Traduit de l’arabe par Zohra Credy
L’officier de l’armée tunisienne à la retraite, Amin Soussi, dont le fils Mohamed est parti en Syrie pour le djihad, rapporte que lorsqu’il s’est rendu au bureau du chef du mouvement islamique « Ennahda », Rashed Ghannouchi, accompagné d’une autre famille dont le fils a également suivi le chemin du djihad en Syrie, Ghannouchi leur a dit : « Il est préférable que vos fils meurent en Syrie plutôt que de mourir ici. Ils seront des martyrs et intercéderont pour vous le jour du jugement dernier, combattre Bachar al-Assad vaut mieux que de rester ici.
Pour l’officier Amin Soussi, la réponse de Ghannouchi aux deux familles qui sont allées demander son aide pour ramener leurs enfants de Syrie pose de nouveau la question de la responsabilité du mouvement islamique « Ennahdha » dans le phénomène du «djihad ». L’émergence du « djihadisme », son ampleur, se sont faites à l’ombre du pouvoir du gouvernement islamiste. Bien que le mouvement « Ennahdha » n’ait pas participé à ce phénomène, et que ses militants de base soient restés à l’écart de « l’émigration pour le djihad », toutefois un véritable réseau frère musulman bien structuré est derrière ce phénomène. Ce réseau fonctionne entre la Tunisie, la Libye et la Turquie, les « Frères musulmans » dans ces trois pays étant influents et ayant les bras assez longs.
S’il est évident que la Turquie constitue le noyau central de ce réseau entre l’expédition des prétendus « djihadistes » de Tunisie et leur réception en Syrie, il n’est pas moins clair que les tâches ont été clairement réparties avec les autres partenaires frères musulmans de manière à rendre la mission transparente à ces niveaux tunisien, turc et syrien.
L’officier Amin Soussi connaît tout le périple « djihadiste » de son fils. Il raconte que son fils, Mohammed, a été recruté en ligne par un cheikh tunisien du nom de Bilal CHAOUECH, qu’il est parti rejoindre en Syrie. Ce cheikh est toujours en Syrie, c’est lui qui prend contact avec les familles tunisiennes quand leurs enfants « djihadistes » sont tués.
Amin Soussi a déclaré que son fils Mohammad, qui a été tué à Lattaquié, en Syrie, avait fait une première tentative de départ en Syrie via la Turquie et a échoué. En effet, deux jours avant qu’il ne réussisse à s’envoler pour la Syrie, il a été refoulé par les autorités de l’aéroport et n’a pu embarquer pour la Turquie. C’était en février 2013. À l’époque, les autorités tunisiennes avaient interdit les voyages en Turquie des jeunes de moins de vingt-cinq ans non munis d’une autorisation parentale (rappelons au lecteur que cette disposition a été prise en raison des pressions de la société civile et des familles qui s’opposaient au phénomène du prétendu djihad).
Refoulé à l’aéroport Tunis-Carthage, Mohamed est retourné à la mosquée qu’il avait l’habitude de fréquenter, soit la mosquée de Ras Tabia, un quartier périphérique de Tunis. De la mosquée, des appels ont été passés, après quoi il a pu se rendre de nouveau à l’aéroport et s’envoler pour la Turquie et de là se rendre en Syrie (au détriment de la loi et assurément avec l’intervention de personnes influentes de la sécurité de l’aéroport, on suppose des personnes très protégées par le ministère de l’intérieur).
Mohamed est arrivé à Istanbul où il a été reçu par la personne qui l’a emmené à Antioche, où il a vécu pendant des jours, avant son transfert à Idlib et de là à Lattaquié.
Le père de Mohamed, membre de l’establishment militaire tunisien, ainsi que sa mère, officier de l’armée tunisienne, ont pu accéder à des informations étonnantes sur leur fils. Ainsi, ils ont appris qu’il a assumé des tâches administratives et de prédication au début, étant titulaire d’un magistère en finances. Quant à ses talents de prédicateur, il les tient de ses fréquentations de la mosquée du quartier, mais son père doute de sa compétence à ce niveau, très peu de temps avait séparé l’engouement de son fils pour le salafisme « djihadiste » et son départ pour la Syrie.
Amin Soussi affirme que son fils a été blessé dans le dos lors d’un accrochage dans la région de Lattaquié. Il a été transféré pour soins en Turquie où il est décédé. Sa dépouille a été renvoyée en Syrie pour y être enterrée. Le père a pu savoir à quel endroit son fils a été enterré. Il compte s’y rendre dès que les conditions le permettront.
Les familles des « djihadistes » partis en Syrie évoquent de nombreuses preuves impliquant les responsables et les deux gouvernements successifs du mouvement Ennahdha, dont le pouvoir sur le ministère de l’Intérieur reste effectif, dans le rôle de protecteurs des filières « djihadistes » et par conséquent de facilitateurs au départ de leurs enfants en Syrie. Selon ces familles, le mouvement islamiste Ennahdha en agissant ainsi réalise plusieurs objectifs et notamment :
1- Se débarrasser d’un nouveau concurrent islamiste qui fait de la surenchère à sa droite et qui pourrait entraver ses ambitions politiques surtout que les candidats au « djihad » ne sont pas issus du mouvement Ennahdha mais du salafisme wahhabite. Utiliser ces jeunes salafistes takfiristes comme chair à canon permettrait donc au mouvement Ennahdha de faire d’une pierre deux coups.
2- Servir la Confrérie des frères musulmans pour des raisons doctrinaires évidentes en contribuant à la réalisation de son projet régional. De ce fait, faciliter la sortie des « djihadistes » vers la Syrie via la Turquie s’inscrit dans le cadre d’une stratégie adoptée par les Frères musulmans en connivence avec le plan des sionisto-impérialistes du « chaos créatif ».
Ainsi, le mouvement Ennahdha ne fait que remplir la mission que la Confrérie des frères musulmans lui a allouée. Le rôle de la Turquie, sans lequel le passage des « djihadistes » en Syrie ne saurait être possible, éclaire avec certitude sur cette manœuvre des frères musulmans (surtout quand on sait que le bailleur de fonds des filières djihadistes est le Qatar selon la propre déclaration de l’ancien ministre qatari des AE, Hamed Ben Jasser, et que le grand prédicateur du « djihad en Syrie n’est autre que le cheikh Qaradawi, président de la Confrérie des FM. Le Qatar a donné 137 milliards de dollars aux turcs et aux USA pour financer le terrorisme islamiste arme de destruction de la Syrie).
Mohamed Iqbal Ben REJEB, le président de l’Association tunisienne de sauvetage des tunisiens bloqués à l’étranger qui documente sur les cas des jeunes tunisiens partis au « djihad » et qui milite avec des familles dont les enfants ont été enrôlés par les islamistes pour combattre en Syrie, dit qu’il a demandé au ministère tunisien des Affaires étrangères de saisir les autorités turques pour avoir la liste des noms des jeunes tunisiens partis en Turquie et qui ne sont pas rentrés au pays au bout de six mois, afin de déterminer le nombre des djihadistes et de cerner l’ampleur du phénomène, d’autant plus que les autorités turques considèrent que l’entrée des tunisiens en Turquie sans visa reste légale tant que la limite des six mois n’est pas dépassée. Selon Mohamed Iqbal Ben Rejeb, les autorités turques ont rejeté cette demande, alors que le séjour de ces jeunes est devenu juridiquement illégal eu égard au droit turc. Pour lui, la Turquie ne tenait pas à révéler des chiffres qui pourraient surprendre par leur ampleur et rendre compte de la gravité du phénomène du « djihadisme ».
Pour Mohammed Iqbal Ben REJEB, les routes tunisiennes menant à la Syrie sont au nombre de trois, et les trois convergent vers une seule destination à savoir la Turquie. La première route est directe : Tunis-Istanbul. La seconde passe par la Libye. Cette voie a fini par emprunter des passages illégaux après que les autorités tunisiennes ont restreint le transit par les points de passage officiels. Des gangs de passeurs, sans affiliation idéologique, prennent en charge le transport terrestre vers la Libye. Puis de la Libye, les « djihadistes » arrivent à Derna en Turquie où ils subissent un entraînement militaire avant de s’envoler pour Istanbul. Quant à la troisième route, qui est plus récente, elle emprunte un détour par le Maroc et de là vers Istanbul. Des activistes tunisiens certifient que la Turquie est le maillon central de l’abominable activisme « djihadiste » vers la Syrie.
Il y a quelques jours, dans la ville de Kairouan, un grand nombre de familles dont les enfants ont récemment rejoint la Syrie, ont organisé une manifestation devant un cabinet dentaire accusé d’avoir enrôlé leurs enfants pour le « djihad ». Ces familles ont révélé que des transferts d’argent par des banques turques ont été effectués sur le compte du médecin dentiste. Cet argent servait entre autre à financer les transports des djihadistes. Bien qu’il soit difficile de vérifier cette question des transferts financiers, l’insistance des familles révèle l’ampleur de la transformation de la Turquie en un maillon fort de la conscience djihadiste, et le mouvement « Ennahda » comme étant le frère cadet de la famille responsable du recrutement !
Ces familles parlent d’hommes d’affaires non tunisiens et de pays qui financent le départ au « djihad ». Des tunisiens s’occupent sur le terrain des filières « djihadistes », ils sont les intermédiaires qui se chargent du recrutement et de l’enrôlement des jeunes pour le « djihad ». Ces intermédiaires reçoivent cinq mille dollars pour chaque recrue. Pour appuyer leurs propos, ces familles citent des noms de responsables de filières « djihadistes » dont certains sont en prison, d’autres en fuite, et certains encore libres et ne sont nullement inquiétés ! Ces intermédiaires tunisiens ont vu leurs conditions de vie changer, leurs situations socio-économiques s’améliorer et ceci de façon évidente depuis qu’ils ont commencé à envoyer des « djihadistes » en Syrie et en Irak.
S’il est facile aujourd’hui de suivre la trace des jeunes « djihadistes » des banlieues des villes tunisiennes et de rencontrer leurs familles, il est beaucoup plus ardu d’accéder aux intermédiaires, responsables des filières djihadistes en raison des conditions de sécurité et du bouclage social qui entourent leurs logements, leurs déplacements et activités.
Les « djihadistes » ne sont ni pauvres ni fortement enracinés dans leur foi. Telle est la conclusion de Buthaina Sidi qui a mené des travaux de recherches psychologiques sur trois universitaires ayant tenté de se rendre en Syrie, mais qui en ont été empêchés par les autorités, il y a environ 20 mois. Elle dit que lors de sa dernière visite à l’un d’eux, elle a constaté un net changement, il avait arrêté de porter la tenue salafiste, il avait raccourci sa barbe et avait serré la main des femmes, acte rejeté par la doctrine salafiste. Tout cela nous permet de dire que l’environnement traditionnel dans lequel s’est développé le mouvement Ennahdha, qui est l’environnement traditionnaliste » enraciné dans le fait religeux », n’est pas le même que celui qui a produit les nouveaux « djihadistes ». Le mouvement Ennahdha en instrumentalisant les nouveaux djihadistes a donc investi dans un capital social et politique qui n’a aucun lien avec son milieu habituel. L’examen du classement des régions tunisiennes qui ont envoyé des « djihadistes » en Syrie fait apparaître en premier les zones côtières, puis les zones du sud frontalières avec la Libye, et au troisième ordre, les zones tribales, or ces régions ne collent pas avec les zones d’influence du mouvement Ennahdha.
Le phénomène du « djihadisme » a traversé toutes les couches sociales en Tunise. Le témoignage de Mohammad Iqbal Ben Rejeb est à ce sujet assez probant. Il rapporte qu’il s’est rendu au club culturel et sportif d’El-Menzah, un quartier de Tunis habité par les fractions supérieures de la classe moyenne, et qu’à son grand étonnement, il apprit que le fils du propriétaire du club est l’auteur d’une opération suicide menée récemment en Irak. Sous le choc, le père n’arrivait pas à comprendre les motivations de son fils qui travaillait comme steward à Tunis Air. Le père accuse le mouvement islamiste Ennahdha de faciliter le départ des « djihadistes ».
Mohamed Iqbal Ben Rejeb rapporte que les Tunisiens se déplacent d’Istanbul vers Antakya sous la supervision de « mafieux syriens» qui reçoivent un salaire des bailleurs de fonds du «djihad» et bénéficient de la protection des services turcs de sécurité qui leur permettent de travailler en toute liberté. Le frère de Mohammed Iqbal est arrivé à Istanbul barbu selon le rituel salafiste, et il est passé sans être ni remarqué ni inquiété par les forces de sécurité de l’aéroport. Plus grave encore, il était accompagné de sept hommes tous barbus et d’une femme qui portait le niqab, la tenue vestimentaire salafiste, et bien qu’ils devaient se rendre d’Istanbul à Antakya, rien n’est venu entraver leur voyage. En Syrie, à Idlib raconte le frère de Mohammed Iqbal, le groupe des « djihadistes » a eu droit à une réception d’accueil au cours de laquelle un mouton (Allouch comme les Tunisiens l’appellent) a été abattu à leur honneur.
Il semble que les succursales tunisiennes des factions terroristes du Front-al-Nusra et de Daesh opérant en Syrie, soient restées sensibles à l’opinion nationale, elles ont décidé de renvoyer chez lui le frère de Muhammad Iqbal quelques semaines après son arrivée en Syrie en raison de son handicap. Le jeune homme n’avait pas atteint 23 ans et avait traversé la frontière turco-syrienne sur un fauteuil roulant, tenant à remplir son devoir du « djihad » autant qu’il le pouvait. Toutefois, le départ d’une personne handicapée au « djihad » a soulevé l’indignation générale en Tunisie, aussi le Front-al-Nusra estimant que ce cas pouvait éclabousser sa réputation a jugé bon de renvoyer le djihadiste au fauteuil au bercail. C’est ainsi que le jeune a refait le voyage dans le sens inverse toujours via la Turquie. Le frère de Mohammed Iqbal Ben Rejeb, à l’aller comme au retour, n’a pas eu besoin de se camoufler, il a quitté la maison avec son accoutrement de salafiste, habit et barbe et y est revenu égal à lui-même en tant que salafiste djihadiste accompli.
Mohammed Iqbal affirme que comme à l’aller, le retour de son frère s’est fait sans difficulté, en suivant le même itinéraire : Antakya, Istanbul et de là Tunis-Carthage. Les « Djihadistes » préfèrent voyager via Turkish Airlines parce que les billets d’avion sont payés avec des transferts d’argent via des banques turques, et que les vols sont plus surs en raison de la souplesse des procédures de contrôle. Dès que les pieds du djihadiste foulent l’avion turc, il se sent déjà sur la terre du djihad entouré des 77 nymphes du paradis !
Ahmed, un journaliste tunisien qui s’est rendu à Istanbul pour retrouver son amie et découvrir la Turquie raconte que dans l’avion qui le transportait à Istanbul deux passagers salafistes se sont assis près de lui. Ces salafistes étaient convaincus que sa barbe légère n’était qu’un camouflage, et qu’il partait comme eux au « djihad » en Syrie. Quand le journaliste a protesté en précisant le véritable motif de son voyage, ils n’ont pas voulu le croire et lui ont même proposé de se joindre à leur groupe pour se rendre en Syrie, leurs passeurs étant des hommes de confiance. Ces salafistes n’ont cru le journaliste que lorsqu’ils ont vu sa petite amie l’accueillir à l’aéroport. « Ils n’étaient pas moins heureux que moi quand nous sommes arrivés à l’aéroport d’Istanbul » dit Ahmed « il y avait ceux qui les attendaient et ceux qui m’attendaient », dit-il. « Moi, c’est ma nymphe qui m’attendait à l’aéroport et eux apercevaient loin à la frontière syrienne, flotter les silhouettes de deux nymphes ». Quoi qu’il en soit, eux comme moi, nous n’avions pas eu besoin de visa pour entrer sur le territoire turc. ».
Traduit de l’arabe par Zohra Credy