Kadhafi, mais le fait qu’ils n’en profitaient pas assez », ironise l’employé d’une ONG. Il cite l’exemple de sociétés allemandes et turques qui ont proposé de ramasser les ordures gratuitement. « Les groupes mafieux les en ont empêchés ! Même si les employés municipaux ne sont pas payés depuis 14 mois, car il n’y a plus d’argent. Dans l’Ouest, c’est pire… Là-bas, on voit d’ex-chauffeurs de camion assez riches pour racheter des îles grecques ! »

A Benghazi, sur la corniche, la vie reprend entre la mer et la misère.
A Benghazi, sur la corniche, la vie reprend entre la mer et la misère. © Noel Quidu/Paris Match

Pendant que Sarraj navigue à vue à Tripoli, le maréchal Haftar consolide son territoire dans l’Est, chassant les derniers groupes djihadistes des villes de Derna, Ajdabiya et Al-Djoufrah. Il gagne du terrain dans le Sud, où ses troupes neutralisent plusieurs émirs d’Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi). Sarraj l’équilibriste devra bientôt se résoudre à l’évidence : sur le terrain, Haftar apporte une réponse au chaos. Pas lui. Contraints et forcés par la communauté internationale, les deux hommes se réunissent à plusieurs reprises, dont une fois à La Celle-Saint-Cloud autour de Macron. Le 27 février 2019, le duo se retrouve à Abu Dhabi et conclut un accord de principe pour la tenue d’élections cet été. Un texte doit être signé à Ghadamès le 14 avril, mais les deux hommes n’arrivent pas à se mettre d’accord et s’accusent de saborder les discussions. « Sarraj a baladé le maréchal d’un rendez-vous avorté à un autre. Il voulait gagner du temps… et repasser à Ankara prendre des ordres », glisse un proche du maréchal. Selon notre source, c’est pour cette raison que, le 4 avril, Haftar, excédé, lance son offensive sur Tripoli. Ses hommes arrivent aux portes de la capitale. Et un nouvel afflux d’armes et de chefs militaires, proches des Frères musulmans, est envoyé depuis la Turquie. Salah Badi figure parmi ces hommes : un chef de Misrata, venu épauler le gouvernement Sarraj, celui-là même contre lequel il combattait quelques mois plus tôt, l’accusant d’avoir « mis la Libye dans une situation catastrophique ».

Dans les rues dévastées, les visages de jeunes martyrs sont placardés

Depuis la fin du mois d’avril, la situation sur le terrain s’est stabilisée autour d’un front au sud de Tripoli. Sarraj se lance dans une tournée européenne. Il exige que le maréchal Haftar soit exclu du processus de négociation et renvoyé à Benghazi. La requête paraît d’autant plus irréaliste que le maréchal occupe et pacifie désormais plus des trois quarts du territoire. Quant aux Américains, ils ne se prononcent pas. Mais Donald Trump, qui avait fait du manque de diligence de l’administration Obama lors de l’assassinat de l’ambassadeur Stevens l’un de ses arguments de campagne, rend hommage au succès de l’ANL contre les groupes terroristes responsables du crime.

Selim (avec une béquille) devant une image de son frère mort au combat contre les djihadistes.
Selim (avec une béquille) devant une image de son frère mort au combat contre les djihadistes. © Noel Quidu/Paris Match

Sur le terrain, les habitants de Benghazi sont reconnaissants eux aussi. Un vendeur de kebabs s’exclame en nous voyant : « Des journalistes français ! Il y a deux ans, ils vous auraient accusés de travailler pour “Charlie Hebdo” et vous auraient coupé la tête. Tout ça, c’est fini. » Dans ces rues dévastées, où sont placardés les visages de jeunes martyrs, la guerre semble à la fois proche et lointaine. Des pans entiers de murs restent suspendus dans le vide. « Dans notre rue, seules six familles sont revenues », nous explique Malik Gegam, 27 ans. Ses trois sœurs vivent avec lui et sa mère dans les décombres de ce qui fut leur appartement, un vaste espace avec vue sur la mer. Ils n’avaient que cela. Aujourd’hui, ils n’ont plus rien. En arrivant après quatre ans d’exil, son frère et sa sœur sont morts en marchant sur une mine. « Elle était cachée sous un pavé », dit-il en montrant le trottoir. Une loupiote reliée à l’électricité de la rue éclaire faiblement le salon où logeaient des djihadistes. « Dans le quartier, il y avait beaucoup d’étrangers, des Syriens, des Saoudiens, des Yéménites et des Tunisiens. C’était le territoire de Daech. » Plus loin, Hassan, 25 ans, nous ouvre une grille. Il nous conduit dans une grande bâtisse cossue, surmontée d’une terrasse qui surplombe la mer. Le père de Hassan était le capitaine d’un bateau de commerce pour une société néerlandaise. Mais, en 2015, plusieurs roquettes de 122 mm, lancées depuis des camions russes BM-21 Grad, se sont abattues sur la structure branlante, soutenue désormais par un mur en parpaings fraîchement édifié. C’était l’époque où les armes étaient livrées aux djihadistes depuis la Turquie, et à l’ANL depuis l’Egypte et les Emirats arabes unis. « Maintenant, c’est calme, ils ont quitté la ville », nous dit Hassan.

Lire aussi.En Libye, au moins 121 morts au sud de la capitale, statu quo sur le front

Le mois dernier, il a ouvert un bar à deux pas de l’hôtel Regency dont le squelette perforé s’affaisse tristement devant une plage vide jonchée de déchets. Des familles regardent les panneaux qui annoncent le projet d’une nouvelle corniche. Ils affichent un large sourire et n’ont qu’un mot à la bouche : « paix ».

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