Au lendemain de la conclusion de clauses additives à l’Accord militaire et sécuritaire bilatéral avec le gouvernement d’Entente nationale de Libye, le seul reconnu par les Nations Unies, la Turquie compte installer une base militaire en Tripolitaine en Libye avant le 20 mars 2020 et prépare déjà une force expéditionnaire de réaction rapide qui pourrait se déployer à tout moment en Libye à la requête des autorités de Tripoli.
Les préparatifs militaires turcs pour intervenir en Libye coïncident avec la mobilisation générale annoncée hier par Misrata et les puissantes milices de Zliten pour la défense de Tripoli contre la plus grande offensive militaire de l’Armée Nationale Libyenne de Cyrénaïque, menée par le Maréchal Khalifa Haftar pour le compte du gouvernement rival siégeant à Tobrouk et soutenu par l’Egypte, les Emirats Arabes Unis, la France et de façon plus ambiguë par la Russie.
Après Chypre, l’Irak, la Syrie, la Somalie et le Qatar, des forces de combat turques s’apprêtent donc à investir le théâtre des opérations en Libye sous le nez de l’Union Européenne et en dépit du soutien d’autres pays de l’Otan, dont la Turquie est l’un des membres les plus importants, aux forces rivales aux alliés d’Ankara.
La Turquie est activement soutenue par le Qatar dans son initiative nord-africaine et Doha a déjà assuré le président Erdogan d’une solide assistance financière au cas où il décide d’engager un corps expéditionnaire turc en Tripolitaine pour contrer l’avancée des forces de Haftar vers la capitale. Erdogan n’a pas mâché ses mots à l’égard de l’homme fort de la Libye en qualifiant ce dernier d’illégitime et ses forces de « structure hors-la-loi ».
Une intervention militaire en Libye ne sera certainement pas perçue d’un bon œil par les pays d’Afrique du Nord. D’abord l’Egypte, laquelle soutient sans réserves aucunes, le gouvernement de Tobrouk et les forces du Maréchal Haftar et que l’intrusion de la Turquie, pays avec lequel Le Caire entretient des relations fort exécrables non dénuées d’un parti pris idéologique, sera vécue comme un traumatisme majeur. Pour sa part, l’Algérie qui se tient-pour le moment- loin du tumulte libyen ne veut pas voir un autre pays de l’Otan débarquer à Tripoli après le désastre de l’intervention atlantiste de 2011, même si l’intrusion turque peut être vue comme un garde-fou aux soutiens étrangers de Haftar.
Erdogan confirme sa stratégie à la fois à l’intérieur et à l’extérieur du cadre de l’Alliance atlantique en poursuivant ostensiblement une politique que l’on pourrait qualifier sans le moindre risque de se tromper de néo-Ottomane. Son mépris absolu et sans limites pour les Chefs d’Etat européens et son entente avec Washington lui donne des marges de manœuvres assez étendues: mine de rien, les forces turques opèrent aussi bien à Jarabuls, Al-Bab, Darat Izza, Aktarine, Atme et Al-Rai en Syrie septentrionale qu’à Dahuk et Erbil dans le Kurdistan irakien ou encore à Doha au Qatar (5000 hommes), en Somalie ou depuis 1973 à Chypre. Une intervention militaire turque en Tripolitaine sera perçue par Ankara comme une revanche sur l’histoire près d’un siècle et sept ans après la cession des troupes ottomanes de la Tripolitaine, du Fezzan et de la Cyrénaïque aux troupes du Royaume d’Italie.
Reste à élucider deux questions majeures: le rôle et la posture exacts de Washington dans le conflit libyen et la présence des combattants du Groupe Wagner, supposés être du côté de Haftar mais dont le rôle est un peu plus complexe depuis qu’ils ont pris attache avec des forces fidèles ou favorables à Seif Al-Islam Gaddafi, fils du Colonel Gaddafi. Cette donne change la perspective de l’implication russe en Libye et laisse entrevoir de nouvelles possibilités que les pays de l’Otan ne veulent aucunement voir se concrétiser sur le terrain.
De toute évidence, les Américains jouent sur les deux tableaux (les français également mais sans pouvoir changer d’aile aussi rapidement, par peur de la perte du soutien financier des Emirats Arabes Unis) et dans la foulée, des compagnies d’armement y gagnent au change comme FN en Belgique qui a bénéficié de commandes officieuses fort intéressantes. Que vise alors le Grand Turc? Renforcer la mainmise de l’Otan en Libye et diviser les pays membres de l’Alliance en un mouvement digne de Janus au profit de ses propres intérêts géostratégiques. Le pétrole libyen est en ligne de mire d’Erdogan-et dans la foulée le gaz de la Méditerranée centrale et orientale, mais pas seulement. La Turquie compte bien utiliser la Libye pour se positionner en Afrique et selon des sources fiables, les turcs seraient extrêmement intéressés de prendre pied en Afrique occidentale, une région stratégique d’avenir pour le commerce international.
Après la Chine, et sans vraiment s’y attendre, la Russie, voici venir la Turquie en Afrique où elle tentera d’intégrer les réseaux levantins. Les israéliens sont également actifs dans ce continent au détriment des anciennes puissances coloniales dont les réseaux post-coloniaux semblent à bout de souffle, surtout pour la France, favorisant de facto une reprise en main par Washington qui aura à gérer les approches asymétriques chinoises, russes, turques et une éventuelle émergence de puissances régionales (Algérie, Egypte, Nigéria, Afrique du Sud) sur le continent qui aura à jouer le rôle de locomotive de l’économie mondiale dans l’horizon 2050-2100.