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15 novembre 2024

Algérie – Des larmes militaristes


Publié par Gilles Munier sur 31 Décembre 2019, 09:39am

Par Youcef (revue de presse : Mouvement Rachad – 28/12/19)*

Hier, le général Gaid Salah a été enterré par des funérailles présidentielles. Les funérailles d’État sont un rite politique par excellence. L’objet ostensible y est le mort, mais leur fonction politique et sociale ne vise pas tant les morts que les vivants. Les funérailles d’État sont toujours un spectacle, une représentation théâtrale délibérément produite, ses parties étant conçues pour produire des émotions et des pensées qui sont exploitées au profit politique de ceux qui les gèrent.

Voici mes réflexions sur les funérailles d’hier.

1) Gaid Salah était un général et non un chef d’État. Le fait qu’il ait reçu des funérailles présidentielles est une nième preuve que l’Algérie est une dictature militaire, où les militaires sont au-dessus du peuple, de la politique et de la loi.

2) Les effets spéciaux des médias ont décrit Gaid Salah comme un «grand homme», un «héros national» et un «martyr». Il n’était ni l’un ni l’autre. Il a été un moudjahid, c’est vrai. Mais il a aussi été complice du putsch militaire de 1992 et du bain de sang qui a suivi. Il a soutenu les pires excès du régime de Bouteflika. Après le soulèvement national du 22 février 2019, il a refusé d’écouter la majorité, l’a insultée, a conspiré pour la diviser et a mis injustement des centaines d’hommes et de femmes libres en prison. Son dernier acte politique a été de nommer, par la violence et la fraude électorale généralisée, Tebboune à la tête de l’État.

3) Les effets spéciaux des médias ont zoomé sur les foules en deuil pour revendiquer les chiffres comme preuve du soutien populaire aux choix politiques de Gaid Salah, donc au régime militaire, et comme preuve a posteriori que l’élection de Tebboune avait été légitime. Mais la majorité des Algériens veulent un changement radical, y compris un gouvernement civil, pas militaire, un Etat de droit et toutes les libertés démocratiques. La majorité des Algériens n’a pas voté pour Tebboune.

4) Les funérailles d’État ont pour fonction d’assurer le transfert du défunt du statut d’homme à celui de héros dans le monde de la postérité. Les funérailles d’État visent à perpétuer éternellement sa mémoire et, à travers lui, confèrent à la république un caractère sacré et immortel. Les obsèques présidentielles vont perpétuer la mémoire du général, mais beaucoup de ses nombreuses victimes n’ont reçu aucun enterrement à ce jour et sont confinées à l’oubli.

5) Les militaires qui ont chorégraphié cet enterrement ostentatoire sont soit stupides soit de mauvais goût car l’Algérie compte environ 18 000 familles dont un membre a été « disparu ». Des milliers de corps ont été détruits ou dispersés dans le pays dans le cadre d’une politique planifiée d’effacement de leur identité et de leur mémoire. Plutôt que de les rendre à leur famille pour un enterrement correct, ils ont été enterrés illégalement et secrètement dans des tombes individuelles ou collectives, dans des cimetières, des champs, des puits ou jetés dans les rivières ou la mer. L’armée a trop vite oublié qu’elle poursuivait une politique de ciblage des rituels funéraires pour honorer les morts afin de favoriser l’amnésie sociale concernant ses crimes. Les familles des victimes de la guerre civile considèrent les funérailles présidentielles de Gaid Salah comme obscènes.

6) Certaines personnes sont perplexes devant les scènes de deuil montrées à la télévision et sur Internet: des foules accompagnant le corbillard, des citoyens en pleur. Beaucoup se sont demandés si le deuil était réel.

Le battage médiatique, les mosquées contrôlées par l’État, les tentes funéraires installées par l’État pour la première fois, les personnalités religieuses et culturelles affidées du régime ont tous contribué à fouetter l’atmosphère de deuil. Certains citoyens sont sortis dans les rues de leur plein gré, mais certaines foules étaient des militaires en civil, et d’autres ont été acheminées par bus gratuitement de diverses wilayas du pays pour garnir les objectifs des caméras.

Mais il y avait des scènes de personnes pleurant et geignant avec une peine apparente. Comment des citoyens peuvent-ils pleurer le décès d’une figure d’un régime militariste qui a commis de graves violations des droits de l’homme?

La réponse réside dans les violations des droits de l’homme elles-mêmes. Les régimes militaires exigent souvent des actes de trahison de soi de ceux qu’ils oppriment.

Les médias contrôlés par l’armée ont matraqué les audiences par un discours infantilisant selon lequel le peuple algérien aurait une dette d’existence auprès du général Gaid Salah qui leur aurait fait le don de vie en ordonnant à l’armée de ne pas lui tirer dessus, depuis le début du hirak. Certains « endeuillés » ont exprimé une dépendance infantile en criant «Père!», ou en disant à des journalistes «Que sommes-nous censés faire sans lui?»

Ceci n’est pas particulier à l’Algérie. L’hystérie lacrymale lors des funérailles de Kim Jong-il en 2011 est un cas extrême, mais, en 2016, des foules d’Ouzbeks en pleurs ont remplis les rues de Tachkent pour rendre hommage au cortège funéraire présidentiel de leur bourreau, Islam Karimov, qui ébouillantait vif ses adversaires politiques. On peut en dire autant des funérailles d’autres dictateurs (Franco, Marcos, Mugabe etc.).

L’autre explication est plus simple, c’est l’oppression intériorisée dont a parlé Paolo Freire, un processus par lequel l’opprimé absorbe les mensonges, les mythes et les valeurs de l’oppresseur en raison de sa condition existentielle d’opprimé sous un régime dictatorial.

Pleurer son oppresseur est un comportement similaire à croire des mensonges, à faire confiance à des personnes et à des institutions qui n’en sont pas dignes, à accepter la trahison comme chose méritée, ou à avaler du poison comme si c’était une nourriture délicieuse. Friedmann le compare à l’âne battu qui pleure de la mort de son maitre cruel. Quand les opprimés intériorisent les mensonges, les mythes et les valeurs de leurs oppresseurs, ils se sentent dévalorisés et impuissants, et de moindre intelligence, beauté ou dignité par rapport à la classe qui les opprime. Sous une dictature militaire, l’intériorisation du mythe selon lequel les civils sont inférieurs aux militaires, et que la dictature militaire est l’ordre politique et sociale naturel pour le pays, les fait applaudir la joie de leur oppresseur militaire et les fait pleurer son chagrin ou sa mort.

Sous la dictature militaire, il n’y a aucun moyen de savoir ce qui est authentique et ce qui est théâtral. Le militarisme altère l’idée de vérité et le concept d’objectivité.

Que ceux qui ont pleuré le général méditent ces mots de Gabriel Garcia Marquez : « Personne ne mérite tes larmes, mais celui qui les mérite ne t’as jamais fait pleurer. »

Youcef est membre de Rachad

*Source : Mouvement Rachad (Facebook)

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