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25 avril 2024

“L’UMA et la Ligue arabe sont finies”


A la une / International

Riadh Sidaoui, directeur du Centre arabe de recherches et d’analyses politiques et sociales (Caraps)

“L’UMA et la Ligue arabe sont finies”

© D. R.


Dans cet entretien, Riadh Sidaoui revient sur les crises qui secouent le monde arabe.  Il  y  évoque  également  l’impact  des  interférences  de  puissances étrangères sur la stabilité de la région.

Liberté :   Le forum de dialogue interlibyen a désigné  une autorité de transition.  Cela suffit-il pour mettre fin à la crise dans ce pays ? 
Riadh Sidaoui : Non, je ne le pense pas. En fait, la crise libyenne est d’ordre structurel. Certes, il y a une crise politique du gouvernement, mais, en Libye c’est encore plus grave, la crise touche l’État. La révolte de 2011 a détruit à la fois le régime, le gouvernement et l’État. Évidemment, les gouvernements tombent et changent sans aucun problème, mais l’État c’est très dangereux. Pourquoi ? Parce que l’État a le monopole de la violence légitime, comme le disait Max Weber. Autrement dit, il est impératif d’avoir une armée nationale qui a le monopole de la violence et une police nationale qui sécurise le pays. Or, cela n’existe pas en Libye. L’État n’existe que sur le tapis à l’ONU. En réalité, on a des micro-États. Concernant aussi la rencontre de Genève, j’ai plusieurs remarques à faire.

La première est que 75 délégués ont été choisis parmi des listes une à 39 voix. Soi-disant l’ONU s’est basée sur un acte démocratique. Or, c’est totalement faux, parce que la question qui se pose est qui a élu les 75 délégués ? Est-ce que ces derniers représentent vraiment le peuple libyen ? J’ai des doutes. Et dans ce genre de crise structurelle, la meilleure approche est celle du consensus. Il ne faut pas passer par des élections, mais les 75 délégués doivent trouver un consensus politique. Ce qui n’a pas fonctionné à Genève. Donc, le problème va persister. Les Libyens se sont rencontrés à Genève à maintes reprises, en Algérie, au Maroc et au Caire, mais ils n’arrivent pas à trouver une solution. Parce que le terrain leur échappe actuellement. Ce sont les forces militaires et les milices qui détiennent le pouvoir concret et non pas les politiques des rencontres internationales. Sur le terrain, l’armée nationale libyenne dirigée par le maréchal Khalifa Haftar, constituée des anciens officiers de l’armée de Kadhafi, est appuyée par Moscou. Et à l’Ouest, il n’y a pas une armée mais des milices qui, plusieurs fois, se sont entretuées, à Tripoli par exemple.

Dans un pays divisé comme la Libye, pensez-vous que toutes les forces en présence sur le terrain vont jouer le jeu ? 
Je pense qu’il y a une volonté de la part de l’Otan de partager la Libye. Et depuis longtemps. En 2011, Jean Daniel, le directeur du Nouvel Observateur, a indiqué dans une interview à la télévision française que la Libye se compose de trois États et on a commencé à parler de la partition de la Libye depuis 2011 chez les cercles de réflexion occidentaux. Et quand on regarde la carte actuelle de la Libye, il y a Al-Jofra, une ligne qui partage la Tripolitaine de la Cyrénaïque. Et nous savons bien aujourd’hui que les Américains, qui sont l’acteur majeur et invisible dans les affaires libyennes, ne veulent pas que l’armée nationale libyenne dirigée par le maréchal Khalifa Haftar entre à Tripoli, et c’est pour cette raison qu’ils ont envoyé les Turcs. Et de l’autre côté, les Américains ne veulent pas que le gouvernement de Fayez el-Sarraj à Tripoli franchisse cette ligne sur Al-Jofra qui va jusqu’à Benghazi. Pour que la partition de la Libye soit un fait accompli et que même la trêve concrétisera cette partition. Évidemment, il y a Fezzan au Sud qui est une région quasiment autonome. Certes, ces trois régions ont été évoquées à Genève officiellement, mais il y a un grand problème, parce qu’elles ne sont pas une partition du peuple libyen. Ce sont les forces coloniales à l’issue de la Seconde Guerre mondiale qui ont divisé la Libye et c’est dangereux qu’on en parle officiellement. D’ailleurs, d’autres pays arabes sont concernés par les plans de partition. Rappelons la déclaration du parton de la DGSE française, Bernard Bajolet, le 17 octobre 2015, qui a dit qu’il fallait rayer les cartes anciennes de la Syrie et de l’Irak, parce qu’il y a de nouvelles cartes qui se composent.

Est-il possible de réunir aujourd’hui les trois régions sous un même gouvernement ?   
Peut-être qu’ils vont vers une fédération, mais le problème est dans le partage des richesses. Le pétrole libyen est présent surtout à Fezzan et à l’Est, en Tripolitaine, il n’y en a pas. Ce qui a poussé Fayez al-Sarraj à lancer le dialogue avec l’Est, c’est que le pétrole est dominé par Haftar. La Libye exporte environ 1,5 million de barils par jour. Donc, cela constitue un grand enjeu entre ces trois régions. Je doute fort que l’Otan qui a créé cette situation chaotique en Libye, voulait vraiment trouver une solution pacifique et durable.

Il y a aussi le problème du retrait des puissances étrangères et des mercenaires qui se dresse en écueil devant le processus de normalisation.
Absolument, ils ne veulent pas se retirer parce qu’ils sont là à cause des alliances. Cela veut dire que l’armée nationale libyenne de Haftar a des conseillers russes, et les islamistes de Tripoli représentés par les Frères musulmans et à leur tête les conseillers militaires de Misrata ont besoin de la présence turque pour parer à la supériorité aérienne de Khalifa Haftar.
Et pour que toutes ces forces étrangères et mercenaires quittent la Libye, il faut une armée nationale unique et homogène. Mais cela est impossible actuellement, parce que comment va-t-on faire pour fusionner les ennemis d’hier dans une même armée ? C’est un vrai problème, car sur la carte, on voit bien que ces solutions magiques qui sont sur le papier n’ont aucun reflet sur le terrain. Elles ne sont pas praticables.

L’exemple tunisien est le seul à avoir réussi, mais, maintenant il connaît des difficultés. Pourquoi ?        
La révolution tunisienne était une révolution sociale et son premier slogan était “Travail, liberté et dignité nationale”. Ce sont les mouvements sociaux qui ont déclenché cette révolution, et les martyrs et les blessés de la révolution sont dans une écrasante majorité des chômeurs et des diplômés au chômage. Donc, c’est une révolution sociale.
On a remarqué que tous les gouvernements tunisiens depuis 2011 jusqu’à nos jours ont appliqué une politique du capitalisme sauvage, et appliquent à la lettre les directives du FMI. Cela veut dire la privatisation du secteur public et l’économie de marché. Cela veut dire aussi que si le pain est à 100 DT, l’État ne doit pas intervenir, car c’est la loi de l’offre et de la demande.
Et la Tunisie n’a trouvé les crédits à l’extérieur, qu’auprès du FMI qui a évidemment ses conditions : pas de crédits sans que la Tunisie s’implique dans sa politique néo-libérale. Or, nous savons que tous les États qui ont appliqué à la lettre les directives du FMI ont vécu des troubles sociaux. En Tunisie, tous les mois de novembre et de décembre, le peuple descend dans la rue après que la classe moyenne a perdu ses privilèges historiques, alors qu’on ne peut créer de démocratie sans passer par la classe moyenne. Et la classe défavorisée est encore dans un état très grave.
La Tunisie n’a pas été aidée, ni par l’Union européenne ni par les pays du Golfe. Mais, uniquement les 10 millions de dollars qui viennent du FMI mais qui sont très en deçà des besoins de l’économie.

L’impasse dans laquelle se trouve la Tunisie est-elle seulement d’ordre socioéconomique ? 
La Tunisie est dans une impasse parce que la Constitution de 2013 a choisi un système parlementaire, et nous savons bien que le système parlementaire a un défaut et une qualité. Sa qualité est qu’il incarne une rupture avec la dictature, mais son défaut est qu’il n’est pas stable. Dans le monde arabe, trois régimes parlementaires sont dans l’impasse. il s’agit des régimes irakien, libanais et tunisien. Le chef de l’État tunisien qui a été élu au deuxième tour par 72% n’a de pouvoir que sur la Défense et les Affaires étrangères, alors que le chef du gouvernement, qui n’a pas été élu par le peuple mais issu du parlement, a plus de 80% du pouvoir. Et ceci est une contradiction.
La Tunisie a connu 9 chefs de gouvernement depuis la révolution jusqu’à nos jours. Tous ces éléments ont déstabilisé la vie politique en Tunisie. La pandémie de la Covid-19 a aussi aggravé la situation de l’économie. Une économie fragile fondée sur le tourisme et qui a déjà reçu des coups mortels avec les attentats de Carthage et du Bardo. Donc, la crise socioéconomique va s’aggraver encore plus.

Le deal conclu par le Maroc avec les USA au sujet du Sahara occidental et de la Palestine aura-t-il des conséquences sur la construction de l’UMA ?
Je pense que l’UMA est finie, comme la Ligue arabe d’ailleurs qui s’est réunie plusieurs fois afin de bombarder un pays arabe, en 1991 l’Irak et en 2011 la Libye et de bombarder aussi la Syrie, et de donner la légitimité à l’Otan afin d’intervenir et de bombarder un pays, ce qui représente une haute trahison même à la charte de la Ligue arabe. La même chose pour l’UMA, qui est, à mon avis, bloquée.  Il y a des politiques totalement différentes. Kais Saïed, à titre d’exemple, est farouchement antinormalisation avec Israël. C’est la même chose avec Abdelmadjid Tebboune. Le Maroc, qui a choisi cette voie, s’est automatiquement éloigné de la Tunisie et de l’Algérie, par le biais de ce deal sur le dos du Sahara et de la cause palestinienne. Mais je ne vois aucun rapport entre le conflit du Sahara occidental et la cause palestinienne. Mais, apparemment Joe Biden est en train de gommer toutes les décisions prises par Trump, y compris l’accord sur le nucléaire iranien et le Yémen. Donc, je pense aujourd’hui qu’il n’y a que l’axe algéro-tunisien qui fonctionne, car les deux pays sont en total accord sur la question palestinienne ou sur la Libye. Ces relations qui sont excellentes pourront aller encore plus loin. Et pourquoi pas fonder une organisation ou unité.
Entretien réalisé par : AMAR RAFA

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