Les médias et la démission d’Evo Morales. Information ou déformation
29 décembre 2019
- 28 déc. 2019
- Par Jean-Pierre Lavaud
- Blog : Le blog de Jean-Pierre Lavaud
igène a été utilisée dans maints autres médias français et étrangers si bien qu’elle colle à la peau d’Evo Morales, au point qu’elle semble inscrite dans sa nature.
Relevons d’abord qu’il est singulier d’accoler systématiquement une spécification généalogique, ethnique ou culturelle (à moins qu’elle ne soit raciale) à la présentation d’une personnalité politique. Imagine-t-on que l’on délivre au président de la France à ses ministres ou à d’autres élus un tel certificat d’origine et qu’on s’applique à le divulguer? Voici un échantillon de ce à quoi on pourrait aboutir : l’arverne Chirac, le magyar Sarkozy, le catalan Manuel Valls, l’Andalouse Anne Hidalgo, l’Algéro-marocaine Rachida Dati, le judéo portugais séfarade Mendès France … Quel tollé cela susciterait! Alors pourquoi est-ce aussi machinal dans le cas de Morales ?
«Jusqu’à quand lira-t-on qu’Evo Morales est le premier président indigène de l’histoire de la Bolivie ? La phrase est raciste puisqu’elle est prononcée comme un éloge de sa personne, comme si être « indigène » était une valeur en soi et rehaussait la condition de chef d’État », se demande Mario Vargas Llosa[3]. L’origine ethnico-raciale de la personne déterminerait-elle la politique que doit mener le responsable politique ?
De plus, ce brevet d’origine résulte bien évidemment d’un choix dans un ensemble de traits possibles pour typer et présenter le président de la Bolivie. On aurait en effet pu mettre en avant ou ajouter d’autres caractéristiques : son âge, son état civil, sa profession, son engagement syndical, sa religion… Imaginons que la présentation choisie eut été Evo Morales, 60 ans, célibataire, cultivateur de coca, président, depuis sa fondation et jusqu’à maintenant, de la coordination des six fédérations syndicales de planteurs de coca du tropique de Cochabamba[4] – dont 95% de la production sert à fabriquer de la cocaïne. Elle aurait donné, on le voit bien, une autre image du personnage.
Après plus de cinq siècles de métissages biologiques et culturels, il est impossible d’identifier des individus présentant toutes les caractéristiques de l’une ou l’autre des populations auxquelles leurs ancêtres appartenaient au moment de la conquête, tant les précolombiennes (dîtes faussement Indiennes par les conquérants) que les européennes – d’ailleurs elles-mêmes déjà mêlées. Autrement dit, il n’y a aucun critère objectif permettant de dire : un tel est indien et tel autre ne l’est pas. Si bien que la distinction Indien/ non Indien ne peut-être que subjective : soit on se reconnait Indien, soit on l’est par les autres, et les deux reconnaissances ne coïncident pas nécessairement.
Cependant, depuis l’invasion espagnole les gouvernants successifs ont toujours labellisé la catégorie Indien, et ainsi contribué à sa perpétuation selon des critères ajustés aux politiques et aux connaissances du moment, lesquels ont varié d’une époque à l’autre : ceux qui payaient le tribut à l’époque coloniale, la race à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, puis la culture (avec la langue parlée comme indicateur), et enfin l’auto affiliation. De plus, depuis les années 1970 fleurit un mouvement indianiste réclamant un traitement spécifique (culturel, économique, politique) pour les groupes qui se veulent indiens ou indigènes qui s’inscrit dans une vague mondiale d’éveil des minorités et d’attentions à leur égard. Aussi bien la dynamique syndicale et politique indianiste que les politiques officielles contribuent donc à maintenir la conception d’une coupure entre Indiens et non Indiens.
Et c’est ainsi que selon la Constitution bolivienne de 2009, il existerait 36 nations indigènes officielles en Bolivie, chacune avec sa culture : sa langue et sa cosmovision. En additionnant ceux qui se reconnaissent comme appartenant à un de ces ensembles on obtient la somme des Indiens boliviens ; c’est cette opération que réalise le recensement. Selon cette magie comptable ils représentaient 62% de la population bolivienne en 2001, et en 2012 ils n’étaient plus que 40%. Le prestidigitateur avait sans doute raté son tour car de majoritaires, ils étaient devenus minoritaires. C’était un peu gênant pour le gouvernement qui s’est empressé d’enfouir son bilan comptable raté dans les tiroirs de l’Institut national de la statistique. Et on n’en a plus entendu parler.
Dans le même temps des enquêtes sur des échantillons représentatifs de la population nationale qui posaient la question de savoir si les boliviens se considéraient comme métis – une catégorie non prise en compte dans le recensement – (ou Blancs ou indigènes) obtenaient d’année en année entre 60 et 72% de réponses positives (en 2014 : 65%, pour 11% de Blancs et 19% d’indigènes)[5]. Autrement dit, on retrouve à la sortie du tuyau ce qu’on y a logé à l’entrée, ou si vous préférez on obtient les réponses qu’on cherche selon les questions qu’on pose.
Le premier président indigène ?
Cependant aucun doute ne vient troubler la certitude de l’éditorialiste du Monde « Pour la première fois, un indigène accédait à la fonction suprême ». Une affirmation bien téméraire dans la mesure où, on vient de le voir, ne disposant d’aucun critère objectif permettant de différencier un Indien d’un non Indien la vérité ou la fausseté de celle-ci ne peut être prouvée. On ne peut que croire ou contester cette assertion.
Notons tout de même que si on prenait comme critère l’existence d’au moins un des deux parents dont l’ascendance amérindienne est connue[6] pour taxer un individu d’Indien, alors le président bolivien Andrés de Santa Cruz y Calahumana (1829-1839) (considéré comme le créateur de la République bolivienne et de son administration) né en 1787, à Huarina aux abords du lac Titicaca, de Juana Basilia de Calahumana, fille d’un cacique local dont la famille se prétendait descendante des Incas, serait sans nul doute le premier président Indien de Bolivie[7]. Et selon ce même indicateur il y en a eu d’autres, notamment parmi les militaires qui se sont succédés à la présidence du pays au XIXe siècle et au XXe, d’humble extraction pour certains, dont l’ascendance est quelquefois plus difficilement restituable – comme c’est d’ailleurs le cas pour Evo Morales. On peut en repérer certains au fil des biographies accessibles sur la toile dont je reprends ici les énoncés : un des plus pittoresques et cruels d’entre eux, Manuel Mariano Melgarejo (1864-1871), fils illégitime d’un créole et d’une mère quechua [8] ; Enrique Peñaranda président de la Bolivie de 1940 à 1943, né d’un père aymara et d’une mère métisse[9] ; Juan José Torres (1970-1971) issu d’une famille pauvre de métis « avec des ancêtres principalement aymara. » Le cas de « Jota-Jota » Torres est d’autant plus intéressant que c’est un militaire qui se réclamait du socialisme, soucieux de construire la nation sur quatre piliers : « les travailleurs, les intellectuels (academics), les paysans et les militaires[10]. » La seule différence entre ces présidents et Evo Morales tient au fait que ce dernier s’autoproclame Indien pour utiliser cette étiquette à des fins de mobilisation politique. Ce qui n’a d’ailleurs pas toujours été le cas. Jusqu’à la fin des années 1980, les discours du leader syndical cocalero n’avaient aucune connotation ethnique. Puis le message faisant de la feuille de coca un élément central du patrimoine culturel bolivien, principalement élaboré et diffusé par des ONG européennes et nord-américaines, a été repris avec le succès que l’on sait par le candidat président Evo Morales.
L’élite
Revenons aux affirmations de l’éditorialiste du Monde : l’indigène Morales accède au pouvoir « dans un pays jusque-là dirigé sans partage par une élite minoritaire»,
Qu’on me cite un pays non dirigé par une élite ? L’élite est minoritaire par définition, mais le pléonasme entend sans doute souligner que c’est une minorité non Indienne (Blanche ?), encore plus minoritaire qu’ailleurs, qui dirigeait « sans partage » la Bolivie depuis sa création en tant qu’État indépendant.
Ce qui vient d’être dit à propos de quelques-uns des anciens présidents du pays montre déjà que l’armée bolivienne a toujours été un canal d’ascension sociale pour des jeunes issus de milieux défavorisés. Mais il y a plus. Non seulement il est faux qu’une élite blanche et métisse (ou comme on dit quelquefois en Bolivie blancomestiza ou encore blancoïde), puisqu’elle est non Indienne, se soit perpétuée en Bolivie, c’est l’inverse qui est vrai : c’est un pays qui a connu un incessant turn-over d’élites économiques et politiques. La fréquence des coups d’État[11] a favorisé la circulation des élites politiques tandis que la succession de cycles économiques distincts (qui pour certains se chevauchent) a conduit à celle des élites économiques – les deux étant plus ou moins imbriquées selon les moments. Les capitalistes enrichis par l’exploitation des mines d’argent dans la partie occidentale du pays, et par l’extraction de la quinine et du caoutchouc en Amazonie, prospères au XIXe siècle ont été déplacés par ceux qui ont bâti leur richesse sur la mise en valeur des minerais d’étain (surtout de 1900 à 1930). Tous n’étaient pas issus de l’aristocratie terrienne. Certains étaient d’extraction sociale modeste : comme Nicolás Suárez le « Rockfeller » du caoutchouc, huitième enfant d’une famille de commerçants, ou Simon Patiño, le roi de l’étain, d’abord simple employé de la compagnie minière Huanchaca. Les révolutionnaires de 1952 ont nationalisé les grandes mines d’étain, et une nouvelle bourgeoisie plus composite s’est construite autour d’un appareil d’État boursouflé et grâce à lui; une situation qui n’a guère changé avec le cycle militaire (1964-1982), si ce n’est que certains militaires et leurs familles en ont profité pour faire leur pelote. Et c’est à ce moment-là que les agro-industriels de Santa Cruz ont commencé à prospérer. Puis la multiplication des champs de coca dans les années 1980 et la commercialisation de la cocaïne (la veine blanche, par comparaison avec les veines des minéraux extraits du sous-sol) a amené sur le devant de la scène une gamme de nouveaux riches : trafiquants surtout, et tous ceux qui vivent complètement ou en partie du blanchiment de l’argent sale, commerçants et contrebandiers, banquiers, promoteurs immobiliers et constructeurs ; transporteurs aussi. Ce cycle commence avant l’arrivée de Morales à la présidence, mais cet ensemble de nouveaux nantis et puissants grossit considérablement après qu’il eut accédé au pouvoir. Et il est devenu le représentant le plus emblématique de cette nouvelle élite.
De plus, du fait des mobilisations qui ont précédé et accompagné la révolution de 1952 – un tournant de l’histoire bolivienne totalement ignoré par tous ceux qui veulent que la vie du pays démarre avec l’Indien Morales – le poids des syndicats dans les gouvernements qui l’ont suivie, y compris les syndicats et les milices de paysans[12] – est devenu considérable au point qu’on présentait alors le pouvoir exécutif comme le co-gouvernement Mouvement nationaliste révolutionnaire (MNR)- Centrale ouvrière bolivienne( COB). Sans cette collaboration – certes souvent houleuse, et confuse – le Mouvement nationaliste révolutionnaire (MNR) n’aurait pas pu faire réélire ses candidats pendant douze ans. Cette révolution a accouché de la réforme agraire la plus radicale d’Amérique latine, du suffrage universel et d’une réforme éducative permettant aux paysans de sortir du semi servage auquel ils étaient soumis dans les haciendas. Elle est au point de départ d’une mobilité sociale et géographique sans précédent. Et les leaders syndicaux paysans ont été, plus ou moins, selon les moments, associés aux décisions politiques nationales. C’est sur cette base qu’a émergé l’indianisme politique ; ceux que l’on baptise le plus communément Indien maintenant étaient rangés et se rangeaient, pour la majorité d’entre eux, dans la catégorie « paysan » (campesino) dans un pays encore largement rural.
Après une phase de gouvernements militaires entre 1964 et 1982, des représentants indianistes, paysans ou non, ont été élu au parlement. La « comadre » Remedios Losa, issue du monde des artisans de La Paz et devenue journaliste de radio et de télévision, a été la première députée vêtue de la pollera (jupe traditionnelle colorée couvrant plusieurs jupons des paysannes et des commerçantes du haut plateau et des vallées) en1989. Elle s’est présentée à la présidence de la République en 1997. Victor Hugo Cárdenas, originaire des abords du lac Titicaca, qui fut leader d’un parti indianiste et parle couramment l’aymara, a été vice-président de la république sous le premier mandat de Sanchez de Lozada (1993-1997). Et Tomasa Yarwi, qui s’exprime avec aisance en quechua, fut la première femme de pollera ministre (2001-2002). Elle occupait le portefeuille des Asuntos Campesinos e Indígenas sous la présidence de Jorge Quiroga.
Certes, les figures que je viens de citer étaient minoritaires dans la hiérarchie politique des décennies passées. Mais elles sont emblématiques d’un mouvement de promotion de nouvelles élites qui, en fait, a été constant dans l’histoire de la République bolivienne. Cependant un grand coup d’accélérateur à l’accession de centaines de leaders du monde rural aux postes de responsabilité politique a été donné par la loi de Participation populaire de 1994 ( sous le gouvernement de Gonzalo Sanchez de Lozada) qui a découpé l’ensemble du territoire national en municipalités dirigées par des élus, et par la loi de Décentralisation administrative de 1995 qui a fixé la composition des conseils départementaux. C’est ce tremplin qui a amené un renouvellement massif et rapide du parlement au tournant des années 2000, et Morales est le plus emblématique des élus de cette nouvelle génération[13].
C’est donc de gouvernements honnis par Evo Morales et les siens, (catalogués néo-libéraux, capitalistes, colonialistes, séparatistes, blanco-mestizos et j’en passe) que vient la plus grande avancée démocratique de la fin du XXe siècle en Bolivie (après l’instauration du suffrage universel). De la même façon que c’est d’eux que viennent la création des parcs naturels et des territoires communautaires indigènes. En 14 ans les gouvernements de Morales n’ont créé qu’une seule aire protégée, l’ Área de Conservación e Importancia Ecológica Ñembi Guasu (avril 2019) [14]: elle a été sévèrement endommagée par les incendies quelques mois plus tard. De plus ils ont fait sauter les protections qui faisaient la spécificité de ces territoires : il les ont ouvert à la prospection et a l’exploitation de leur sous-sol , ont fait fi des enquêtes préalables auprès de leurs instances représentatives (inscrites dans la Constitution qu’ils ont fait voter) pour lancer leurs projets d’aménagement et d’exploration, et enfin, de manière perverse, ils ont transformé les Territoires communautaires d’origine (TCO) en Territoires indigènes et paysans (TIOC), ce qui permet d’y installer légalement des colonies de peuplement (toujours sans l’accord des populations locales).
Les opposants indiens
Étant donné que l’appartenance à la catégorie Indien est subjective, elle prête à de constantes discussions et disputes. Et logiquement la qualité d’indien d’Evo Morales est souvent contestée.
Voici trois exemples de la manière dont sa qualité d’Indien est remise en cause piochés dans un ensemble très fourni de récusations. En décembre 2017, un Consejo Indígena Originario Campesino qui regroupe les représentants d’un ensemble d’organisations indianistes nationales[15], réuni dans le nord du département de Potosi, a qualifié Evo Morales de « faux indigène » et l’a mis au défi de débattre dans une langue indigène[16]. » « L’ancêtre (el tata) Claudio Centeno, de la nation Sura (Oruro), assure qu’Evo Morales n’est pas l’indigène qu’il se vante d’être constamment face aux médias et aux instances internationales. Il rappelle qu’il avait dit un jour à Evo si tu es un « indigène originaire » alors dis-moi à quel ayllu[17] tu appartiens, mais il n’a jamais répondu … et montre-moi ton arbre généalogique, mais il ne l’a jamais fait[18]. » Et un membre de la nation Yampara du département de Chuquisaca l’a récemment dépeint ainsi: « Evo est finalement plus qhara (Blanc, littéralement pelé en langue aymara), que les yeux bleus et les peaux blanches (ojos azules y los pieles blancas)[19]. »
Défense des Indiens ?
Seconde remarque : l’auto proclamé et adoubé Indien (cf. les grandioses cérémonies d’investiture dans les ruines du temple de Tiwanaku) Evo Morales en dépit de son adhésion à la Declaración de las Naciones Unidas sobre los Derechos de los Pueblos Indígenas en 2007 et de l’approbation de la Ley de los Derechos de la Madre Tierra en 2010, a mené des politiques hostiles et destructrices à l’égard de certains groupes indigènes, orientaux principalement, reconnus en tant que tel par la Constitution.
Les populations Moxeño, Yuracaré et Chimán sont menacées par la construction de la route Villa Tunari-San Ignacio de Moxos[20] ; les indigènes Tacana, Lecos et Mosetenes[21] vont être victimes des barrages hydroélectriques géants Chepete-El Bala (département de La Paz) ; les Chiquitano, Ayoreo et Guarani ont été affectés par l’incendie de 4 millions d’hectares de savane et de forêt dans les régions de la Chiquitania et du grand Chaco (département de Santa Cruz) –notamment les Ayoreo qui vivent volontairement isolés dans l’aire de Conservación e Importancia Ecológica Ñembi Guasu du Grand Chaco, à la frontière paraguayenne[22].
Pour réclamer l’annulation des mesures autorisant le déboisement et les brûlis dans les départements du Beni et de Santa Cruz ainsi que la qualification des incendies en désastre national (afin de multiplier et accélérer les aides internationales), les organisations indigènes de la Chiquitania soutenues par la Confederación de Pueblos Indígenas de Bolivia (CIDOB) avaient organisé une marche protestataire de San Ignacio de Velasco, une municipalité d’éleveurs où les incendies ont obligé des dizaines de familles à abandonner leurs foyers, jusqu’ à Santa Cruz de la Sierra. Partis le 16 septembre ils sont arrivés le 18 octobre, après avoir parcouru 480 kilomètres[23]. En cette période préélectorale aucune instance gouvernementale ne leur a fait cas.
En guise de résumé, voici la philippique adressée à Evo Morales, le 8 novembre dernier par un représentant de la nation Qhara qhara (département de Chuquisaca) qui lutte depuis des années pour une reconnaissance juridique de ses terres communautaires : « Pourquoi tu as prostitué la Pachamama ? Pourquoi tu as ordonné de brûler la Chiquitania ? Pourquoi tu as brutalisé nos frères indigènes à Chaparina[24] et à Tariquia[25] ? Et c’est toi qui ne nous interdit de pénétrer place Murillo (celle du palais présidentiel) comme à l’époque de la Colonie…Arrête de semer la haine entre la campagne et la ville. Arrête de te servir des indigènes comme chair à canon pour défendre tes intérêts et ceux de ton entourage. Cesse de parler au nom des indigènes, tu n’es pas indigène. Respecte la Pachamama, respecte la Bolivie…et si tu veux être à nouveau accepté par ton peuple, démissionne [26] ».
Globalement, ce gouvernement n’a rien fait pour la quinzaine de peuples indigènes (sur les 36 reconnus par la Constitution) menacés de disparition culturelle ou physique. Il a laissé s’aggraver la situation de certains d’entre eux et a même contribué à cette aggravation, comme on vient de le voir. C’est notamment le cas des Yukis dont le territoire est envahi par les cocaleros du Chaparé et qui en sont réduits à la mendicité[27].
Il s’est attaqué à tous les leaders indigènes qui lui faisaient de l’ombre[28] et s’est employé à diviser les organisations indigènes qu’il ne pouvait pas entièrement soumettre, notamment la Confederacion indigena del Oriente boliviano CIDOB et le Consejo de Ayllus y Markas del Kullasuyu (CONAMAQ).
De plus, il a mené une politique qui, en favorisant l’expansion de l’agriculture et l’élevage en zone tropicale, et en y installant de nombreuses colonies de peuplement composées de populations venues des hauts plateaux et des vallées, a contribué largement à fragiliser et inférioriser, quand ce n’est pas inféoder, les populations qui occupent traditionnellement ces territoires.
La plupart de ces nouveaux colons sont rattachés à la Confederación Sindical de Comunidades Interculturales de Bolivia (CSCIB) (anciennement Confederación nacional de colonizadores de Bolivia (CNTCB) ) ou à ceux des cocaleros du tropique de Cochabamba . En plaçant sa clientèle dans les régions orientales, le MAS s’est ainsi lancé dans une grande opération de (re)conquête politique des Basses Terres[29].
Conclusion
Si l’éditorialiste du quotidien Le Monde avait écrit Evo Morales se présente comme indigène et entend mobiliser ceux qui se présentent comme tel autour de lui, il aurait produit un énoncé vérifiable, et en l’occurrence vrai. En assurant qu’il est indigène (le premier président indigène, de surcroît), il formule une assertion impossible à vérifier.
De plus, ce faisant, il accrédite la partition de la population bolivienne en deux ensembles, l’un Indien et l’autre non Indien, et la suite de l’éditorial (dont le commentaire suivra dans un prochain billet) valide une vision tendant à réduire les hommes et leurs actions à leur origine et à leur couleur de peau. De surcroît, elle homologue l’idée que les inégalités et l’exploitation dont les indigènes sont victimes ne sont que le résultat de leur domination (séculaire) par des non indigènes.
Or il n’est en rien évident que la défense des individus et des groupes exploités, ou opprimés du pays doivent se faire par le recours à cette fiction ethnico raciale. À l’intérieur des ensembles indiens reconstruits, et validés officiellement, l’exploitation et la domination existent aussi, souvent brutale : il suffit de penser à l’emprise de certains groupes professionnels (transporteurs ou rescatistas (commerçants), par exemple) dans les campagnes pour en avoir une idée. La focalisation sur les origines qui fige chacun dans une position donnée, bloque la recherche relative aux mécanismes sociaux à l’œuvre dans la genèse et la dynamique des inégalités internes à chacun de ces ensembles. Dans le monde des auto-identifiés aymara quoi de commun entre le paysan du haut plateau qui peine à survivre et le commerçant richissime, propriétaire et exploitant d’un « cholet[30] » dans la ville d’El Alto ?
On peut, plus que jamais, devenir un Indien instruit, riche et puissant. Et par conséquent, les différenciations personnelles et familiales, économiques, sociales et y compris culturelles, s’accroissent au sein des ensembles estampillés indiens entre ceux qui font, par exemple, des carrières politiques au sein de toute une gamme d’organisations censées les représenter, tant au niveau local que national ou international (ce qui leur donne une quantité d’avantages et de compétences ou de savoirs, et de contacts extérieurs qui les distinguent), et le gros de ceux du groupe qu’ils représentent ou prétendent représenter. De plus, les batailles internes pour la représentation légitime s’exacerbent au sein de ces ensembles Indiens, et certains s’affrontent à d’autres pour l’occupation et l’exploitation de l’espace comme dans le cas des colons descendus des Andes – au premier chef les cocaleros – et les populations d’origine selvatique.
En somme, il n’y a aucune certitude que le choix qui est fait d’officialiser ainsi des nations ou ethnies contribue à diminuer les injustices, ou les inégalités. Si la tendance actuelle continue, il y a même fort à parier qu’elles s’accroîtront.
On ne saurait donc trop conseiller aux chroniqueurs pressés, de prendre le temps de la réflexion et de consulter les sources avant de diffuser dans la presse et sur les ondes les raccourcis historiques et les stéréotypes martelés par Morales et tous ses laudateurs depuis le début de ses mandats.
[1] https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/11/14/bolivie-les-erreurs-d-evo-morales_6019123_3232.html
[2] https://www.franceinter.fr/emissions/geopolitique/geopolitique-23-octobre-2019
Il ne fut pas le seul de cette radio à diffuser ce message. Pendant toutes ces journées de fin octobre où les journalistes évoquaient les élections boliviennes, presque tous les bulletins d’information entonnaient par la même ritournelle.
[3] https://sharebolivia.com/el-fin-de-evo-morales-por-mario-vargas-llosa/ « Hasta cuándo seguiremos leyendo que Evo Morales fue “el primer presidente indígena en la historia de Bolivia”? La frase es racista pues se dice en elogio del personaje, como si ser “indígena” fuera un valor en sí mismo y resaltara la condición de Jefe del Estado? »
[4] Dans le Chaparé il y a 931 syndicats et environ 50.000 cocaleros affiliés, sur un total d’environ 200.000 producteurs. https://www.infobae.com/america/america-latina/2019/06/02/quien-es-el-cocalero-de-29-anos-que-asoma-como-el-protegido-de-evo-morales-para-su-sucesion/
[5] https://www.vanderbilt.edu/lapop/bolivia.php Usted se considera una persona blanca, mestiza, indígena u originaria, negra, mulata, u otra ?
[6] Ce qui est la définition de la race aux États-Unis ou on est classifié comme noir, non pas en raison de sa couleur de peau, mais par le fait d’avoir un ou des ascendants noirs.
[7] https://blogs.mediapart.fr/jean-pierre-lavaud/blog/181215/bolivie-reelire-lindien
[8] https://en.wikipedia.org/wiki/Mariano_Melgarejo
[9] https://en.wikipedia.org/wiki/Enrique_Pe%C3%B1aranda
[10] https://en.wikipedia.org/wiki/Juan_Jos%C3%A9_Torres « We will promote the alliance of the armed forces with the people and build nationality on four pillars: workers, academics, peasants and the military.» Il a été assassiné en 1976 à Buenos Aires pendant la dictature du général Videla dans le cadre de l’opération Condor.
[11] Durée moyenne des mandats présidentiels au XIXe siècle 2 ans et 6 mois et au XXe de 1 an et 1 mois, jusqu’en 1982. quand débute un nouveau cycle de gouvernements civils.
[12] L’un d’eux, José Rojas, fut ministre des Affaires paysannes en 1956. Le syndicalisme paysan fut ensuite lié aux premiers gouvernements militaires par le pacte militaire paysan. Et les syndicats paysans de la vallée de Cochabamba proposèrent leurs services aux militaires pour aller combattre la guérilla du Che.
[13] Selon l’historien Herbert Klein environ les deux tiers des 1.624 maires et conseillers élus sont paysans ou indigènes. “The historical background to the rise of the MAS, 1952-2005”, in Adrian Pearce (ed.), Evo Morales and the MAS, the first term in context, 2006-2010, Londres, Institute for the Study of the Americas, 2011, pp. 27-63.
[14] https://es.mongabay.com/2019/05/bolivia-nembi-guasu-conservacion-chaco/
[15] On trouve parmi ceux qui ont signé cette résolution : Fernando Vargas, leader de la marche del TIPNIS en 2011, le sénateur de la nation quechua Edwin Rodríguez, le député aymara Rafael Quispe, Ángel Durán Flores du Chaco et des représentants du Consejo Nacional de Ayllus y Markas del Qullasuyu (CONAMAQ), et des fédérations paysannes Bartolina Sisa et Tupac Katari, non alignés avec le MAS.
[16] https://www.yajuy.com/alianza-indigena-la-repostulacion-morales/ 1 février 2019 Roberto de la Cruz salut en aymara à l’ONU https://urgente.bo/noticia/de-la-cruz-el-saludo-de-evo-en-aimara-en-la-onu-fue-al-estilo-gringo; Victor hugo Cardenas : 24/08/2019 http://eju.tv/2019/08/farsante-mentiroso-compulsivo-e-impostor-falso-defensor-de-la-madre-tierrafalso-indige/
[17] Communauté de familles se réclamant d’un ancêtre commun et exploitant collectivement un territoire propre.
[18] https://www.paginasiete.bo/nacional/2019/11/21/indigena-acusa-10-cabezas-del-mas-se-ofrece-de-testigo-238025.html « como constantemente alardea ante los medios y organismos internacionales. Recordó que en una oportunidad le dijo a Evo que, si es un “indígena originario”, se identifique a qué ayllu pertenece, pero Evo jamás lo hizo…Hasta ahora no dice a qué ayllu pertenece, que muestre su árbol genealógico, pero jamás lo hace”, afirmó Centeno.
[19] http://www.debatesindigenas.org/14-la-necesidad-de-decir-lo-incomodo.html?fbclid=IwAR2qkEjaWGMnhzD-ZMTSt-_32xZf-4PfNKxjpIECG3udLa_n9PZYPhhNpC8
[20] Voir : https://journals.openedition.org/echogeo/12972
[21] https://elpais.com/elpais/2017/09/05/planeta_futuro/1504563761_414612.html
[22] https://es.mongabay.com/2019/05/bolivia-nembi-guasu-conservacion-chaco/
[24]Le 25 septembre 2011, lors de la marche de protestation contre la construction de route Villa Tunari-San Ignacio de Moxos traversant le territoire indigène protégé Isiboro Securé (Cochabamba).
[25] Invasion de la réserve nationale de flore et de fauna Tariquía (Tarija en mars 2019 pour y imposer l’exploitation des hydrocarbures.
[26] https://www.paginasiete.bo/nacional/2019/11/8/qhara-qharas-evo-prostituiste-la-pachamama-no-eres-indigena-236756.html « ¿Por qué has prostituido a nuestra Pacha Mama? ¿Por qué mandaste a quemar la Chiquitania? ¿Por qué maltrataste a nuestros hermanos indígenas en Chaparina, en Tariquía? Recuerda, ahora eres tú quien no nos deja ingresar a la plaza Murillo, como en los tiempos de la Colonia”, “ya no siembre más odio entre el campo y la ciudad. Deja de enviar indígenas como carne de cañón para el respaldo de tus intereses y de los que te rodean. Deja de hablar en nombre de los indígenas, tú no eres indígena, respeta a la Pacha Mama, respeta a Bolivia (…) y si quieres volver a ser recibido a tu pueblo, renuncia »
[27] https://www.sudamericarural.org/noticias-bolivia/que-pasa/3567-bolivia-15-de-36-pueblos-indigenas-estan-en-peligro
[28] https://www.paginasiete.bo/nacional/2018/11/11/indigenas-perseguidos-por-gobierno-indigena-199808.html Cet article détaille le cas de huit d’entre eux poursuivis depuis 2010, mais il y en a eu d’autres avant : Victor Hugo Cardenas (propriété envahie, maison brulée, en 2009), Marcial Fabricano (fouetté en 2009), Sabina Cuéllar (condamnée à un an de prison en 2016 pour des fautes supposées de 2009), le vieux comparse syndicaliste Roman Loayza, …Et bien sûr s’y ajoute une ribambelle de leaders locaux de moindre envergure.
[29] http://www.oilwatchsudamerica.org/petroleo-en-sudamerica/bolivia/1588-bolivia-pueblos-indigenas-amenazados-por-un-nuevo-colonialismo.html
[30] Immeuble comptant plusieurs étages à finalité commerciale et d’habitation, aux façades peintes de motifs voyants d’inspiration andine, surmonté d’un chalet calqué sur ceux des montagnes européennes. Quelques illustrations : https://www.designboom.com/architecture/photographer-cholets-bolivian-style-houses-represent-success-el-alto-02-11-2019/