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28 mars 2024

Un proche de Sarkozy a reçu un demi-million d’euros d’argent libyen sur un compte secret


Mediapart
 PAR FABRICE ARFI ET KARL LASKE

C’est un tournant dans l’affaire Sarkozy-Kadhafi. Thierry Gaubert, ancien collaborateur de Nicolas Sarkozy, et intime de son lieutenant Brice Hortefeux, a reçu en février 2006 sur un compte secret aux Bahamas, un an avant l’élection présidentielle, une somme de 440 000 euros provenant des caisses du régime Kadhafi, selon une enquête de Mediapart. L’argent a transité par une société offshore de l’intermédiaire Ziad Takieddine, qui centralisait les versements libyens.

 

C’est un virement qui risque de peser lourd dans l’affaire des financements libyens. Un proche de Nicolas Sarkozy et de Brice Hortefeux a reçu en février 2006, un an avant l’élection présidentielle, une somme d’un demi-million d’euros provenant des caisses du régime Kadhafi sur un compte secret aux Bahamas, selon des documents bancaires dont Mediapart a pris connaissance.

L’homme en question, Thierry Gaubert, ancien collaborateur de Nicolas Sarkozy à la mairie de Neuilly-sur-Seine puis à Bercy et intime de l’ancien ministre Brice Hortefeux, n’est pas un inconnu pour la justice : le parquet a requis quatre ans de prison, dont deux ferme, à son encontre, fin octobre, dans le volet financier de l’affaire Karachi. Il doit comparaître à nouveau, à partir de ce lundi 2 décembre, devant le tribunal correctionnel de Paris, cette fois-ci pour « fraude fiscale » et « blanchiment aggravé ».

Nicolas Sarkozy et Mouammar Kadhafi avec leurs
interprètes. À l'arrière de Kadhafi, Moftah Missouri. ©
DR
Nicolas Sarkozy et Mouammar Kadhafi avec leurs interprètes. À l’arrière de Kadhafi, Moftah Missouri. © DR

Au terme d’une enquête ouverte par le parquet de Nanterre sur plainte de l’administration fiscale dès 2012, puis transmise au Parquet national financier (PNF) en 2014, la justice a mis au jour les mouvements bancaires de plusieurs comptes détenus par Thierry Gaubert à la banque suisse Pictet.

Selon les informations obtenues par Mediapart, c’est sur l’un de ces comptes Pictet — n° 188512, ouvert aux Bahamas le 13 août 2001 —, qu’apparaît, à la date du 8 février 2006, un versement de 440 000 euros provenant d’une société offshore baptisée Rossfield Limited. Or, dans les relevés bancaires de Rossfield, qui appartient à l’intermédiaire Ziad Takieddine, il figure bien à la date du 8 février 2006 un virement de 440 000 euros, mais le destinataire est masqué sous un nom de code. Sitôt reçue aux Bahamas, la somme est réorientée le lendemain par Gaubert sur un compte tiers, non identifié à ce jour.

Cette société Rossfield, au cœur de l’affaire Sarkozy-Kadhafi depuis des années, venait d’être créditée une semaine plus tôt, le 31 janvier, par le Trésor public libyen, d’une somme de trois millions d’euros. Rossfield n’est d’ailleurs alimentée que par de l’argent du régime Kadhafi. Pour la seule année 2006, les autorités libyennes ont ainsi versé six millions d’euros sur le compte au Liban de Rossfield : trois millions en janvier, donc, plus un million en mai et deux autres en novembre.

Dans l’enquête pour fraude fiscale contre Gaubert, les policiers ne sont pas parvenus à identifier qui était l’ayant droit du compte Rossfield… Mais il se trouve que dans l’affaire libyenne, un autre service de police a, lui, découvert qu’il s’agissait de Ziad Takieddine. Seulement voilà, le cloisonnement des services enquêteurs a eu pour conséquence que le lien entre l’argent reçu par Gaubert et celui émis par Takieddine n’a pas été fait. Mediapart y est parvenu, après de multiples vérifications.

Joint par Mediapart, l’ancien collaborateur de Nicolas Sarkozy a indiqué que « Rossfield n’est pas du tout M. Takieddine », en dépit de toutes les preuves documentaires accumulées. Il ne s’agit « pas du tout d’argent libyen », a-t-il ajouté. « Ce n’est pas du tout ma version des chosesJe donnerai mes explications au tribunal », a-t-il déclaré, mettant fin à l’entretien. Thierry Gaubert doit comparaître durant trois jours au tribunal de Paris, à partir du 2 décembre.

Mais il devra sans doute aussi des explications aux enquêteurs de l’affaire libyenne, qui vaut déjà à l’ancien président de la République une triple mise en examen pour « corruption passive »« financement illicite de campagne électorale » et « recel de détournements de fonds publics ».

C’est la première fois dans l’affaire libyenne qu’un membre du clan Sarkozy se trouve impliqué par un transfert bancaire du régime libyen en relation avec des opérations de financement qui ont précédé la présidentielle de 2007. La mise à disposition de fonds libyens à Claude Guéant pour l’achat de son appartement, postérieure à l’élection, avait emprunté des circuits moins directs — via un autre intermédiaire, Alexandre Djouhri.

La découverte du virement Gaubert vient d’ores et déjà anéantir l’un des récents axes de défense du clan Sarkozy, relayé cet été dans les colonnes du Journal du dimanche, selon lequel l’intermédiaire Ziad Takieddine aurait conservé les sommes reçues du régime libyen pour des dépenses personnelles, sans les redistribuer.

Le fait qu’un virement parti de la société Rossfield ait été orienté vers un pilier du clan Sarkozy, intime de Brice Hortefeux, constitue un tournant dans l’enquête. D’autant que d’autres fonds libyens ont été dirigés par Takieddine vers divers paradis fiscaux en 2006, 2007 et 2008.

Le virement au profit de Thierry Gaubert est intervenu un mois et demi seulement après une rencontre secrète à Tripoli entre Brice Hortefeux, alors ministre délégué aux collectivités territoriales, et un dignitaire libyen de haut rang, Abdallah Senoussi, beau-frère de Kadhafi et chef du renseignement militaire de la dictature.

La rencontre Hortefeux-Senoussi s’était tenue le 21 décembre 2005, en la seule présence de Ziad Takieddine, qui jouait alors le double rôle d’entremetteur et de traducteur, et hors la présence du moindre officiel français (diplomate, ambassadeur, officier de sécurité, traducteur, etc.), ce qui était du jamais-vu.

Birce Hortefeux et Ziad Takieddine, en 2005, au
domicile parisien de l'intermédiaire. © dr
Birce Hortefeux et Ziad Takieddine, en 2005, au domicile parisien de l’intermédiaire. © dr

Interrogés par la justice française, Abdallah Senoussi et Ziad Takieddine ont tous deux indiqué qu’il fut question, ce jour-là, de financements occultes. Le dignitaire a même affirmé avoir réceptionné des coordonnées bancaires lors de cette rencontre. Ce qu’a vigoureusement démenti Brice Hortefeux, actuellement placé sous le statut de témoin assisté dans l’affaire libyenne.

L’ancien ministre a eu du mal à préciser la nature exacte de cet entretien confidentiel, n’évoquant que quelques échanges sur la question migratoire, dont ni Hortefeux ni Senoussi, et encore moins Takieddine, n’étaient pourtant en charge, et qui ne justifiaient pas une rencontre aussi secrète, réalisée dans le dos des autorités françaises sur place.

Questionné par Mediapart sur le virement de Rossfield en faveur de son ami Thierry Gaubert, Brice Hortefeux a déclaré qu’il « n’était pas au courant » de ces virements. « Vous me parlez d’un virement dont je n’ai pas entendu parler, a-t-il réagi. Moi je ne sais rien des virements libyens ou des virements de M. Takieddine, sauf par la presse, et encore moins des virements qui atterrissent chez Thierry Gaubert. Je suis un ami de Thierry Gaubert, mais pas au point de connaître le détail de ses revenus, de ses relevés, et de ses virements. Je n’ai aucun élément là-dessus, aucun ! » L’ancien ministre s’est déclaré sûr que l’identification du compte tiers vers lequel la somme est partie montrera que « cela ne (le) concerne en rien ».

Précision utile, Thierry Gaubert est l’homme qui a introduit Ziad Takieddine auprès de Brice Hortefeux au début des années 2000. L’intermédiaire et le lieutenant de Nicolas Sarkozy se sont beaucoup fréquentés, comme le prouvent de nombreux clichés déjà révélés par Mediapart, pris dans la villa du Cap d’Antibes de l’homme d’affaires, sur son yacht ou à son hôtel particulier parisien. En particulier à partir du moment où Takieddine a été missionné avec Hortefeux par le cabinet du ministre de l’intérieur pour négocier des contrats d’armement en Arabie saoudite, puis en Libye.

« J’étais le seul ami français non libanais [de Takieddine]. Il était flatté de côtoyer des personnalités politiques et médiatiques que je lui avais présentées, notamment MM. Hortefeux et Copé », confiera un jour Thierry Gaubert aux enquêteurs.

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  • Nom de code : « OLIN »

    Le virement de février 2006 au profit de Thierry Gaubert apparaît aujourd’hui comme d’autant plus suspect qu’il est entouré d’un épais voile de mensonges. Lorsqu’ils ont été interrogés ces dernières années par la justice, Ziad Takieddine comme Thierry Gaubert ont tous les deux soigneusement caché la nature, la provenance et la destination des fonds, dont on sait désormais qu’ils trouvent leur source — inavouable — à Tripoli.

    Brice Hortefeux et Thierry Gaubert, à Deauville
(date indéterminée) © DR
Brice Hortefeux et Thierry Gaubert, à Deauville (date indéterminée) © DR

Thierry Gaubert, d’abord. Dans le cadre de l’enquête pour fraude et blanchiment qui le vise, il a indiqué que cette somme de 440 000 euros, comme d’autres sommes suspectes qui ont alimenté au même moment son compte secret aux Bahamas, correspondait à un « retour d’investissements » concernant des opérations immobilières qu’il aurait réalisées entre 2002 et 2004.

Problème : la société Rossfield de Takieddine n’œuvre pas dans l’immobilier et, surtout, elle a été créée fin 2004, sans activité bancaire jusqu’en novembre 2005, date d’ouverture d’un compte à l’International Bank of Lebanon (IBL). Dans son rapport de synthèse de janvier 2019, le PNF a d’ailleurs souligné que Thierry Gaubert « n’a fourni aucun justificatif de ces prétendues opérations immobilières ».

Ziad Takieddine, ensuite. Pressé d’expliquer l’indication « OLINE (Swiss) », qui figure sur le virement de février 2006 de sa société Rossfield — masquant ainsi l’identité de Gaubert —, Takieddine a déclaré qu’“OLINE” était « une des sociétés à Genève qui étaient une société personnelle. Je m’en sers pour mes déplacements et dépenses personnelles ». En réalité, Ziad Takieddine ne dispose d’aucune société de ce nom, à Genève ou ailleurs. Par contre, les bordereaux bancaires en possession de Mediapart permettent de voir que l’appellation complète du compte de Thierry Gaubert aux Bahamas est… « THE CACTUS TRUST OLIN ».

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Et “OLIN” ressemble fort à l’anagramme à l’envers de “NILO”, soit le nom de la commune en Colombie où Thierry Gaubert a fait bâtir en 2000 une vaste propriété cachée, que Mediapart était allé voir au début de l’affaire, en 2011. Ziad Takieddine s’y était rendu avec sa femme en décembre 2002. “Cactus” est par ailleurs le nom donné à cette propriété, ainsi qu’au trust géré aux Bahamas par la banque Pictet.

Sollicité par Mediapart, Ziad Takieddine n’a souhaité faire aucun commentaire.

Dans l’affaire Sarkozy-Kadhafi, l’intermédiaire a déjà reconnu avoir transporté des valises de cash libyen, à hauteur de 5 millions d’euros, qu’il affirme avoir remises à Claude Guéant et Nicolas Sarkozy fin 2006 et début 2007. Mais il a toujours démenti que les présumés financements libyens aient pu transiter par des comptes bancaires personnels, contrairement à ce qu’Abdallah Senoussi avait affirmé sur procès-verbal.

Lors d’un interrogatoire réalisé en 2017, Senoussi avait évoqué un transfert de sept millions d’euros en faveur de la campagne de Sarkozy : « Cette somme a effectivement été virée en plusieurs fois par la Libyan Foreign Bank sur instruction de la Banque centrale de Libye et à la demande de la direction du renseignement », avait-il dit.

Or, selon l’enquête française, les autorités libyennes ont versé des fonds à Rossfield à trois reprises en 2006, via le « Sector of Public Treasury (Tripoli, Libya) » (2 900 900 euros effectivement crédités le 31 janvier) et la « Central intelligence Unit (Tripoli Libya) » (1 001 173 euros crédités le 25 mai), et 2 000 000 euros crédités le 21 novembre.

Lors d’un autre interrogatoire, réalisé le 5 février dernier, Senoussi a précisé avoir reçu lors de sa rencontre avec Hortefeux « une feuille sur laquelle étaient saisis un nom de banque et un numéro de compte », lui « indiquant que c’était le compte sur lequel devr[aient] être virées les sommes d’argent versées par [la Libye] en soutien à la campagne électorale de Sarkozy »« J’avais gardé une photo de ce relevé, une copie chez moi, mais les bombardements qui ont détruit ma maison ont tout démoli », a déclaré Senoussi. Brice Hortefeux a démenti devant les juges cette version des faits.

Nicolas Sarkozy, marie de Neuilly, mariant
Thierry Gaubert dans les années 1980. © DR
Nicolas Sarkozy, marie de Neuilly, mariant Thierry Gaubert dans les années 1980. © DR

Cette connexion bancaire libyenne avec Gaubert permet désormais de mieux comprendre certaines découvertes judiciaires. Thierry Gaubert avait contesté tout lien avec l’affaire libyenne, mais l’enquête judiciaire l’avait partiellement contredit. Une vague de perquisitions réalisée le 5 juillet 2011 au domicile de Thierry Gaubert et à son bureau, au siège de la Caisse d’épargne, avait en effet permis de découvrir dans un ordinateur de l’intéressé un curieux document comportant les numéros de passeport et de téléphone d’un certain Nouri el-Mismari, directeur du protocole de Kadhafi. Puis une télécopie du 22 octobre 2010, correspondant à un télégramme d’Interpol-Tripoli visant le même Mismari, réputé être l’un des premiers dignitaires du régime libyen à avoir fait défection au moment de la guerre de 2011.D’après le relevé des visites à l’Élysée, Mismari s’est rendu à quatre reprises en 2007 et 2008 à la présidence de la République pour y rencontrer Claude Guéant, alors secrétaire général, ou le conseiller diplomatique Boris Boillon — qui a été arrêté gare du Nord en 2013 avec 400 000 euros et dollars en espèces dans plusieurs sacs.

Durant les perquisitions chez Gaubert, les policiers avaient également mis la main sur d’autres documents libyens, en particulier des accords passés entre Takieddine et le groupe Total concernant l’exploitation d’un gisement de gaz naturel en Libye. Toutefois, les discussions sur ce projet (qui ne verra jamais le jour) avaient débuté fin 2007 entre Total et les Libyens, et Takieddine n’était formellement entré en lice dans les négociations qu’en 2008, donc postérieurement au virement libyen ayant atterri sur le compte de Gaubert en 2006.

Par ailleurs, d’autres documents obtenus par la justice, notamment des mails, ont montré que depuis l’arrivée de Nicolas Sarkozy place Beauvau en 2002, Thierry Gaubert, Brice Hortefeux et Ziad Takieddine formaient un trio très actif en coulisses. Un mail d’octobre 2003, envoyé par Thierry Gaubert au secrétariat de Brice Hortefeux au ministère de l’intérieur, est par exemple résumé en ces termes par les policiers : « Gaubert indique qu’il doit remettre un pli important à BH [Brice Hortefeux – ndlr] de la part de ZT [Ziad Takieddine – ndlr] et que celui-ci souhaite lui en parler. »

Des années plus tard, quand Mediapart révélera avec la série Les Documents Takieddine l’importance du rôle de l’homme d’affaires au sein du dispositif sarkozyste, Thierry Gaubert et Brice Hortefeux seront saisis d’une vive inquiétude, comme l’ont prouvé des écoutes policières.

Le 14 septembre 2011, alors que Ziad Takieddine voyait les nuages judiciaires s’accumuler au-dessus de lui dans l’affaire Karachi, Gaubert confiait à Hortefeux au téléphone sa crainte de voir l’enquête dériver vers d’autres secrets : « Je pense que c’est étendu à d’autres sujets ; à mon avis, c’est étendu au reste. »

On mesure aujourd’hui l’étendue de ce « reste ».

Dans le volet financier de l’affaire Karachi, qui portait sur le financement de la campagne de l’ancien Premier ministre Édouard Balladur en 1995, Thierry Gaubert avait été soupçonné d’avoir réceptionné en Suisse avec Ziad Takieddine des fonds sollicités par Nicolas Bazire, directeur de campagne de Balladur, et de les avoir rapatriés en France. Il avait contesté ces faits censés avoir été commis au printemps 1995 alors qu’il avait quitté le cabinet de Nicolas Sarkozy, où il travaillait avec Brice Hortefeux. Sur ce point, Ziad Takieddine, qui avait fait des aveux précis en procédure, est revenu sur son témoignage devant le tribunal de Paris, courant octobre.

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