Dans l’histoire des essais nucléaires, l’année 1974 marque un moment charnière. Après huit ans d’expériences atomiques en plein air, l’armée s’apprête à faire le choix des essais souterrains, plus « propres » et surtout plus discrets. Pour cette ultime campagne « atmosphérique », le Centre des expérimentations du Pacifique (CEP) a prévu un programme « extrêmement serré », comme l’indique un document interne daté de novembre 1974. Cette année-là, « le difficile équilibre entre les impératifs de sécurité et les exigences du calendrier » a été « porté jusqu’à la limite de rupture », peut-on lire dans ce rapport de synthèse de 110 pages.
C’est dans ce contexte politique et scientifique que la France procède, le 17 juillet 1974, à son 41e essai atmosphérique depuis l’atoll nucléaire de Mururoa. Nom de code de la bombe : Centaure.
En s’appuyant sur des données météorologiques correspondant à la date du tir, des relevés scientifiques portant sur la taille du nuage ainsi que des archives militaires inédites, Disclose a modélisé la trajectoire suivie par le nuage radioactif, heure par heure. Pour la première fois, cette reconstitution démontre l’importance des retombées toxiques qui se sont abattues sur l’île de Tahiti et les 80 000 habitants de Papeete, capitale de la Polynésie française.
Vingt-quatre heures avant le test, les voyants météo sont au vert, selon les prévisions des militaires. D’après leurs calculs, les poussières de Centaure devraient s’orienter vers le nord, pour atteindre les atolls de Tureia et de Hao en 20 heures. De nouvelles simulations sont effectuées 12 heures avant le tir : le nuage prendra bel et bien la direction de Tureia et Hao. Mais, pour le commandement militaire, il n’y a pas lieu d’interrompre le déroulé des opérations. Les risques de contamination de la population seraient « suffisamment faibles » pour ne pas oblitérer l’expérience, assure une note préparatoire au tir.
À l’époque, l’atoll de Tureia est habité par une soixantaine de personnes et plusieurs centaines de soldats. Quant à l’atoll de Hao, il accueille une base militaire occupée en grande majorité par l’armée de l’air. En clair, plusieurs milliers de personnes pourraient se trouver directement dans l’axe du nuage. Qu’importe : l’amiral Claverie, patron de la Direction centrale des essais nucléaires (Dircen), donne l’autorisation de tirer.
Comme prévu, Centaure explose, formant un immense champignon atomique quelques minutes après. Problème : il n’atteint pas l’altitude espérée par les scientifiques. Au lieu des 8 000 mètres initialement prévus, il culmine à 5 200 mètres. À cette hauteur, les vents ne poussent pas la tête du nuage vers le nord, mais vers l’ouest. Autrement dit, en direction de l’île de Tahiti, située quasiment en ligne droite.
Une heure après l’explosion, les retombées atteignent Tematangi, le poste météorologique le plus proche de Mururoa, la zone de tir. Elles traversent ensuite l’île habitée de Nukutepipi, surnommée « l’île des milliardaires », puis survolent Anuanuraro, Anuanurunga et Hereheretue. Les poussières radioactives frappent Tahiti le 19 janvier 1974, à 20 heures.
Entre le tir et l’arrivée du nuage à Tahiti, plus de 42 heures se sont écoulées, sans que les Tahitiens ne soient alertés de la pollution nucléaire en cours de déplacement. Malgré la gravité des faits, les autorités, en connaissance de cause, n’ont pas confiné. Pas plus qu’elles n’ont interdit l’ingestion de denrées qu’elles savaient empoisonnées.
À l’aide des documents militaires déclassifiés par la France, Disclose a réévalué les doses de radioactivité reçues par la population à la suite de Centaure. Notre reconstitution montre que la totalité des habitants de Tahiti et des îles alentour, les îles Sous-le-Vent, a été exposée à une dose supérieure à 1 millisievert (mSv), le niveau requis pour être reconnu, aujourd’hui, comme victime par le Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires (Civen). Ce seraient donc 110 000 personnes qui pourraient demander réparation à l’État dans le cas où elles auraient contracté l’une des 23 maladies radio-induites reconnues comme une conséquence des essais.
Pour parvenir à cette estimation, nous avons exploité les données recueillies par le Service mixte de sécurité radiologique (SMSR) à l’époque du tir. Les mêmes qui ont servi au Commissariat à l’énergie atomique (CEA) pour ses réévaluations de doses publiées dans une étude de 2006, la référence en la matière. Mais d’après notre expertise, les estimations du CEA concernant les dépôts au sol ont été sous-estimées de plus de 40 %.
Cet écart considérable s’explique par trois erreurs majeures, comme le révèle une lecture attentive du protocole suivi par le CEA il y a 15 ans.
D’abord, pour calculer la dose efficace – la radioactivité reçue sur tout le corps des habitants de Tahiti, le Commissariat n’a retenu que les dépôts enregistrés le premier jour des retombées. Or, des dépôts ont également été enregistrés pendant les trois jours suivants. Résultat : au lieu des 3,4 millions de becquerels par mètre carré enregistrés à l’époque de l’accident, le CEA retient une valeur inférieure de 36 %.
Ensuite, pour évaluer l’exposition sur toute l’île, les scientifiques du CEA se sont appuyés sur les mesures enregistrées à la base militaire de Mahina sans prendre en compte des valeurs plus élevées enregistrées à d’autres endroits de l’île, comme le révèle cette carte d’époque.
Pour appuyer sa reconstruction, le CEA reproduit la fameuse carte dans son rapport de 2006, en omettant d’y faire figurer certains relevés clés, comme la valeur enregistrée à Teahupoo, la plus élevée, ou à Taravao, une zone fortement contaminée elle aussi. Mais l’erreur la plus flagrante concerne Papeete, où les valeurs de référence ont été revues à la baisse sans la moindre explication.
Nous avons appliqué les corrections nécessaires à l’étude du CEA : notre reconstruction de la dose reçue par les habitants de Papeete est deux fois supérieure à l’estimation officielle. À Hitiaa, une commune durement frappée, la dose reçue à la thyroïde par les enfants de moins de 2 ans pourrait, toujours selon nos calculs, être supérieure à 50 mSv, contre 49 mSv dans les estimations actuelles. Elle justifierait aujourd’hui la prise préventive d’iode. Un adulte, résident de Teahupo’o, au sud de Papeete, aurait quant à lui reçu une dose efficace de 9,40 mSv. Soit plus du double des estimations du Commissariat à l’énergie atomique.
En septembre 2020, Disclose a rencontré, à Tahiti, l’une des victimes de l’essai Centaure. Valérie Voisin, âgée de 11 ans à l’époque, ne se souvient pas bien de cet été 1974, lorsque son île a été traversée par le nuage toxique. En revanche, cette mère de trois enfants se remémore parfaitement le kyste apparu à son sein gauche peu de temps après. Celui-là même qui lui a été retiré après le dépistage d’un cancer, en 2008.
De la maladie, cette femme de 58 ans garde des séquelles irrémédiables : la perte de toutes ses dents, la dégénérescence de sa colonne vertébrale et une faiblesse dans la hanche qui la handicape toujours. « Mon médecin m’a dit que j’avais le squelette d’une dame de 90 ans », témoigne Valérie Voisin, qui vivait alors à Papara, à quelques kilomètres de Papeete. Aujourd’hui, elle aimerait que ses cinq nièces se fassent dépister mais elles refusent. « Elles ont peur de ce que les médecins pourraient trouver », déplore-t-elle.
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