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18 novembre 2024

Déportation des Algériens en Kanaky


samedi, juin 15, 2019

BOULEVARD DE LA GUILLOTINE (Cherif Abdedaïm)

Qu’est-ce qui rend l’homme bon? Presque rien; un peu de bonheur. Or, on les avait arrachés jusqu’à l’ombre du bonheur. Leur devise était celle de l’enfer: «Laisser toute espérance»…
(p 58)

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À la fin du Second Empire éclate, au sein de la vaste colonie d’Afrique du Nord, la révolte de 1871. Dans l’imbroglio international de la défaite continentale de la France devant la Prusse, un certain nombre de tribus kabyles se soulèvent en Algérie et tentent de secouer le joug colonial français, apparemment ébranlé par la défaite de la Guerre de Septante. Le mouvement est massif mais on y mésestime totalement la persistance pugnace des ressources militaires de la France. La répression de l’occupant sera aussi subite que féroce.

Brahim Ben Mansour est un détenu politique algérien, condamné aux travaux forcés à perpétuité par la France coloniale, dans les années qui suivront cette insurrection. On va l’accompagner ici dans le long voyage qui le mènera de la prison de Constantine (Algérie) jusqu’au bagne de Nouvelle Calédonie, en passant par le bagne de Toulon (France). Brahim va devenir ce que l’Histoire appelle un Algérien du Pacifique. Son crime procède de l’autodéfense. Ouvrier vanneur, il constate un beau matin que les militaires français, assurant en méthode la répression de 1871, entrent abruptement dans son village et y procèdent expéditivement à des exécutions arbitraires. Brahim s’empare d’une hache et trucide le petit sous-off qui commande les exécutions. Il est promptement capturé, jugé, et envoyé au bagne.

Et nous allons le suivre jusqu’au fond de cet enfer. Dans une ambiance générale de brutalité et d’arbitraire carcéral digne de Papillon, se succèdent sous nos yeux les détails explicites de l’horreur. Les premiers bagnes de transition, puis l’interminable traversée vers le Pacifique, nous installent dans le rythme carcéral, cruellement inconfortable, indifférent et/ou pétri de haine. Les gardiens disposent de deux insultes pour interpeller les prisonniers. Ils les appellent soit artiste soit patriote. Le charme bizarre de ces vocatifs ne doit pas faire illusion. Ce sont là les injures absolues, manifestations imparables de l’inversion de tous les rapports humains concevables et de toutes les valeurs sociales convenues. Brahim est un patriote. Ce n’est pas à son avantage. Surtout que sa pauvre patrie s’éloigne de plus en plus, à mesure que l’étrave du rafiot convoyeur s’avance, dans la mer grosse, saumâtre et mauvaise. L’arrivée en Nouvelle-Calédonie nous suscite bien une petite curiosité sourcilleuse, mais elle vire bien vite à l’aigre.

Son principal sujet de conversation avec les  gens de l’atelier était le pays nouveau où il venait  de débarquer, l’Île  Nou, la Nouvelle-Calédonie et Nouméa. On croyait qu’il s’agissait d’une ville. On se  trompait: il s’agissait d’un bois, d’une baie, d’une île,  d’une montagne, d’un ruisseau, d’une concession ou même d’un gros arbre.
(p. 128)

S’entassent ici, dans cette jungle innommable, et avec un cruel esprit de système, des prisonniers politiques et de droit commun, des Algériens, mais aussi des Français. Ils ont souvent les chaînes aux pieds. Les uns sont condamnés pour vols, d’autres pour meurtres, assassinats et autres délits. Ils cohabitent, entassés dans des cellules bondées. Ils subissant les sauts d’humeurs sarcastiques de gardiens, ardents de férocité et de méchanceté. Les représailles du personnel carcéral et de leurs chefs, la saleté, la malpropreté, la boue, les cloaques, les cachots, les rats, les fourmis, les poux et autre vermine indéfinissable, se relaient pour assurer l’intendance de l’enfer. Omniprésents, les millions d’insectes tropicaux, insidieux et vorace, incarnent littéralement le graduel submergement du bagnard dans l’inexorable et irréversible culture carcérale.

Les insectes remplaçaient les  fauves. Une  fourmi de la taille d’un lion étranglerait un mouton et le dévorerait.  Mais,  au  lieu  d’un  lion  ou  d’une  grande fourmi, la nature avait créé cinq cent mille petites fourmis qui remplissaient le même office. Un boa était remplacé par plusieurs milliers d’araignées. Où la nature pourrait mettre une hyène, elle mettait  une armée de grands cafards qu’on appelait là-bas cancrelats. Que lui importait de créer un aigle ou le même poids de moustiques et de puces qui boiraient la même quantité de sang?
(p. 118)

Mais l’animal le plus sanglant et sanguinolent, c’est bien encore et toujours l’humain. Aussi, pour parachever le tableau du désastre, au bagne de Nouvelle Calédonie, la guillotine est un morceau de choix, une œuvre d’art antique, astiquée et pomponnée par un bourreau siphonné, nostalgique incongru des bonnes pataches, mécaniques fidèles et implacables fondant la stabilité et le solide train-train des choses… La vague allée sablonneuse qui mène vers la veuve inexorable s’appelle, dans le galimatias local, le Boulevard de la guillotine. Et tout le monde ici est ni plus ni moins qu’un citadin errant, de haut en bas, sur ce boulevard. Les soubresauts rageurs face à la répression carcérale, les maladies feintes ou auto-provoquées, les tentatives d’évasions, les canaques qui vous capturent et vous ramènent mort ou vif pour toucher la prime, le caprice fantasque de quelque gardien aux analyses arbitraires et sommaires, tout peut, à chaque instant, vous faire déambuler sur le Boulevard de la guillotine, un boulevard du bout du monde mais aussi… oh tellement français, tant au plan pratique qu’au plan symbolique. Modeste héritier du détail fourmillant, lointain et douloureux de toutes les politiques internationales de la France d’autrefois et d’aujourd’hui, le patriote Brahim Ben Mansour échappera de peu au susdit Boulevard de la guillotine… mais pour se retrouver où?

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Collaborateur régulier des 7 du Québec, le romancier algérien Abdedaïm Chérif, est journaliste et chroniqueur au quotidien La Nouvelle République. Il est aussi essayiste, poète, et auteur de nombreux ouvrages.

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Cherif Abdedaïm, Boulevard de la guillotine, 2019, Éditions Dar el Wassit, 214 p.

 

 

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