France-Algérie : Comment l’école orientaliste française a exclu Frantz Fanon du champ scientifique français ?
16 mai 2020
MADANIYAAbdelalim MEDJAOUIVendredi 15 mai 2020 Ce papier est dédié à Frantz Fanon, psychiatre martiniquais, de nationalité française, puis algérienne pour son éminente contribution à la guerre d’indépendance de l’Algérie, dont il fut son premier ambassadeur au Ghana. Fondateur du courant de pensée tiers mondiste, il est l’auteur du mémorable ouvrage «Les Damnés de la Terre», la bible des révolutionnaires du tiers monde. Ce papier est publié à l’occasion de la commémoration du 75eme anniversaire des massacres des Algériens de Sétif et de Guelma, par l‘armée française, le 8 mai 1945, le jour même de la célébration de la victoire contre le nazisme, à laquelle les troupes de l’outre-mer colonial ont contribué via la «Première Armée d’Afrique» et la reconquête de la Provence; une contribution décisive qui permit à la France de se maintenir au rang de grande puissance. L’auteur : Abdelalim Medjaoui: Ancien Moudjahid de la Wilaya III- Secteur d’Al Soummam, ancien collaborateur au journal Alger Républicain». Etudiant en médecine de 1954 à 1957, Abdelalim MEDJAOUI a dû interrompre ses études à son arrestation en 1959, alors qu’il avait rallié la guérilla algérienne où il officiait au service médical de l’Armée de Libération Nationale algérienne. Condamné à 5 ans de prison, Abdelalim MEDAJAOUI a été libéré en 1961, à la veille de l’Indépendance de l’Algérie. Membre du parti communiste algérien, il revendiqua son appartenance à ce parti clandestin, en 1989, au moment de la première grande crise du régime. Il sera par la suite chroniqueur au journal «Alger Républicain». La Wilaya III historique est l’une des sept wilayas de la guerre d’Algérie située dans la Kabylie. Parmi ses dirigeants figuraient les personnalités suivantes : Krim Belkacem, Saïd Mohammedi, Mohand Ameziane Yazourene, Amirouche Aït Hamouda, Abderrahmane Mira, Mohand Oulhadj. Pour mémoire
«Sa pensée retentit aujourd’hui sur des continents entiers avec une force telle qu’il est devenu impossible (ou extrêmement suspect), traitant des problèmes du Tiers-Monde, de n’y pas faire au moins quelque allusion… » Francis Jeanson, «Reconnaître Fanon», Postface à Peau noire, masques blancs, 1965.d Juste après la parution des Damnés de la terre en 1961, l’indépendance de l’Algérie – qui en confirme la thèse centrale – est saluée par La Nuit coloniale de Ferhat Abbas, édité chez Julliard en 1962, puis par Dépossession du monde de Jacques Berque, paru chez Le Seuil en 1964. De cette belle œuvre, l’auteur de préciser : Ce n’est qu’après l’indépendance de l’Algérie que j’ai écrit Dépossession du monde. C’était l’idéologie, mais explicitée après coup, de ce qui avait guidé mon action durant cette guerre, et que je ne voyais pas moi-même alors comme je l’ai vu depuis, une fois atteint l’objectif. »[1] 1 – Décolonisation et révolution sociale: Frantz Fanon et Jacques Berque.Dans une précédente étude[2], nous avons sollicité à profusion cette œuvre de Jacques Berque en estimant, ainsi que nos lecteurs, pensons-nous, qu’il y a donné – notamment dans le chapitre « Valeurs de la décolonisation » , une des analyses les plus remarquables du phénomène de la colonisation et de sa négation, la décolonisation. Il est arrivé à condenser l’idée des forces qui ont permis le succès de Novembre, dans la formule saisissante suivante : «Ce qu’on peut dire, en tout cas, c’est que la guerre d’Algérie aura fait ressortir, de façon inattendue pour certains, mais qui confirme la thèse ici soutenue, un rôle majeur de la croyance, de la femme et du paysan, c’est-à-dire une activation du muet, du secret et du fondamental. »[3] (Cnqs) Par cette formule, Berque rejoint l’analyse de Fanon qui avait, lui aussi, mis en exergue les forces motrices – paysans, femmes – du mouvement qui a pulvérisé « l’Algérie française ». Cependant… Pour Fanon, le paysan est la force révolutionnaire en œuvre dans le mouvement de décolonisation définie comme l’« exigence d’une remise en question intégrale de la situation coloniale ». Et l’action de cette force induit dans la société des changements révolutionnaires, notamment dans la famille, par l’émergence et l’engagement remarqué de la femme dans la lutte ; et dans la société par l’attitude nouvelle face au progrès technique et scientifique, rejeté auparavant comme personnification de l’ennemi colonial. Évidemment, Fanon tranche théoriquement et dans les faits, en faveur du paysan, en tant que damné de la société n’ayant que son « indigénéité » à perdre ; alors que le travailleur (dans les usines ou les services de la colonie), contrairement à son homologue européen, ne peut tenir ce rôle puisqu’il a trop à perdre de ses acquis socioéconomiques, sinon politiques, liés à la place nécessaire qu’il occupe dans le fonctionnement du système colonial… Berque, nous l’avons vu, apprécie aussi le rôle du paysan, mais… pour se démarquer de la démarche théorique de Fanon. « Le petit paysan, dit-il, le fils du fellah, en général l’homme du bled, auront été de cette guerre, des participants parmi les plus énergiques. Certes, il ne manque pas à cela de raisons « révolutionnaires », que l’avenir déploiera. Et il est un peu rapide d’opposer cette initiative à la prétendue inertie d’autres éléments sociaux précédemment plus combatifs, le prolétariat urbain par exemple. Fanon l’a fait*. Nous ne pouvons le suivre sur ce terrain à défaut d’investigations qui, à notre connaissance, n’ont pas seulement été commencées. »[4] Il donne, en note, la référence au pas de trop fait (*), selon lui, par Fanon (Les Damnés de la terre, 1961, p. 46 sq., 97 sq.). Et pour enfoncer le clou du haut de son autorité scientifique et intellectuelle, il ajoute les indications suivantes: «Cf. pour un exposé plus historique, Amar Ouzegane, Le Meilleur combat, 1962, 1ère partie. Abdoulaye Ly, Les Masses africaines et l’actuelle condition humaine, 1956, p. 55 sq., considère que la paysannerie russe a fait les frais de la révolution. Résurgence perpétuelle du Narodnik ! » En plus d’opposer à Fanon deux auteurs africains, il ajoute la petite remarque « assassine » sur le Narodnik. Pour rappel, le Narodnik est un populiste (russe) partisan du socialisme agraire, dont le mouvement s’est illustré dans les années prérévolutionnaires 1860 : la révolution, en Russie, a dû le dépasser pour réussir avec Lénine. Par cette allusion au Narodnik, J. Berque laisse plus qu’entendre que les prétentions théoriques de Fanon sur le caractère révolutionnaire de la paysannerie relèvent d’un romantisme d’autant plus dépassé qu’il prône la violence condamnée déjà du temps des bolcheviks comme dangereuse pour la Révolution. Pour appuyer sa position, Berque a étudié[5] ce qu’il a appelé les « deux événements, ou rétablissements : celui de l’humanité coloniale et celui de l’humanité prolétarienne », tendant à réparer le déni des droits de l’homme lié au phénomène de l’aliénation inhérent à la domination du système impérialiste sur le monde. «Dans les métropoles industrielles, dit-il, prolétaires et déracinés récupèrent jusqu’à un certain point, la richesse qu’ils créent. Le paysage qui se transforme autour d’eux est leur œuvre après tout. Ils sont aliénés, déracinés, mais non pas dénaturés. Or c’est ce qui arrive à l’indigène quand la puissance étrangère accapare sa nature à lui, en détache sa culture, et le dénomme, significativement, « primitif » ou « naturel », parce qu’il n’est plus qu’objet de la culture des autres. » Revenant ailleurs sur cette même idée, il en tire la conclusion suivante: «Cette distinction est d’une grande importance théorique et pratique. Notre temps constate une solidarité de fait entre la révolution sociale et la décolonisation. Mais, ajoute-t-il, quiconque entendrait dépasser en l’espèce le plan de la métaphore sentimentale et de la controverse politique, affronterait un formidable problème à la fois historique et philosophique. Celui d’analyser l’unité et la différence de ce double processus. Cette analyse, dont est justiciable, en définitive, le débat russo-chinois, n’a pas encore été suffisamment poussée, que l’on sache… » Pour rappel encore, cette controverse politico-idéologique a opposé les partis communistes chinois et soviétique et les deux puissances communistes mondiales sur la façon de conduire la lutte pour le socialisme. Le PC chinois (Mao) a, justement en tant que parti menant une lutte de libération anticoloniale, estimé que la théorie marxiste – l’économie politique telle que développée à partir des réalités européennes – ne pouvait éclairer le chemin de la révolution en Chine et dans les pays non européens ; notamment la théorie et le concept de « mode de production asiatique », développés par Marx lui-même. Et dans les premiers temps, le PCUS reconnaissait cette spécificité… Les déboires économiques du « grand bond en avant » et ceux politico-idéologiques de la « Révolution culturelle » avaient semblé disqualifier les prétentions chinoises. Mais de telles exigences et leur prise en charge se sont exprimées dès la conférence de Bandoeng… Et il est revenu à Frantz Fanon d’élaborer dès ces années 1950, à partir de sa position de colonisé, une autre grille de lecture que celle des orientalistes les plus bienveillants à l’égard de la libération des peuples colonisés. Comme Berque, par exemple. Par son engagement tout entier dans notre guerre de libération – qui affronte une « prolongation dramatique de la mission impériale occidentale »[6] dans notre région – Fanon produit un savoir scientifique nouveau… dont Sartre salue[7], sur-le-champ, le bien fondé, mais que Berque raille en 1964, en lui opposant sa belle analyse de la décolonisation, plus en coquetterie avec le marxisme… Face à cette autorité dominante de Berque, Fanon n’avait aucune chance de faire école dans le champ sociologique français et de sa succursale algérienne. Jusqu’à présent, il y reste inaudible, quasiment absent… Et quand Berque ajoute l’argument de l’insuffisance d’analyse du « débat russo-chinois », il ferme encore plus le champ scientifique devant Fanon… Cette hostilité polie de Berque à l’encontre de Fanon et de son effort théorique peut s’expliquer par le fait que Berque défend là son pré carré. Il a une si grande intimité avec ce Maghreb où il est né et a fait presque toute sa carrière, avec cette Algérie qu’il aime et dont il dénonce, comme il peut, les méfaits de la colonisation qui la frappent[8] ; il a accumulé un savoir si précis et une si profonde connaissance de la société algérienne qu’il s’estime posséder un savoir que ce psychiatre à peine débarqué dans le pays ne pourra jamais acquérir par lui-même… Prétentions légitimes… Sauf qu’il oublie ou ne tient pas compte du fait que Fanon est un colonisé – et doublement, peut-on dire, puisqu’il est noir – et que de ce fait, ce qui est l’objet des recherches pour le sociologue orientaliste Berque, Fanon le psychiatre colonisé le vit profondément et il est scientifiquement bien armé pour l’analyser. Ce qui ajoute à l’autorité de Berque, c’est que comme l’a relevé Edward Saïd, dans L’Orientalisme[9], toute l’œuvre de Berque est marquée par une «identification aux « forces vitales »» qui inspirent son étude de notre société, (p. 297) ; il y fait « preuve, d’abord d’une sensibilité directe à la matière qui s’offre à [lui], puis d’un examen continuel de [sa] propre méthodologie et de [sa] propre pratique, d’une tentative constante pour que [son] travail réponde à la matière et non à des doctrines préconçues. » (p. 352). 2 – «Ils ne sont pas sortis de l’auberge…Franz Fanon et Francis Jeanson : «Reconnaissance de Fanon». C’est sans doute face à cet ostracisme que Francis Jeanson s’est cru obligé, en hommage à Fanon, de produire en 1965, une postface à Peau noire, masques blancs[10], texte-hommage à l’auteur, où il affirme que: «sa pensée retentit aujourd’hui sur des continents entiers avec une force telle qu’il est devenu impossible (ou extrêmement suspect), traitant des problèmes du Tiers-Monde, de n’y pas faire au moins quelque allusion » !
Proposition que Fanon précise par l’exhorte suivante : « Pour l’humanité, camarades, nous devons tourner la page, nous devons élaborer de nouveaux concepts et essayer de mettre sur pied un homme nouveau ».
Car « il m’apparaît de plus en plus que nous passons notre temps, nous autres Européens, à jouer à cache-cache avec les réalités – au nom de notre idée de la Révolution : quand il s’agit de nous, ce n’est pas le moment ; quand il s’agit des autres, ce n’est point ainsi qu’il eût fallu s’y prendre. Et pour nous en tenir au cas des Algériens, Dieu sait toutes les déceptions qu’ils nous ont procurées… » (Cnqs) «Je parle ici d’un effort difficile, poursuit-il, auquel notre amour-propre répugne. Car nous avons tout pensé, bien sûr, jusqu’à la situation de nos propres esclaves (si nous ne les forcions pas nous-mêmes à travailler, nous n’en profitions pas moins de leur travail), et jusqu’aux normes de leur éventuelle libération: ayant enfin reçu du marxisme leur signification pratique, nos sciences parfaites et nos techniques sans rivales nous ont rendus capables de dire à tout moment tout ce qui peut être dit, dans le monde où nous sommes et en ce point de l’histoire, sur n’importe quel phénomène humain qui se propose à notre observation. »[11]
3 «Personne n’accepte facilement..» : Frantz Fanon Maxime et Rodinson.Une décennie va passer. Oubliée cette défense de Fanon ? En mai 1974 et juin 1975, sous le titre « Ethnologie et orientalisme : politique et épistémologie, critique et autocritique… », la sociologie française fait un état de ses lieux[12]. Rodinson intervient sur : « Situation, acquis et problèmes de l’orientalisme islamisant ». Il fait un bilan de l’orientalisme, de ses acquis et défauts, de sa crise et des problèmes à quoi il est confronté suite à « l’entrée dans l’arène scientifique » de spécialistes issus des pays étudiés – desquels vient la contestation de l’européocentrisme, de l’exotisme et des accointances colonialistes de la science orientaliste. «On comprend, dit-il que personne n’accepte facilement qu’après une vie d’étude spécialisée quelqu’un vienne lui dire : « Tout cela n’est pas valable, retournez à l’école et repartez à zéro. »» Regrettant «de la part des orientalistes aussi, le maniement d’arguments de facilité face à leurs contestataires »…, il propose des « voies de l’avenir et du progrès:
Formellement absent, en tant qu’égal, de cette grande controverse, on devine que Fanon fait partie des « savants « nationaux » » incriminés par les orientalistes qui les accusent de contester la science « internationale » Notable, également, est la contribution de Pierre Bourdieu à l’une des séances[13] de cette rencontre: Dans cette querelle entre savants «nationaux» et orientalistes, dit-il, derrière les problèmes dits «épistémologiques» qui les opposent dans le champ de la science de la société algérienne actuelle – c’est-à-dire derrière la recherche de la vérité scientifique –, «il y a des intérêts simples » liés au «monopole de l’autorité scientifique». Avec sa didactique particulière, Bourdieu analyse cette question de différents côtés. Il rappelle que ce champ a une histoire : Très dépendant, à ses débuts, du pouvoir colonial local, il était affecté par «une très forte indépendance à l’égard du champ scientifique national, c’est-à-dire international…» Il fait remarquer que ce passé « est un enjeu des luttes présentes ». «Je serais tenté, dit-il, d’admettre que le passé de la science sociale fait partie des obstacles épistémologiques principaux de la science sociale […] et notamment dans le cas de la science sociale d’une société récemment décolonisée.» Car «l’inconscient d’une discipline c’est son histoire, l’inconscient ce sont les conditions sociales de production occultées, oubliées… » Il revient sur la question par divers autres biais pour attirer l’attention sur ce qu’il y a de plus caché par le champ…, « …ce sur quoi tout le monde est […] tellement d’accord qu’on n’en parle même pas, quelque chose qui est hors de question, qui va de soi. » C’est cela qu’il est important de savoir, dit-il, « si on ne veut pas seulement se faire plaisir en distribuant le blâme et l’éloge (celui-ci est un peu colonialiste, celui-là beaucoup, passionnément, etc.) »…Bourdieu semble prêcher dans un désert ! 4 – Un rétablissement scientifique : Frantz Fanon par Edward W. Saïd.Mais si l’opposition feutrée de Berque à Fanon, si l’agacement de Rodinson contre lui (et ses semblables « indigènes ») ont pu quasiment l’exclure du champ sociologique français, cela n’a pas pu hypothéquer son avenir. Un intellectuel de renom, Edward W. Saïd, va le découvrir et le remettre vigoureusement à l’ordre du jour au début des années 2000. Edward Saïd est un Américain d’origine palestinienne. Professeur réputé de littérature anglaise et comparée à l’Université de Columbia, sa notoriété internationale d’intellectuel date surtout de son engagement pour la cause de sa partie perdue après la guerre de 1967. Il visite les œuvres des auteurs orientalistes anglais et français les plus brillants dont il a une profonde connaissance, et analyse leurs productions diverses. Objectif : comprendre « les voies et moyens qui avaient permis à l’Europe et l’Amérique, à grand renfort d’érudition et d’imagination, de forger et entretenir durant deux cents ans une image devenue traditionnelle du Moyen-Orient, des Arabes et de l’islam. »[14] Image justifiant et soutenant la domination… Avec Orientalism, en 1978, il montre que le savoir accumulé ainsi « sur les Arabes est plus qu’une représentation, un simple imaginaire, c’est une construction idéologico-pratique, non seulement chez les politiques mais jusque chez les meilleurs des savants qui constituaient les intellectuels organiques de l’expansion impérialiste occidentale »[15]. C’est pourquoi sa traduction en français et son édition par Le Seuil en 1980 sont accueillies par une fin de non-recevoir catégorique par l’université française[16]. Le Monde (du 24 octobre 1980) prétend que « l’une des principales faiblesses de la thèse d’Edward Saïd est d’avoir mis sur le même plan les créations littéraires inspirées par l’Orient à des écrivains non orientalistes, dont l’art a nécessairement transformé la réalité, et l’orientalisme purement scientifique, le vrai… » Mais Saïd fait « sentir comment le consensus libéral selon lequel le « vrai » savoir est fondamentalement non politique (et, à l’inverse, qu’un savoir ouvertement politique n’est pas un « vrai » savoir) voile les conditions politiques organisées fortement, encore qu’obscurément, qui prévalent dans la production du savoir. »[17]
Très gêné dans sa critique du livre d’E. Saïd, Rodinson tergiverse à prendre acte de cette leçon de méthode[19] assénée… par un professeur américain « qui n’est pas de la partie », et dont l’intervention – «certaines de ses analyses et, encore plus, certaines formulations » poussées à la limite – peut mener à «une doctrine toute semblable à la théorie jdanovienne des deux sciences», «une science des colonisés et une science des impérialistes»… Il finira par classer E. Saïd parmi les «indigènes» ! Et à lui fermer la porte au nez… L’opposition à Edward Saïd a redoublé lorsqu’il a publié Culture et impérialisme, un prolongement de L’Orientalisme, où il remet au jour Fanon et son apport théorique à la science universelle sur les questions de la domination… 5 – Du terrain de l’indépendance nationale au champ théorique de la libération.Saïd et Fanon font partie de ces générations de bourgeois indigènes ayant profité de l’enseignement dans les nombreuses écoles coloniales qui leur ont inculqué d’importantes vérités sur l’histoire, la science et la culture. «Grâce à ce processus pédagogique, dit Saïd, des millions de personnes ont compris les bases de la vie moderne, tout en restant dépendantes d’une autorité impériale étrangère »… «Il convient de […] rendre hommage » à ces « expériences partagées et associées qui ont modelé beaucoup d’entre nous, mais sans oublier que, fondamentalement, [cette action] a perpétué la fracture impériale du 19e siècle entre l’indigène et l’Occidental. »[20] Saïd précise que « le point culminant de cette dynamique de dépendance est le nationalisme », qui a transformé des colonies en États indépendants… Il explique le contenu de la transaction nationaliste : « Comme les juristes indiens des années 1880 et contrairement aux futurs résistants à l’impérialisme (pour lesquels le thème clef est la libération), il appartient à une catégorie d’individus qui, tout en se battant pour leur communauté, essaient de se trouver personnellement une place dans le cadre culturel qu’ils partagent avec l’Occident. C’est à ces élites aux commandes des mouvements d’indépendance nationale que la puissance coloniale va transférer l’autorité : Mountbatten à Nehru, de Gaulle au FLN… »[21] C’est là qu’intervient Fanon. Saïd dira : « Si j’ai tant cité Fanon, c’est parce qu’il exprime en termes plus tranchés et décisifs que tout autre un immense basculement culturel, du terrain de l’indépendance nationale au champ théorique de la libération. Basculement qui a essentiellement lieu là où l’impérialisme s’attarde en Afrique après que la plupart des États coloniaux ont obtenu l’indépendance. Disons en Algérie, ou en Guinée-Bissau. »[22] Là, précise Fanon, « où une véritable lutte de libération a été menée, où le sang du peuple a coulé et où la durée de la phase armée a favorisé le reflux des intellectuels sur des bases populaires, on assiste à une véritable éradication de la superstructure puisée par ces intellectuels dans les milieux bourgeois colonialistes… … Le colonisé acceptait le bien-fondé de ces idées et l’on pouvait découvrir dans un repli de son cerveau, une sentinelle vigilante chargée de défendre le socle gréco-latin. Or il se trouve que, pendant la lutte de libération, au moment où le colonisé reprend contact avec son peuple, cette sentinelle factice est pulvérisée. »[23] Edward Saïd suit Fanon dans son analyse de cette superstructure, de l’humanisme occidental développé par les grands penseurs (Freud, Marx, Nietzsche et autres…), qui ont percé le secret de la domination dans la société bourgeoise, et montré les voies et moyens pour la libération. Mais, pour Fanon, ces penseurs étant « d’Occident », leurs énergies sont bridées par «la matrice culturelle répressive qui les a produites» ; ils sont «contradictoirement […] internes au système colonial et potentiellement en guerre contre lui ». Pour lui, donc, leur science ne peut expliquer la domination coloniale ni armer contre elle. Saïd confirme: «dans le rôle de cofacteurs culturels de la libération, la théorie européenne et le marxisme occidental ne se sont pas montrés, dans l’ensemble, des alliés fiables pour la résistance à l’impérialisme. Bien au contraire, on peut les soupçonner de s’inscrire dans ce même « universalisme » odieux qui lie la culture à l’impérialisme depuis des siècles. »[24] «Ce que veut dire Fanon, précise Saïd, c’est que lorsqu’on passe la pratique du colonialisme au crible non seulement de Freud, mais de toutes les disciplines de la science européenne, l’Europe cesse d’occuper une position normative par rapport à l’indigène. »[25] «Aux colonies, dit Fanon, l’infrastructure économique est également une superstructure. La cause est conséquence : on est riche parce que blanc, on est blanc parce que riche. C’est pourquoi les analyses marxistes doivent être toujours légèrement distendues chaque fois qu’on aborde le problème colonial. Il n’y a pas jusqu’au concept de société précapitaliste, bien étudié par Marx, qui ne demanderait ici à être repensé. »[26] Il en conclut que « le nationalisme n’est pas une doctrine politique, n’est pas un programme. Si l’on veut vraiment éviter à son pays ces retours en arrière, ces arrêts, ces failles, il faut rapidement passer de la conscience nationale à la conscience politique et sociale. […] Le nationalisme, s’il n’est pas explicité, enrichi et approfondi, s’il ne se transforme pas très rapidement en une conscience politique et sociale, en humanisme, conduit à une impasse. »[27] Il faut passer de l’indépendance à la libération… Saïd souligne que Fanon n’a pas inventé une «science des colonisés» pour contrer la «science des colonisateurs», mais qu’il est parti de l’acquis scientifique international (de l’Europe) dans lequel il est inscrit par sa formation et qu’il s’est approprié, pour expliciter son vécu et ses espoirs et celui de ses frères colonisés. Par là, il a enrichi la Science sociologique… Dans Beginnings[28], son premier ouvrage important de théorie littéraire qui précédait Orientalism, Said avait déjà situé Fanon parmi ceux qui, avec Freud, Orwell, Lévi-Strauss et Foucault, avaient contribué à la production d’un « langage mental commun » »[29]. Aussi, Fanon se dit-il convaincu que « ce travail colossal qui consiste à réintroduire l’homme dans le monde, l’homme total, se fera avec l’aide décisive des masses européennes qui, il faut qu’elles le reconnaissent, se sont souvent ralliées sur les problèmes coloniaux aux positions de nos maîtres communs. Pour cela, il faudrait d’abord que les masses européennes décident de se réveiller, secouent leurs cerveaux et cessent de jouer au jeu irresponsable de la Belle au bois dormant. »[30] (Cnqs) Ce qui fait dire à Saïd : «Fanon cherche en fait à lier l’Européen et l’indigène dans une nouvelle communauté non antagonique de la conscience et de l’anti-impérialisme. »[31] Voilà pourquoi Fanon ne peut être exclu du champ scientifique international. D’autant qu’il a animé théoriquement la guerre de libération nationale algérienne, tout en y participant pleinement… …à partir de « l’enfer « hospitalier » de Blida, où ses jours et ses nuits se partageaient entre les vrais fous et les faux, entre les aliénés de la colonisation et les militants de l’insurrection venus chercher dans cet asile un camouflage provisoire »[32] … jusqu’à sa mort alors qu’il venait à peine de terminer son grand œuvre, Les Damnés de la terre… À ce propos, Fr. Jeanson note que «ce nègre, arrière-petit-fils d’Africains, n’a finalement résolu son propre conflit qu’en assumant sa lointaine origine par la médiation d’un peuple, africain mais de race blanche : entre sa propre conscience (blanche) et son propre corps (noir), toute dialectique – si généreuse qu’elle fût – demeura vaine, jusqu’au jour où il parvint enfin à se donner un corps social. » Sacré soutien pour Novembre ! Et c’est ce sur quoi insiste encore Francis. Jeanson : «Les damnés de la terre est […] venu confirmer – par l’accueil exceptionnellement positif que lui firent d’emblée les principaux intéressés – qu’il ne s’agissait pas, entre eux et Fanon, d’une rencontre de hasard : car c’est la même pensée qui s’y exprime, mais à ce point amplifiée que plus d’une fois je me suis pris à rougir, durant ces trois dernières années, d’en avoir si mal pressenti auparavant les véritables dimensions. »[33] Annexe Ed. Saïd a écrit une belle page sur les « érudits » français, Maxime Rodinson[34], Jacques Berque, Yves Lacoste, Roger Arnaldez, … tous de l’école du grand Louis Massignon ; il y a ajouté l’Anglais Norman Daniel. C’est une page toute de sympathique espoir pour la science sociologique, que nous faisons suivre en encadré pour son importance et l’ouverture qui la marque : Telle a bien été, dit-il (p. 297), la contribution la plus importante de Massignon, et il est vrai que, dans l’islamologie française contemporaine (comme on l’appelle parfois), s’est développée une tradition d’identification aux « forces vitales » qui inspirent la « culture orientale » ; il suffit de citer les travaux remarquables de savants tels que Jacques Berque, Maxime Rodinson, Yves Lacoste, Roger Arnaldez – très différents les uns des autres par leur manière d’aborder le sujet et par leurs intentions – pour être frappé par l’effet fécondant de l’exemple de Massignon, qui a laissé une indéniable empreinte intellectuelle sur chacun d’eux… D’ailleurs, dit-il encore (p. 352), des érudits et des critiques qui ont reçu une formation orientaliste traditionnelle sont parfaitement capables de se libérer de l’ancienne camisole de force idéologique. La formation de Jacques Berque, celle de Maxime Rodinson se classent parmi les plus rigoureuses, mais ce qui vivifie leurs recherches, même sur des problèmes traditionnels, est leur prise de conscience méthodologique. Car, si l’orientalisme a été, historiquement, trop satisfait de lui-même, trop isolé, plein de confiance positiviste en ses méthodes et en ses prémisses, l’ouverture à ce qu’il étudie en Orient ou à propos de lui peut être obtenue en soumettant sa propre méthode à la critique. C’est ce qui caractérise Berque et Rodinson, chacun à sa manière. Leurs œuvres font toujours preuve, d’abord d’une sensibilité directe à la matière qui s’offre à eux, puis d’un examen continuel de leur propre méthodologie et de leur propre pratique, d’une tentative constante pour que leur travail réponde à la matière et non à des doctrines préconçues. Berque et Rodinson, ainsi qu’Abdel Malek et Roger Owen, se rendent certainement compte qu’il vaut mieux faire l’étude de l’homme et de la société – qu’ils soient orientaux ou non – dans tout le champ des sciences humaines ; ces savants lisent donc d’un œil critique et étudient ce qui se fait dans d’autres domaines que le leur. L’attention que porte Berque aux découvertes récentes de l’anthropologie structurale, celle de Rodinson pour la sociologie et la théorie politique, celle d’Owen pour l’histoire économique : voilà des correctifs instructifs que les sciences humaines actuelles apportent à l’étude des problèmes dits orientaux.
Mais les remarques de cette page n’ont assurément pas plu…
Illustration Léopoldville, ex-Congo belge, 27 août 1960. Frantz Fanon (à dr.) et M’Hamed Yazid représentent le Front national de libération algérien à la conférence panafricaine. © AFP Le sommaire de René Naba |
Source : René Naba https://www.madaniya.info/… |