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19 avril 2024

 Les mystères du premier tête-à-tête Sarkozy-Kadhafi


MÉDIAPART

 Les mystères du premier tête-à-tête Sarkozy-Kadhafi

La visite de Claude Guéant en Libye était le prélude à un déplacement plus officiel, quoique éclair, de Nicolas Sarkozy à Tripoli quelques jours plus tard, le 6 octobre 2005. Bien que « seulement » ministre de l’intérieur, Nicolas Sarkozy, qui ne cache déjà pas ses ambitions présidentielles, est reçu comme un véritable chef d’État par Mouammar Kadhafi. Le dictateur accueille le Français sous sa fameuse tente bédouine avec tous les égards du régime.

De gauche à droite : Nicolas Sarkozy, le diplomate Moftah
Missouri et Mouammar Kadhafi, le 6 octobre 2005. © Reuters
De gauche à droite : Nicolas Sarkozy, le diplomate Moftah Missouri et Mouammar Kadhafi, le 6 octobre 2005. © Reuters

Officiellement, le « premier flic de France » est venu parler antiterrorisme et immigration illégale avec l’homme fort de Tripoli. Un long tête-à-tête, en la seule présence de leur interprète respectif, a lieu entre les deux hommes. Le traducteur libyen, Moftah Missouri, a assuré qu’un soutien financier à la future campagne électorale a été évoqué ce jour-là, ce que son homologue française a refusé de confirmer ou d’infirmer devant les enquêteurs puis les juges, arguant du secret professionnel auquel elle est astreinte.

À la sortie de cet entretien en petit comité, l’ambassadeur de France en Libye, Jean-Luc Sibiude, s’est contenté pour sa part de glisser « sur le ton de la plaisanterie », selon ses déclarations aux juges : « Ils ont dû s’en dire des choses… »

En garde à vue, devant les policiers de l’Office central anticorruption (OCLCIFF), Nicolas Sarkozy a récusé toute discussion d’ordre financier.

 Le pacte secret du clan Sarkozy pour blanchir Senoussi

L’ancien président a en revanche admis que le Guide libyen lui avait parlé de la situation judiciaire de son beau-frère, Abdallah Senoussi, qui mettait le régime dans le plus grand des embarras.

Un hasard sans doute : moins de deux mois plus tard, fin novembre 2005, l’avocat personnel et ami intime de Sarkozy, Me Thierry Herzog, se rend discrètement à Tripoli pour rencontrer l’équipe de défense pénale d’Abdallah Senoussi. L’objectif : proposer aux Libyens un plan d’action judiciaire et politique pour rendre inopérant le mandat d’arrêt visant le beau-frère de Kadhafi. En d’autres termes, lui assurer la tranquillité. C’est ce qui ressort du compte-rendu de cette rencontre obtenu par Mediapart et authentifié par l’enquête. Interrogé par les policiers, Thierry Herzog a opposé le secret professionnel et refusé de faire le moindre commentaire.

Abdallah Senoussi, en août 2011, juste avant la chute du
régime libyen. © Reuters
Abdallah Senoussi, en août 2011, juste avant la chute du régime libyen. © Reuters

Seulement voilà, les enquêteurs ont recueilli ces derniers mois plusieurs preuves matérielles de l’activisme du clan Sarkozy visant, dès 2005, à blanchir judiciairement Senoussi, qui avait dûment signé un mandat à l’endroit de Me Herzog pour assurer la défense de ses intérêts dans l’affaire du DC10.

Les tentatives d’obtenir des faveurs judiciaires pour Senoussi ont d’ailleurs duré longtemps, jusqu’après l’accession de Sarkozy à la présidence de la République. Les notes personnelles de Ziad Takieddine font ainsi apparaître qu’une réunion s’est tenue le 16 mai 2009, à l’Élysée, avec le secrétaire général Claude Guéant, dans le but de « mettre de côté le mandat d’arrêt » visant Senoussi. Des « conclusions » de Thierry Herzog sont évoquées. Or, les policiers ont obtenu dans les archives de la présidence de la République la confirmation d’un rendez-vous de Takieddine à l’Élysée le même jour avec… Claude Guéant.

La défense du clan Sarkozy consiste aujourd’hui à accuser le juge Serge Tournaire, à la suite de « révélations » du JDD, d’avoir passé un pacte « secret » avec Abdallah Senoussi pour qu’il accuse à tort Nicolas Sarkozy. Le député sarkozyste Éric Ciotti a même écrit à la ministre de la justice pour réclamer une enquête sur le magistrat… La vérité est pourtant à 180° et la ficelle un peu grosse : ce sont en réalité les sarkozystes qui, pendant des années, ont œuvré en faveur de Senoussi, comme le démontre le dossier judiciaire.

 Hortefeux-Senoussi-Takieddine : le rendez-vous de Tripoli

Par la force des choses, Abdallah Senoussi est devenu un protagoniste central de l’affaire, mais aussi le sparadrap des sarkozystes. C’est un condamné qu’ils ont protégé au-delà de toute rationalité étatique. Et qu’ils ont rencontré à plusieurs reprises dans le dos de tout le monde. Car après Claude Guéant, l’autre plus proche lieutenant de Sarkozy, Brice Hortefeux – « mon ami de toujours », comme l’ex-président l’avait qualifié dans un livre au milieu des années 1990 –, a lui aussi rencontré secrètement Abdallah Senoussi.

Une fois de plus, le rendez-vous s’est fait en présence de Ziad Takieddine, et seulement de Takieddine. La scène s’est déroulée le 21 décembre 2005, à Tripoli. Brice Hortefeux s’était rendu en Libye en tant que ministre… des collectivités territoriales françaises, rattaché au ministère de l’intérieur de Sarkozy. L’ambassadeur de France, Jean-Luc Sibiude, s’est souvenu sur procès-verbal que cette visite n’avait « pas grand sens ». Ou alors un sens inavouable.

La rencontre du trio Hortefeux-Senoussi-Takieddine s’est faite, comme trois mois plus tôt avec Guéant, sans ambassadeur, sans diplomate, sans officier de sécurité, sans traducteur officiel. Difficile de faire plus caché. Qu’a-t-on à se dire de si important quand on dissimule à deux reprises, en l’espace de trois mois seulement, une rencontre avec un condamné, et ce en présence d’un porteur de valises notoire ?

En audition, Hortefeux a eu du mal à se souvenir de la teneur exacte de la conversation évaluée à une quarantaine de minutes, si ce n’est des paroles échangées sur la politique migratoire, sujet dont ni Senoussi ni Takieddine ne sont pourtant en charge… « Je savais qu’il avait été lourdement condamné, mais je ne connaissais pas les détails, notamment l’existence d’un mandat d’arrêt », a assuré Hortefeux aux policiers.

Senoussi, entendu à plusieurs reprises en Libye, a quant à lui indiqué à la justice que les deux hommes ont parlé d’argent.

Interrogé par les policiers sur cette rencontre Senoussi-Hortefeux, qui fait suite à celle organisée avec Guéant, tout aussi secrète, tout aussi anormale, Nicolas Sarkozy a botté en touche : « Je ne le savais pas, cela ne s’est pas fait à ma demande. » À croire qu’il fut, place Beauvau, l’homme le moins bien informé de France.

 Les mallettes de Takieddine, qui avoue

Plusieurs flux financiers, venus de Libye ou passés par des Libyens, ont été identifiés par l’enquête judiciaire. D’abord, il y a des aveux. Ceux formulés fin 2016 par Ziad Takieddine, qui s’est accusé d’avoir transporté en trois fois 5 millions d’euros en espèces venus de Libye, pour les remettre à Claude Guéant (deux fois) et Nicolas Sarkozy (une fois) au ministère de l’intérieur entre fin 2006 et début 2007.

Ziad Takieddine a affirmé que les fonds provenaient d’Abdallah Senoussi, qui avait spontanément déclaré devant la Cour pénale internationale (CPI) de La Haye en 2012, dans un procès-verbal longtemps resté inconnu, qu’il avait supervisé le financement du clan Sarkozy en 2007 (même date) à hauteur de 5 millions d’euros (même somme) par l’intermédiaire de Ziad Takieddine (même homme). Les conséquences du témoignage de Takieddine dans lequel il s’auto-incriminait pour la première fois n’ont pas été minces pour lui : il a été mis en examen dans la foulée.

Il s’agit exactement du même schéma corruptif présumé qui lui vaut d’être prochainement jugé devant le tribunal correctionnel de Paris dans le volet financier de l’affaire Karachi, en compagnie de deux proches de Nicolas Sarkozy.

Et l’hypothèse selon laquelle Takieddine a pu convoyer des fonds en espèces depuis la Libye est loin d’être fantasque. Pour cause : l’homme d’affaires a été interpellé à la descente d’un avion privé en provenance de Tripoli sur l’aéroport du Bourget en mars 2011, quelques jours avant le déclenchement de la guerre en Libye, avec 1,5 million d’euros en liquide dans une valise. Personne n’a jamais su précisément ce que recouvraient ces fonds, qui lui avaient été remis par le régime Kadhafi.

 Sur la piste des virements libyens

Entendu à plusieurs reprises ces dernières années – il est emprisonné comme de nombreux anciens dignitaires du régime après la guerre de 2011 –, Senoussi a confirmé la corruption. Il a indiqué que celle-ci avait d’abord été opérée dans son souvenir – nous sommes une décennie et une guerre après les faits – par des virements, avant une éventuelle remise en espèces par Takieddine. Il diverge ainsi avec l’homme d’affaires sur le circuit exact des modalités de financement.

L’ancien chef de cabinet de Saïf al-Islam Kadhafi, le fils du dictateur, avait lui aussi indiqué dès 2013 qu’une société de Takieddine avait été utilisée pour les transferts de fonds, passant notamment par un compte au Liban, le pays d’origine de Takieddine. Il évoquait également des comptes en Allemagne et en Suisse.

Ces virements existent-ils ? La réponse est oui. L’enquête judiciaire a établi qu’une société offshore de Ziad Takieddine, Rossfield Trading Ltd., domiciliée dans les îles Vierges britanniques, a reçu en 2006 6 millions d’euros en provenance de Libye, dont 2 millions directement des services de Senoussi.

Ziad Takieddine, le 12 novembre 2016, dans son appartement
parisien. © Pedro Da Fonseca/Premières Lignes
Ziad Takieddine, le 12 novembre 2016, dans son appartement parisien. © Pedro Da Fonseca/Premières Lignes

La commission rogatoire internationale revenue du Liban ne donne pas accès aux juges français à la totalité des comptes, mais fait son propre résumé des « transferts »bancaires, sans évoquer de sorties d’espèces. Le JDD en a conclu récemment que les espèces n’existent pas et qu’il n’y a eu par conséquent aucune redistribution des sommes à quiconque.

C’est, à ce stade de l’enquête judiciaire, aller très vite en besogne. D’abord, de nombreux virements sont partis du compte libanais de Rossfield vers d’autres sociétés de Takieddine, dont les flux n’ont pas encore été analysés par les enquêteurs. Ensuite, ladite société Rossfield dispose de deux comptes bancaires au Liechtenstein et d’au moins deux autres en Suisse.

Dans les archives numériques de Takieddine, les enquêteurs ont notamment découvert un compte (n721557) logé dans une banque privée de Zurich, Maerki Baumann & Co. Ce compte serait en lien avec Rossfield. Or de récentes investigations revenues de Suisse ont établi que ni Takieddine ni Rossfield n’en étaient ayants droit ou y avaient une procuration. Mais ce compte, affirme la banque, existe bel et bien. À qui appartient-il ? La banque ne le dit pas.

L’enseignement de l’enquête sur l’affaire Karachi a par ailleurs montré que les circuits utilisés par le réseau Takieddine pour les financements occultes passaient par des montages autrement plus complexes qu’une simple équation : transfert puis retrait à partir du même compte.

Les investigations ne sont donc pas closes. Mais pour les sarkozystes, elles s’effondrent déjà. La nouvelle théorie défendue par les proches de l’ancien président consiste désormais à dire que Ziad Takieddine a gardé l’argent pour lui et a arnaqué les Libyens sur le dos de la campagne présidentielle de 2007.

La thèse est pour le moins osée. Pourquoi un homme d’affaires, dont le patrimoine constitué avant 2007 avoisine déjà les 100 millions d’euros, irait escroquer une dictature grâce à laquelle il gagne ou va gagner beaucoup d’argent (près de 5 millions sur le marché Amésys, près de 10 millions grâce à Total en Libye, etc.), le tout au détriment d’un clan politique français qui lui permet de faire toutes ses affaires depuis des décennies et qu’il a déjà financé par le passé, selon la justice ?

Si l’on résume : un dignitaire libyen affirme avoir opéré des virements, qui existent, et celui qui en a été destinataire s’accuse d’avoir convoyé de l’argent liquide au profit de politiques français. La question qui se pose donc est de savoir s’il est possible que les sarkozystes aient brassé des espèces d’origine inconnue avant, pendant et après la campagne présidentielle.

La réponse est oui.

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