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26 avril 2024

Monsieur le Président du Conseil italien, annulez les accords avec la Libye


 

« J’aurais aimé que vous puissiez voir dans les yeux de ceux que nous avions secourus la terreur de se trouver devant leurs tortionnaires », témoigne Alessandra Sciurba, chercheuse à l’université de Palerme et membre de la plateforme Mediterranea Saving Humans, dans une lettre à Giuseppe Conte. Afin de « restaurer la dignité de l’Italie », elle exhorte à mettre fin aux accords migratoires de son pays avec la Libye.

Cher Président du Conseil, je vous écris en tant que philosophe du droit qui étudie depuis des années les promesses en matière de droits de l’homme, dont j’ai constaté sur le terrain combien elles sont fragiles et souvent trahies, et en tant que personne qui a eu le privilège de sauver d’autres personnes, d’arracher à la mer des enfants et de les serrer dans mes bras pour calmer leurs pleurs.

Je m’adresse à vous en tant que président du Conseil en exercice, mais aussi en tant que professeur de droit qui, comme moi, se consacre de longue date à la tâche fondamentale d’enseigner aux jeunes.

Je vous écris aussi de femme à homme, faisant appel à votre conscience et à votre intelligence. Je vous écris parce que j’ai écouté vos propos sur Radio Radicale, le 21 septembre dernier, lorsque vous avez remercié « tous nos intervenants car […] les garde-côtes libyens, soutenus par notre intervention, arrêtent chaque jour des centaines –oui, des centaines – de migrants ». Je me dois de vous répondre. Vous savez déjà certaines choses que je vais vous dire, mais je crois au dialogue et à la possibilité de changement. Sinon, je n’aurais pas participé à l’extraordinaire aventure de Mediterranea Saving Humans, qui en Italie a rouvert des espaces d’humanité qui semblaient avoir disparu. Je sais que vous êtes parfaitement conscient de la gravité de vos déclarations. Mais sans doute est-il pertinent de rappeler que d’autres le sont aussi, que tout ne disparait pas dans le chaos de la propagande, qu’il y a des gens qui écoutent, évaluent et sauront raconter à leur tour. Revenons aux enfants au milieu de la mer.

Fatima avait 5 mois quand nous l’avons trouvée sur un canot pneumatique sans coque, avec 58 autres personnes fuyant la Libye. Sa mère n’avait pas la force de la tenir dans ses bras. Des chiffres étaient inscrits sur leurs vêtements, comme sur ceux de tout le monde. Leurs récits nous ont appris que dans un centre de détention gouvernemental en Libye, l’un de ceux financés également par notre pays, le tri et la séparation se font de viol en viol et de torture en torture. Ils et elles nous ont dit combien de fois ils avaient été capturé·es en mer lors de leurs tentatives de fuite, par ceux que vous persistez à nommer « garde-côtes libyens », et ramené.es en enfer. Et j’aurais voulu, cher Président, que vous ayez été à bord, lorsque nous avons décidé de transférer ces 59 personnes sur notre voilier, quand est arrivé l’un des patrouilleurs offerts par le gouvernement italien à la Libye, manœuvré par les hommes avec lesquels vous vous vantez de collaborer. J’aurais aimé que vous puissiez voir dans les yeux de ceux que nous avions secourus la terreur de se trouver devant leurs tortionnaires.

Peut-être pourriez-vous arrêter de parler ainsi, et vous mettre à peupler la mer de navires, à commencer par ceux qui ont été absurdement mis sous séquestre pour avoir sauvé des vies, pour s’être précipités pour sauver de ces horreurs d’autres enfants, d’autres femmes, d’autres hommes. Peut-être cesseriez-vous de donner la priorité à ce qui vous semble politiquement opportun, pour redonner à la politique son sens le plus noble et le plus courageux. Car je me rends compte qu’il faut du courage, aujourd’hui, pour repartir de la meilleure part de notre civilisation juridique, celle qui a appris du fascisme nazi que le mépris de la vie humaine ouvre la porte de l’abîme.

Je me rends compte qu’il faut du courage pour choisir la voie de la rationalité, ainsi que celle de l’humanité, en renonçant à utiliser la migration pour détourner l’attention des vrais problèmes, en les affrontant au contraire par l’établissement de couloirs humanitaires depuis les pays en guerre, de voies d’entrée légales depuis les autres États, de politiques d’inclusion qui garantissent réellement la sécurité de tous. Mais en retour, cher Président, vous devez être conscient du prix que nous payons déjà lorsque ce pays décide de trahir les fondements de notre Constitution et des règles internationales des droits de l’homme, en soutenant les milices armées pour capturer les réfugiés qui fuient les guerres, et en s’en vantant ensuite fièrement, comme vous l’avez fait. Vous savez mieux que moi que les garde-côtes libyens sont une création italienne pour travestir à grands frais les miliciens complices des trafiquants et des tortionnaires, et que les conséquences de l’accord avec la Libye représentent un crime contre l’Humanité qui restera dans les mémoires comme tel.

Vous pouvez me dire que je ne comprends pas la complexité de la réalité, qu’il faut parfois choisir le moindre de deux maux pour atteindre des objectifs à long terme qui mèneront au bien de tous. Vous pouvez m’expliquer que pour résister aux nationalistes, il faut tenir compte des craintes des gens et faire preuve de fermeté. Vous pouvez me dire que le sommet de Malte ces jours-ci est déjà une étape importante, qu’en Libye, vous oeuvrez à apporter la démocratie et le respect des droits.

Mais je vous rappelle, Monsieur le Président, qu’Hannah Arendt a une fois pour toutes affirmé cette vérité nue que choisir le moindre mal, c’est toujours choisir le mal, et qu’il y a tout simplement des maux intolérables, comme être complice de la mort et de la torture. Votre nouveau gouvernement a une chance de changer le sort de ce pays et d’aider à sauver l’Europe. Annulez l’accord avec la Libye, restaurez la dignité de l’Italie. Et parcourez l’Europe pour jurer de respecter les droits de l’homme, fondement et socle de toute décision politique, pour rappeler que les intérêts du pouvoir doivent toujours passer après ceux de la communauté ; vous avez une énorme responsabilité éthique à choisir de résister, fût-ce en renonçant aux consensus faciles. Vous savez que sinon vous serez bientôt dépassé, et j’aimerais pouvoir croire que vous choisirez des objectifs difficiles, plutôt que rechercher des applaudissements éphémères après lesquels ne resteront que des décombres.

 

Alessandra Sciurba est l’une des membres de la plateforme Mediterranea Saving Humans et chercheuse à l’université de Palerme

Traduit de l’italien par Isabelle Saint-Saëns

Texte original italien paru le 25 septembre 2019 sous le titre de Premier Conte, cancelli le intese con la Libia 

 

 

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