Hirak : les chemins sinueux de la rhétorique
17 septembre 2020
Et puis tant pis ! On va encore m’accuser d’être à la solde de quelque force mystérieuse, société secrète ou cercle douteux, mais le brouhaha malsain qui entoure le Hirak dans les médias sociaux mérite qu’on s’y attarde plus longuement. Je dois toutefois préciser que je ne connais personnellement aucune des personnes citées dans ce texte et que je ne les ai jamais rencontrées.
Cela a commencé par une alerte Google qui, récemment, m’apprit que Sir Mohamed Larbi Zitout, l’ex-diplomate algérien basé à Londres, avait parlé de moi. L’illustre spécialiste de la parlote cybernétique et probablement détenteur du record mondial de la plus grande fréquence de verbiage en ligne avait cité mon nom.
Zitout et le « takfir idéologique »
Qu’avais-je donc encore fait pour que ce personnage s’intéresse à ma modeste personne?
Aurait-il finalement décidé de venir en aide à son ami Mourad Dhina après mon article? Ou peut-être à Gilles Munier, le « protecteur en chef » de Rachad ? Aurait-il par hasard sorti mon récent livre de sa célèbre bibliothèque blanche prouvant ainsi qu’elle n’était pas juste un élément de décor suggestif sensé attester son érudition?
Mais pas du tout, il s’agissait tout simplement d’un lapsus. Un tout petit lapsus, mais ô combien révélateur : sir Zitout avait confondu Ali Bensaad avec Ahmed Bensaada!
Il s’en excusa longuement. Très longuement car comment était-ce possible qu’un recordman de sa trempe puisse se mêler les neurones et trébucher sur deux ou trois voyelles et quelques consonnes?
Voyons donc, sir Zitout, quel manque de rigueur!
Mais les excuses ne m’étaient pas destinées, bien sûr. Elles visaient M. Bensaad (sans a) qui apportait de l’eau au moulin (à vent ?) de Sir Zitout. Une aubaine ! Pour M. Bensaada (avec a), la médecine « zitoutienne » a été expéditive :
« Ahmed Bensaada est avec la “issaba” [ bande mafieuse ] dans la diabolisation des “ahrar” [ hommes libres ] » [1].
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Sir Zitout en avait décidé ainsi : ceux dont les histoires alimentaient ses diarrhées verbales étaient des « ahrar » et n’appartenaient pas à la « issaba ». Et pour ceux dont les écrits, même exhaustivement référencés, dérangeaient ses cogitations : aucune pitié. La conception de la liberté d’expression de notre ex-diplomate ressemble plus à du « takfir [2] idéologique » qu’aux droits humains fondamentaux dont il bénéficie à l’ombre de la couronne britannique.
Mais comme à quelque chose malheur est bon, cette alerte m’a permis d’écouter les balivernes de sir Zitout et de m’informer sur la polémique suscitée par les écrits de Ali Bensaad.
En ce qui concerne le premier, on se rend compte qu’il fait feu de tout bois pour montrer que tout ce qui se passe en Algérie est mauvais et que lui et ses copains possèdent la potion magique susceptible de guérir tous les maux du pays.
Sauf qu’il ne donne jamais la recette de sa potion. Hormis quelques slogans ratissant large, combinés à des informations glanées çà et là sur les médias sociaux, aucun projet de société n’est proposé pour caractériser sa vision de l’Algérie nouvelle. Aucun programme politique, aucun nouveau paradigme, aucun principe directeur. Pourtant, les compteurs de ses vidéos montrent un nombre élevé de vues.
Pour comprendre cela, laissons de côté les techniques de « boosting » des vidéos sur Internet – qui sont très efficaces, elles aussi – et intéressons-nous plutôt aux éléments de rhétorique utilisés par sir Zitout dans ses laïus.
Les trois piliers de la rhétorique
Depuis les temps anciens, on considère que les trois piliers de la rhétorique sont le logos, l’éthos et le pathos. Ce sont ces notions qui sont utilisées par les orateurs pour convaincre ou persuader l’auditoire afin qu’il adhère aux thèses présentées.
Le logos réfère au raisonnement logique qui supporte les propos de l’orateur. S’adressant à l’intellect de l’auditoire, à ses facultés rationnelles, il doit comporter des arguments logiques, des faits, des chiffres ou des preuves.
L’éthos est relatif à l’éthique de l’orateur. Ce terme regroupe ainsi sa probité, sa crédibilité, son honnêteté, sa sincérité, bref ses qualités morales. La reconnaissance par ses pairs et son expertise dans le domaine discuté lui permet d’être digne de la confiance de l’auditoire.
Le pathos est destiné au côté émotionnel du public. Il fait appel à ses sentiments, ses croyances profondes et son empathie. Les discours passionnés et les anecdotes pathétiques sont susceptibles d’attiser la colère, la pitié et, aussi, de la sympathie pour l’orateur.
Ainsi, le premier pilier de la rhétorique (logos) repose sur une argumentation rationnelle alors que les deux autres (éthos et pathos) font appel à une argumentation affective.
Comme expliqué précédemment, le lapsus révélateur de sir Zitout m’a donné l’occasion de visionner la vidéo [3] dans laquelle il m’avait confondu avec Ali Bensaad, mais aussi la suivante. En effet, il avait promis de me dresser le portrait et j’avais hâte de découvrir sa virtuosité dans la confection de mensonges.
Dans cette seconde vidéo [4], il n’était point question de ma personne, mais l’analyse de son discours sur le plan rhétorique est très intéressante. L’allocution qui dure plus d’une heure n’est qu’une sorte de « journal télévisé » des mauvaises nouvelles de l’Algérie, commenté sans aucune profondeur ni critique constructive. Il y était question de la Libye, du Mali, des coupures d’Internet en Algérie, de l’ouverture du Club des Pins, du manque de liquidités dans les bureaux de poste, de « la tentative de la “issaba” de semer le désespoir dans les rangs du Hirak », de la comparaison entre la mauvaise gestion de l’Algérie et les progrès miraculeux de Singapour sous la direction du Premier ministre Lee Kuan Yew (en fonction pendant plus de 31 ans, aujourd’hui décédé), etc. Autant de sujets qui demanderaient chacun des heures de discussion avec des experts chevronnés.
Le discours de sir Zitout est une combinaison de ce qu’on appelle en rhétorique le « genre délibératif » et le « genre démonstratif ». Le premier à pour objet de persuader (ou de dissuader) et le second a pour finalité de louer (ou blâmer) une personne ou une action.
Citons, à titre d’exemple du « genre démonstratif », le panégyrique de Lee Kuan Yew concocté par sir Zitout dans lequel il n’a pas tari d’éloges sur l’homme d’état singapourien. Certes, il est indéniable qu’il a contribué au développement spectaculaire de son pays, mais Lee Kuan Yew a aussi fait l’objet de multiples controverses [5] dont une, importante, qui aurait dû interpeller sir Zitout: son islamophobie.
En effet, on lui reproche d’avoir déclaré que Singapour « progressait très bien jusqu’à ce que la montée de l’islam arrive » ou que Singapour peut « intégrer toutes les religions et races sauf l’islam» [6]. De plus, il a décrit l’islam, dans un câble Wikileaks, comme une « religion venimeuse »[7]!
Alors, soit sir Zitout fait l’apologie de quelqu’un qu’il ne connait pas très bien, soit qu’il ferme les yeux sur les idées rétrogrades de Lee Kuan Yew. Dans les deux cas, le raisonnement de sir Zitout est inconséquent.
Glorifier une personne qui a dénigré l’islam et qui a proclamé son incompatibilité avec le développement, alors que la référence idéologique du mouvement Rachad ―dont Zitout est un des fondateurs ― est la religion musulmane!
Sir Zitout devrait utiliser plus souvent sa bibliothèque blanche s’il désire maîtriser ses sujets et en parler correctement devant ses centaines de milliers de « followers »!
Zitout spécialiste de l’éthos et du pathos
Il serait trop fastidieux d’analyser la vidéo de sir Zitout dans sa totalité sous l’angle de la rhétorique, étant donné sa longueur et le nombre de sujets traités. On peut tout simplement dire qu’il utilise très peu le logos qui nécessite une argumentation basée sur la logique et la rationalité. Par contre, l’éthos et le pathos sont utilisés à outrance. Pire, vers la fin de son allocution [8], il illustre de manière éminemment pédagogique ces deux piliers de la rhétorique.
Alors qu’il répète à satiété qu’il n’a pas le temps nécessaire pour développer chacun des thèmes abordés, il consacre près de huit minutes à faire la promotion de sa personne en jouant du violon avec dextérité.
Tout d’abord, il signale qu’il reçoit tellement de messages qu’il n’a pas le temps d’y répondre. Une manière d’affirmer sans trop de peine sa notoriété et sa renommée.
Ensuite, il explique ne pas vouloir parler de lui-même car cela pourrait paraître comme une affaire personnelle. Et que fait-il après cette annonce? Il parle de sa personne en se jetant des fleurs de toutes les couleurs!
Florilège :
– Je suis fier d’avoir quitté il y 25 ans mon poste de diplomate en Libye.
– Si j’avais poursuivi ma carrière, je serais devenu ambassadeur, puis ministre, ou Premier ministre comme certains de mes collègues de l’ENA.
– En tant qu’ambassadeur, j’aurais eu 15 à 20 000 euros par mois, deux voitures, une villa ou peut-être même un palais, des domestiques, des gardes et des employés.
– J’ai quitté ce poste de prestige pour devenir boulanger et livreur de pain et je me suis souvent brûlé la main en préparant le pain.
– Cette situation avec toutes ses difficultés et ses peines est un million de fois meilleure que le poste que j’occupais ou celui qui était ouvert devant moi.
– Chers frères, ne soyez pas tristes si je suis assassiné ou empoisonné. Sachez que je serai heureux de ça et je souhaite une fin en martyr.
– Je suis aujourd’hui avec les faibles et les pauvres. C’est mon amour pour eux qui m’a fait prendre cette décision, cette voie.
– Cette grave, très grave décision a eu un impact très important sur moi. Mais cet impact est le bienvenu et me rend heureux car toutes les peines qui l’accompagnent augmente ma détermination et ma résolution.
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(à 1h 04 min 40 s)
Il va sans dire que toutes ces formules ne sont pas destinées au cerveau de l’auditoire, ni à sa capacité d’analyse. Elles visent plutôt son cœur, son émotivité et sa sensibilité. Ces expressions cherchent à accroître le capital de crédibilité et de respectabilité de l’orateur tout en titillant les cordes sensibles de l’auditoire.
Sir Zitout abandonnant son château et ses richesses pour venir partager le pain noir du peuple opprimé.
Sir Zitout en seigneur téméraire tutoyant la mort.
Sir Zitout en défenseur du pauvre contre le riche, du faible contre le puissant.
L’éthos et le pathos dans toutes leurs splendeurs!
D’autre part, tous les spécialistes de la communication reconnaissent que l’utilisation des anecdotes personnelles et leur mise en scène mélodramatique a pour effet de séduire le public et à créer une connexion émotionnelle avec lui. Sir Zitout, le dos courbé, le visage saupoudré de farine, des gouttes de sueur perlant sur son front, se brûlant la main en préparant du pain : quelle image pathétique!
« Les misérables » au temps du Hirak ou « Sans famille » version 21esiècle!
Ali Bensaad et la faiblesse du « genre judiciaire »
Outre les genres « délibératif » et « démonstratif », discutés précédemment, il existe un troisième connu sous le nom de « genre judiciaire ». Ce genre de discours, qui a pour fonction d’accuser (par un réquisitoire) ou de défendre (par une plaidoirie), ne s’intéresse pas aux qualités ou aux défauts d’une personne, mais met l’accent sur les faits commis. Ces faits doivent être établis en privilégiant le logos et son argumentation rationnelle qui se nourrit de démonstrations, de preuves, de déductions logiques, de documents à charge, de pièces à conviction, etc. Nous allons voir que ce sont ces critères qui manquaient manifestement au discours qui se voulait « judiciaire » utilisé par Ali Bensaad dans ses articles contre Ammar Belhimer.
Avant de continuer, je tiens à préciser ici que le but de l’exercice n’est pas d’accuser ou d’innocenter l’un ou l’autre des protagonistes, mais d’analyser les textes de Ali Bensaad sous l’angle de la rhétorique.
Pour commencer, une remarque de taille s’impose : comment Ali Bensaad peut-il défendre Khaled Drareni en accusant Ammar Belhimer? Comment peut-on défendre une personne accusée d’avoir commis certains faits en accusant une autre pour d’autres faits? Est-ce que la culpabilité avérée de la seconde innocenterait la première?
La réponse est évidemment non.
On comprend à travers cette démarche que le but recherché par Ali Bensaad n’est pas uniquement de venir en aide à Khaled Drareni mais surtout de nuire à Ammar Belhimer. La cause « Drareni » ne parait être en définitive qu’une occasion de régler ses comptes avec de vieux fantômes. D’ailleurs, comme on peut le constater dans ses nombreux écrits [9] sur le sujet, son propos a outrepassé le périmètre de l’accusation du ministre pour se muer en une violente charge contre le gouvernement. Les phrases suivantes en sont quelques exemples:
« Je suis pour le débat sur le terrain politique mais j’ai aussi pris le parti de « balancer ». Je me suis astreint à « balancer », parce que le pouvoir veut enfermer les Algériens dans un univers mental factice construit par lui et qu’il contrôle. »
« C’est l’Etat ou ce qu’il en reste que j’interpelle. »
« L’Algérie est un gruyère où tous les services de renseignements étrangers se sont faits de grands trous »
Notons aussi une flagrante contradiction dans le raisonnement de Ali Bensaad qui, à maintes reprises, dénonce l’utilisation fallacieuse (selon lui) de la « la main étrangère » par les gouvernements successifs :
« Chez nous, c’est la « main de l’étranger », de préférence française, qui joue le rôle de l’ogre pour pousser la société à accepter la violence que le pouvoir exerce contre elle. »
« Le pouvoir n’a qu’un seul mot à la bouche « menaces contre la sécurité nationale », « main étrangère ». »
« Son discours de haine et de peur avec le fantasme de la main étrangère vise à mieux isoler et enfermer son propre peuple pour mieux l’assujettir. »
Par contre, cette utilisation qu’il qualifie de fantasme quand elle émane du « pouvoir » ne l’est plus quand il la met lui-même en scène. Citons, par exemple, le cas du général Noriega (Panama) dont il relate la collaboration active avec la CIA:
« Il [Noriega] a travaillé pendant 20 ans pour elle [la CIA] et est arrivé grâce à elle à la tête de l’armée. Tout en tenant un discours anti-impérialiste et antiaméricain, il a livré à la CIA tout ce qui concerne le Panama mais il a surtout espionné pour elle les autres pays comme Cuba sous couvert de « solidarité anti-impérialiste » avant que les américains ne se décident de se débarrasser de lui et de le dénoncer comme trafiquant de drogue. »
À ses yeux, la CIA n’est pas une main étrangère?
Concernant l’Algérie, il va même jusqu’à expliquer que :
« Les services de renseignement étrangers utilisent en général la corruption pour appâter ou faire du chantage à des responsables dont ils veulent obtenir la collaboration. »
« Il y a là pour les services de renseignement étrangers de la matière à profusion pour obtenir des collaborations et même une pléthore de candidats. »
Mais ça, bien sûr, ça ne peut être considéré comme une « main étrangère » puisque c’est lui qui le dit.
Revenons maintenant au discours principalement utilisé par Ali Bensaad dans ses articles de défense de K. Drareni, ou plutôt d’incrimination de A. Belhimer.
Je ne prétends pas savoir si le ministre ou K. Drareni sont innocents ou coupables, mais toutes les accusations contre A. Belhimer ne sont basées que sur la parole de Ali Bensaad: pas un seul document n’est publié, pas une seule preuve n’est montrée et aucune identité n’est révélée. Son seul capital : sa parole. Mais pas celle de n’importe qui : celle d’un universitaire, d’un chercheur, d’un professeur que l’on doit croire…sur parole.
« J’affirme solennellement, et je sais les risques que je prends des deux côtés, y compris là où je me trouve, que M. Belhimer, avant d’être ministre, a été en contact avec un militaire français de très haut niveau […] »
La solennité d’une affirmation, même émanant d’un professeur universitaire, ne vaut pas une preuve. Sinon que deviendrait la justice?
Il a bien été mentionné auparavant que le « genre judiciaire » ne reposait pas sur les qualités ou les défauts d’une personne, mais sur la démonstration de la véracité des faits.
Et ce qui est étonnant dans ce cas, c’est que Ali Bensaad affirme posséder les preuves mais ne les divulgue pas. Cette situation ressemble à celle de sir Zitout : s’il affirme quelque chose, c’est que c’est vrai. Pire encore, Ali Bensaad revendique le fait que ce n’est pas lui qui doit fournir les preuves, mais c’est à l’accusé de démentir ses dires!
« Je défie M. Belhimer et son gouvernement d’apporter le moindre démenti. Tout silence équivalant bien sûr, devant l’opinion publique, à approbation. »
Cette posture est très étonnante de la part d’un chercheur universitaire qui devrait maîtriser la méthodologie en vigueur pour les publications scientifiques. Toujours est-il que tant que les preuves ne seront pas publiées, le discours de Ali Bensaad ne relève nullement du judiciaire mais plutôt du délibératif et même, dans certains aspects, du démonstratif.
Sans les preuves, les différentes approches dans le discours de Ali Bensaad ne cherchent pas à convaincre les lecteurs, mais à les persuader. Et, tout comme chez sir Zitout, même si c’est un peu plus subtil, l’éthos et le pathos y tiennent une place prépondérante.
À titre de comparaison, mon récent livre [10] contient de très nombreuses références et des dizaines de pages de documents qui confirment mes assertions. Et malgré tout ça, j’ai été attaqué par une meute de journaleux en furie, m’accusant de toutes sortes de délits.
Qu’aurais-je subi si j’avais procédé de la même manière que Ali Bensaad en ne publiant, comme lui, aucune preuve ni aucun document ? Je vous laisse deviner.
Et qu’observe-t-on actuellement? Cette même meute se délectant du spectacle offert dans les médias sociaux par les assauts répétés de Ali Bensaad contre Ammar Belhimer.
A-t-on vraiment besoin de preuves lorsque des accusations, même non étayées, viennent conforter notre opinion?
Ali Bensaad et son argumentation
Dans son désir de défendre Khaled Drareni, Ali Bensaad use d’une argumentation bien connue en rhétorique dont nous allons citer quelques exemples.
L’« argument a pari » stipule que si deux cas sont semblables, la loi (ou la règle) qui a été appliquée au premier doit nécessairement s’appliquer au second.
C’est le principal argument de type juridique qui est utilisé pour la défense du journaliste. Il est énoncé par Ali Bensaad de la façon suivante :
« Mais pourquoi un billet d’avion fait de Khaled Drareni un espion à la solde de la France et qu’une dizaine de billets délivrés par les ambassades françaises à M. Belhimer en font un patriote soucieux de l’intérêt national algérien ? »
« Mais alors que M. Belhimer s’en explique ou qu’il cite cet officier comme témoin de moralité. En quoi ces échanges de Belhimer dont je ne veux pas douter qu’ils étaient strictement intellectuels, étaient moins dangereux que les relations de M. Drareni avec « SOS racisme » et « Reporters Sans Frontières » »
Dans le cas présent, ce type d’argument n’a malheureusement pas pour effet d’innocenter Khaled Drareni, mais d’incriminer Ammar Belhimer. D’ailleurs, Ali Bensaad le précise :
« J’incrimine le fait de le criminaliser pour Khaled Drareni mais pas pour Belhimer. »
Une démarche logique et rigoureuse de défense de Khaled Drareni serait de prouver que les faits dont il est accusé ne sont pas fondés.
D’autre part, comme discuté auparavant, Ali Bensaad n’apporte pas (pour l’instant) les preuves nécessaires à l’accusation de Ammar Belhimer.
Ali Bensaad a aussi utilisé un autre type de raisonnement non rigoureux. Il s’agit du paralogisme qui, tout en ayant une apparence de rigueur, est un argument erroné. En effet, le paralogisme tire une conclusion fausse (ou pas nécessairement vraie) à partir de prémisses qui peuvent être fausses ou vraies. Le paralogisme devient sophismelorsque la mauvaise foi de celui qui l’utilise est avérée. Les deux ont pour objet d’induire en erreur l’auditoire ou le lectorat.
Tout en ne ratant pas l’occasion de critiquer sérieusement le « pouvoir » et ses « services », Ali Bensaad a écrit :
« Ces mêmes services ont été par contre incapables de mener correctement un banal processus de validation d’identité pour la nomination d’un ministre, Samir Chaabna, qui était pourtant leur créature et qui, avant d’être ministre, comme député, était au cœur du système.
Vous croyez ces mêmes services capables de faire une enquête sérieuse pour incriminer Khaled Drareni ? »
La prémisse utilisée est relative à une supposée défaillance dans le « processus de validation d’identité pour la nomination d’un ministre ». Cet énoncé peut être vrai ou faux car la raison de la défaillance en question n’a pas été publiquement documentée. D’autre part, de multiples raisons peuvent être invoquées pour le refus du poste de ministre par le candidat. À moins que Ali Bensaad ait son propre canal d’information. Mais puisqu’il ne l’a pas mentionné, il n’est pas logique d’en tenir compte.
La conclusion est assez simpliste : puisqu’il y a eu défaillance dans l’enquête pour la nomination d’un ministre, il y a nécessairement défaillance dans l’enquête qui a mené à l’accusation de Khaled Drareni.
Ce raisonnement ne tient pas la route car il ne s’agit ni du même type d’enquête, ni certainement des mêmes enquêteurs. Si le raisonnement de Ali Bensaad était suivi, cela voudrait dire, par généralisation, que toutes les enquêtes menées en Algérie sont défaillantes, quelles que soient leur nature. Ce qui, à l’évidence, n’est pas une réalité vérifiable.
Ces types d’arguments n’étant donc pas efficaces, Ali Bensaad en a utilisé d’autres qui, par définition, n’ont aucun rapport avec le sujet débattu.
L’« argument ad personam », comme son nom l’indique est une attaque qui vise la personne de l’interlocuteur dans un but de disqualification, sans que cela ait une quelconque relation avec le fond du débat.
Ce type d’arguments est utilisé à profusion par Ali Bensaad contre Ammar Belhimer:
– « Quand on se vend à n’importe quoi, on est capable de se vendre à n’importe qui. »
– « Belhimer, Monsieur « Makech Sahafi », le sobriquet qui sera désormais le vôtre. »
– « …quelles vérités derrière la duplicité du ministre. »
– « Belhimer, au service de Sellal et Saïd Bouteflika et… » ?
– « En se démenant pour se faire connaître et vendre, M. Belhimer a multiplié, par lui-même, les traces sur son sillage. »
– « Comme eux, M. Belhimer s’est démené pour se faire connaitre et se vendre au point que l’écho de ses activités a fini par m’arriver. »
– « Je ne crois pas que M. Belhimer aura le courage de le faire. »
– « Je […] convie M. Belhimer de « laver son honneur » devant la justice pour mettre fin à toute polémique. »
– « …le lâche et indigne harcèlement dont fait preuve son ministère à l’égard de Khaled Drareni est révoltant. »
– Etc.
Et ces attaques n’ont pas uniquement visé le ministre, mais tous ceux qui ont décidé de témoigner en sa faveur. L’un d’eux, M. Yazid Benhounet, n’a pas été épargné par Ali Bensaad :
– « M. Yazid Benhounet, son complice de longue date, liés par un faisceau de liens et d’intérêt, est un drôle de témoin de moralité. »
– « Benhounet, toujours aux côtés du pouvoir, académique ou politique … »
– « Benhounet et la solidarité clanique »
– « …M. Benhounet dans sa défense acharnée de son ami de longue date, se renvoyant ascenseur et invitations… »
– « De quelles qualités morales et intellectuelles peut-on se prévaloir dans ce cas ? »
– Etc.
L’argument ad personam cherche à discréditer l’adversaire, à faire douter de sa respectabilité, de ses valeurs, de son éthique. Confondant les idées et les personnes, il contribue au rabaissement du niveau du débat.
C’est ce type d’argument qui a été utilisé contre moi par la meute dont il a été question précédemment, à la sortie de mon livre et sans l’avoir lu. Le plus représentatif est certainement Lahouari Addi qui m’a traité de « doubab » et de « sinistre personnage ». Il en est de même pour sir Zitout qui m’a associé à la « issaba » sans autre forme de procès.
Dans le cas de Yazid Benhounet, le dénigrement est allé un peu plus loin. En effet, Ali Bensaad a utilisé dans un de ses textes ce qu’on appelle la « reductio ad hitlerum ». Cette attaque consiste à disqualifier un adversaire en l’associant à Hitler, au nazisme ou à la Shoah :
« Faut-il lui [Y. Benhounet] rappeler les leçons de l’histoire où, des grands crimes coloniaux à la Shoah en passant par le nettoyage ethnique de la Palestine, ceux qui, lâchement, se sont tus, on dit la même chose : « on ne sait pas ».
Bien sûr, dans un tel cas de figure, Ali Bensaad présente ses arguments comme des vérités tout en se montrant sous son meilleur jour en utilisant l’éthos et le pathos:
˗ « Je suis un chercheur qui va lui-même à la quête de faits y compris sur les terrains dangereux comme en Libye et au Sahel… »
˗ « Le travail du journaliste d’investigation et du chercheur est de se donner la peine de pister ces traces, les recueillir, les relier entre elles et les restituer dans le contexte qui en permet l’interprétation. »
˗ « Le meilleur signe de réussite d’une vie, c’est le moment venu, de la quitter avec l’intégrité de sa dignité. »
Pour conclure, il est assez intéressant de remarquer que les discours de Ali Bensaad et de sir Zitout ont plusieurs similitudes du point de vue rhétorique, malgré l’énorme différence entre leurs parcours.
En outre, ils partagent une vision manichéenne du monde, croyant détenir le monopole du bon sens moral tout en diabolisant leurs adversaires.
– Eux ont raison, les autres ont tort.
– Eux sont dans la vérité, les autres dans la fausseté.
– Eux représentent le bien, les autres le mal.
– Eux sont avec le peuple, les autres sont contre.
– Eux n’ont que des qualités, les autres que des défauts.
– Etc.
Cette dichotomie n’est évidemment pas réelle. Il s’agit d’un miroir déformant la réalité qui sert à faire accepter par l’auditoire (ou le lectorat) un discours déficient en raisonnement logique et rationnel.
Il en est de même pour l’utilisation excessive du pathos et de l’éthos tant prisés par les sociétés orientales dont l’Algérie fait partie. Les auteurs ou les orateurs s’adressent plus au cœur de ceux qui les suivent qu’à leur cerveau. Et même lorsqu’ils s’essayent au logos, leur argumentation est souvent bancale, défaillante ou fallacieuse.
À l’occasion d’une discussion sur la place de l’affect dans notre société, un ami me mentionna récemment un passage de Malek Bennabi :
« La pensée occidentale semble essentiellement graviter autour du pondéral, du quantitatif. […] La pensée musulmane quand elle est à son périgée, comme elle l’est actuellement, sombre dans le mysticisme, le vague, le flou, l’imprécision, le mimétisme, l’engouement pour la »chose » de l’Occident. » [11]
Cette analyse perspicace de Malek Bennabi reste toujours d’actualité en dépit des décennies écoulées depuis son énonciation. Et malgré la modernité et la diversité des moyens de communication, les tribuns actuels du Hirak continuent encore à jouer sur les cordes sensibles de la population, à savoir leur sensibilité et leur émotivité tout en restant vagues, flous et imprécis dans leur argumentation.
On aurait souhaité que le Hirak, avec sa jeunesse, son bouillonnement d’idées et son pacifisme, soit capable d’instaurer des règles pour un débat serein tout en imposant le respect des idées et des personnes.
Pour espérer vivre cela, il faudra assurément attendre un peu…
P.S. : Je remercie sir Zitout et M. Ali Bensaad de m’avoir donné l’opportunité d’enrichir mon cours de Communication avec cette analyse d’exemples concrets, d’actualité et de haute valeur pédagogique.
Références
[1] Youtube, « Zitout parle de Ahmed Bensaada », 27 août 2020, https://www.youtube.com/watch?v=bF_Kd3zq0GQ
[2] En arabe : excommunication
[3] Youtube, Live Zitout du 20 /08/2020, https://www.youtube.com/watch?v=7NJIPyNSTNU&t
[4] Youtube, Live Zitout du 22 /08/2020, https://www.youtube.com/watch?v=7Y1Hh1Bgr-A
[5] Must Share News, « 13 Controversies Of Lee Kuan Yew », The Must Share News Team, 10 mars 2015, https://mustsharenews.com/lee-kuan-yew-controversies/
[6] Ibid.
[7] Wikileaks, « Câble 05SINGAPORE2073_a », 6 juillet 2005, https://wikileaks.org/plusd/cables/05SINGAPORE2073_a.html
[8] Voir réf. 4, à 1h 04 min 40 s
[9] Calaméo, « Ali Bensaad accuse Ammar Belhimer », 8 septembre 2020, https://fr.calameo.com/read/000366846020c81fb02d3
[11] Malek Bennabi, « Le problème des idées dans le monde musulman », Éditions Al Bay’yinate, Alger, 1990, p. 12. La première édition date de 1970
Ahmed Bensaada
Universitaire