Par Charles Pierson (revue de presse : Counterpunch – 15/1/21)*
Le secrétaire d’Etat Mike Pompeo a mis fin à des mois de spéculation en annonçant le 10 janvier dernier que l’administration Trump avait placé les rebelles Houthis du Yémen (Ansar Allah) sur la liste des organisations terroristes étrangères (“Foreign Terrorist Organization”)
En désignant les Houthis comme terroristes, l’administration complique la vie des organisations humanitaires dans leur distribution à 24 millions de Yéménites (soit 80% de la population) de produits essentiels, tels que la nourriture, l’essence et les médicaments. La plupart des Yéménites qui ont besoin d’aide, dont 12 millions d’enfants, vivent dans les régions contrôlées par les Houthis. Les agences humanitaires, qui sont obligées de coordonner leurs activités avec les Houthis, craignent maintenant d’être sous le coup de sanctions légales.
L’Organisation des Nations Unies a qualifié le Yémen de « pire crise humanitaire dans le monde », et elle a raison. Une épidémie de choléra et celle de coronavirus sont venues s’ajouter aux maux causés par la guerre. Bien avant le soulèvement Houthi contre le gouvernement du président Abdrabbuh Mansur Hadi qui a débuté en 2014, le Yémen était déjà le pays le plus pauvre du Moyen-Orient. Six années de guerre ont intensifié les souffrances des Yéménites. Dix millions de Yéménites courent un ‘risque de famine’ selon le Human Right Watch. Le secrétaire général des Nations Unies Antonio Guterres a déclaré que « Le Yémen est en passe de connaître la pire famine que le monde ait jamais vue depuis des décennies ». Cela pourrait arriver dans les « mois à venir », déclarait en novembre David Beasley, le directeur exécutif du programme alimentaire mondial des Nations Unies
Peu de gens ose déclarer que le Yémen connaît déjà la famine à ce jour. C’est très étrange, vu les conditions dans lesquelles se trouve le pays. Au contraire, on nous dit tout le temps que le pays est « au bord de la famine », « sur le point de connaître la famine », que celle-ci est « imminente », que la population yéménite « va faire face à la famine » ou que la famine « menace le Yémen ».
Il y a une raison pour cela. L’ONU n’a pas encore officiellement déclaré que la famine existait au Yémen. Donc la situation au Yémen, même si elle est infernale, ne correspond pas à la définition de la famine selon le cadre intégré de classification de la sécurité alimentaire de l’IPC, l’échelle de sécurité alimentaire utilisée par l’ONU.
Cela dit, le professeur Shireen al-Adeimi de l’université du Michigan propose une meilleure explication. Il a tweeté : « L’état de famine n’a pas été déclaré au Yémen parce que l’ONU subit d’énormes pressions de la part de ses principaux donateurs, les Etats-Unis et l’Arabie Saoudite, qui causent eux-mêmes cette famine ».
On aurait dû y penser ! Qualifier la souffrance du Yémen de famine est problématique politiquement. Vous avez sûrement tous en mémoire la lâcheté de l’administration Clinton à qualifier de « génocide » les massacres du Rwanda en 1994 parce que cela aurait obligé les Etats-Unis à intervenir pour mettre un terme au carnage.
La famine au Yémen n’est pas un accident. Elle est voulue. Kamel Jendoubi, président du groupe d’experts sur le Yémen, a ainsi déclaré au Conseil de Sécurité en décembre que « les civils au Yémen ne meurent pas de faim ; ce sont les parties prenantes au conflit qui les affament ». [1]
Les Houthis sont à blâmer en partie car ils détournent et retardent la livraison des aides, procèdent à des extorsions avant de laisser passer ces dernières. Mais ce sont les Saoudiens qui sont responsables pour la plus grande part de cette famine. Elle est due aux campagnes de bombardements et au blocus aérien, maritime et terrestre imposé au pays depuis 2015, à l’exception de brèves interruptions.
Le Yémen importe 80% de sa nourriture. Les Saoudiens interceptent et détiennent certains bateaux d’aide pour une période allant jusqu’à 100 jours. D’autres navires ne reçoivent jamais l’autorisation d’accoster au Yémen. La coalition maintient que le blocus est nécessaire pour éviter l’armement des Houthis par l’Iran. Les délais causés par ce blocus maritime entraînent une flambée des prix des denrées alimentaires et des médicaments, les rendant inaccessibles à la majorité des Yéménites.
Les frappes aériennes saoudiennes et des EAU ont tué ou blessé 20 000 civils. De plus, la coalition cible délibérément les stations de traitement d’eau et les unités de production alimentaire. La moitié des hôpitaux et des cliniques au Yémen a été détruite ou obligée à fermer depuis le début des frappes militaires. La coalition bombarde aussi les grues utilisées dans les ports du pays, ce qui rend presque impossible le déchargement des denrées alimentaires et des médicaments.
Le rôle des Etats-Unis dans la création de cette famine au Yémen
Les Etats-Unis aident et soutiennent la famine intentionnelle imposée par la coalition. Ils offrent des renseignements à cette dernière, lui fournissent une assistance dans la localisation des cibles ainsi que la fourniture des pièces de rechange pour les avions. Le président Barack Obama a engagé les Etats-Unis dans cette guerre en 2015 afin d’apaiser les pays du Golfe qui s’opposaient au traité sur le nucléaire iranien. Le président Donald Trump, qui déteste tout ce qui a été entrepris par son prédécesseur, a maintenu avec enthousiasme la politique de ce dernier au Yémen en dépit de l’opposition du Congrès.
Lors d’une conférence de presse le 15 mars 2015, le secrétaire d’Etat Mike Pompeo versait des larmes de crocodiles sur l’état du Yémen. Il déclara ainsi que « quiconque se soucie réellement de la vie des Yéménites » soutiendra une victoire saoudienne. Deux jours avant, le Sénat avait approuvé une loi sur les pouvoirs de guerre qui mettait un terme à l’assistance américaine à la coalition menée par l’Arabie Saoudite.[2] Il a ajouté que “ la seule façon de soulager la souffrance du peuple yéménite n’est pas de prolonger la guerre en délaissant nos alliés mais en leur apportant le soutien nécessaire pour battre les rebelles soutenus par l’Iran et s’assurer d’une paix juste ».
Des conneries. Pompeo n’a que faire des Yéménites. Il ne conçoit la guerre au Yémen qu’à travers le prisme de son obsession iranienne. Comme l’Iran soutien les Houthis (bien que ce soutien n’ait rien à voir en taille avec celui apporté à l’Arabie Saoudite et aux EAU par les Etats-Unis), alors Pompeo soutient la coalition, peu importe le nombre d’innocents tués.
On a compris à quel point la vie des Yéménites comptait peu pour Trump et Pompéo lorsqu’en mars 2020 ils ont réduit l’aide au Yémen de dizaines de millions de dollars. Ils ont justifié cela en invoquant le détournement de l’aide par les Houthis. Et peu importe si les organisations humanitaires objectaient en expliquant que les conséquences étaient bien plus dramatiques que le détournement.
Même avant ces coupures, l’aide américaine au Yémen ne faisait pas le poids face aux sommes gargantuesques engrangées par les entreprises américaines au travers de ventes d’armes à la coalition, comme le contrat de ventes d’armes aux EAU par l’administration Trump pour un montant de 23 milliards de dollars.
Trump adore les ventes d’armes et c’est la raison principale du soutien apporté par son administration à la coalition. Il y a deux ans, le secrétaire d’Etat Mike Pompeo avait garanti de façon trompeuse que l’Arabie Saoudite et les EAU « prenaient les mesures nécessaires pour réduire tout risque pour les populations et infrastructures civiles » au Yémen. Le bureau des Affaires législative du département d’Etat, dirigé à l’époque par Charles Faulkner, an ancien lobbyiste pour Raytheon, avait prévenu Pompeo que s’il n’étayait pas ces dires cela mettrait en péril les ventes d’armes. La vérité est qu’il n’y a aucune preuve que la coalition ait quoi que ce soit à faire de pertes civiles.
La classification des Houthis comme organisation terroriste prend effet le 19 janvier prochain, la veille de l’investiture de Joe Biden. Ce dernier a déclaré pendant sa campagne qu’il cesserait toute aide à la coalition menée par l’Arabie Saoudite. Il devra donc signer un décret présidentiel à cet effet dès son inauguration, et aussi révoquer l’inscription des Houthis sur la liste des organisations terroristes étrangères. Le Congrès aura pour tâche de restaurer l’aide au Yémen. La fin de l’aide américaine ne sera pas suffisante pour arrêter les combats. L’administration Biden devra travailler avec l’ONU et les parties belligérantes pour trouver une solution politique et non militaire. Mettre un terme à la guerre sera le premier défi de taille de la nouvelle administration en terme de politique étrangère.
Notes.
[1] Le groupe d’experts sur le Yémen a recommandé au Conseil de Sécurité de l’ONU de renvoyer la situation au Yémen à la Cour pénale internationale.
[2] Le président Trump a opposé son veto à la résolution, et le sénat n’a pas été en mesure de passer outre.
Charles Pierson est un avocat et un membre du Pittsburgh Anti-Drone Warfare Coalition.
*Source : Counterpunch
Traduction et Synthèse : Z.E