Il y a peu d’exemples aussi frappants du rôle du langage dans la déformation d’une réalité que celle de l’entreprise d’apartheid de l’Etat colonialiste d’Israël, pardon, du « conflit israélo-palestinien ». Que s’est-il passé ces dix derniers jours au Proche-Orient ? Un quartier de Jérusalem est en train d’être vidé de ses habitants palestiniens au profit de colons israéliens, énième épisode d’un État colonial dirigé en ce moment par un gouvernement d’extrême-droite. Les protestations des Palestiniens ont été violemment réprimées par la police israélienne. En représailles, des roquettes ont été tirées depuis la bande de Gaza, cette prison à ciel ouvert coupée du monde par un blocus israélien depuis plus de dix ans, et où la situation des habitants est devenue, aux dires de l’ONU, « invivable ». L’armée israélienne a répliqué par des bombardements, pardon, des « frappes » (plus précises, ciblées et plus « pro »).
Cet épisode d’une guerre coloniale que beaucoup d’entre nous ont toujours connu n’est pourtant pas décrit en ces termes. A lire la presse cette semaine, il y aurait à Jérusalem « des affrontements », des « heurts », une « escalade de la violence » entre deux peuples ennemis. Qu’importe qu’il y ait d’un côté des manifestants et de l’autre la police armée, d’un côté la bande de Gaza et de l’autre une puissance nucléaire. A entendre nos médias, on est dans une guerre à armes égales, voire avec un côté plus légitime que d’autre… Exemples : « International : pluie mortelle de roquettes sur Tel-Aviv, frappes musclées d’Israël sur Gaza », titrent Challenges, la Provence ou Nice Matin, reprenant une dépêche AFP. La mort d’un côté, les muscles de l’autre : la sacro-sainte « neutralité journalistique » en pleine action. Et sur France Info, on pouvait entendre que « l’aviation a mené des raids à Gaza et les groupes armés palestiniens bombardent Israël ». Vous avez dit « journalisme militant » ?
Par le miracle des mots, la répression menée par un Etat colonialiste ayant instauré un régime d’Apartheid devient la réaction légitime et courageuse (« musclée ») d’un pays exposé à la barbarie de terroristes assoiffés de sang.
Hélas, le traitement médiatique de ce qu’il se passe en Israël et Palestine n’est qu’une illustration de plus de la faculté de notre classe dominante à déformer la réalité vue et vécue à son profit, en invisibilisant sa domination illégitime et en inversant la responsabilité de ses actions. Petit guide des procédés les plus répandus en la matière :
1 – L’égalisation : il s’agit de décrire une situation de domination sous la forme d’une égalité de position et de responsabilité.
On préfère parler de « conflit israélo-palestinien », c’est-à-dire d’une guerre entre deux pays, plutôt que de répression coloniale israélienne ou de résistance palestinienne. La domination coloniale disparaît du même coup.
Dans un tout autre domaine, celui du travail, le terme de « partenaires sociaux » s’est imposé pour décrire les syndicats qui représentent les salariés et le patronat : non seulement l’expression masque tout lien de domination entre les deux, mais elle invente en plus un « partenariat ». Pourtant, le système capitaliste est basé, qu’on le veuille ou non, sur la division entre le capital et le travail et sur le fait que les possédants prospèrent sur le travail des autres. Ils ont intérêt à ce qu’ils soient le moins possible rémunérés, tandis que ceux qui travaillent ont intérêt à une rémunération du capital (les dividendes) la plus basse possible. Nulle partenariat et nulle égalité : un contrat de travail implique nécessairement un lien de subordination. C’est ce lien de subordination que l’expression « collaborateur », en lieu et place de « salarié », est venue nier. L’objectif n’est pas, pour celles et ceux qui l’ont diffusé, de prôner une « collaboration » qui ne peut exister pour des raisons intrinsèques au capitalisme, mais de neutraliser les velléités de résistances qui passent par la reconnaissance de l’asymétrie de positions et d’intérêts divergents. Le « dialogue social » entre « partenaires sociaux » est l’inverse du rapport de force entre salarié et patron, et ces évolutions langagières ont bien pour objectif d’annihiler l’idée même de résistance.
2 – L’inversion : il s’agit de transformer le dominant en victime et le dominé (ou l’exploité, opprimé, etc) en bourreau.
Ce procédé a été utilisé contre tous les mouvements de résistance de notre histoire. Nelson Mandela et son parti anti-apartheid, l’ANC, sont désormais montrés comme exemple de ténacité et de courage, mais lorsqu’ils combattaient, ils étaient décrits comme des terroristes par les gouvernements etats-uniens et britanniques jusqu’aux années 2000. Au Proche-Orient, le fait que le mouvement palestinien Hamas soit décrit comme terroriste suffit à disqualifier l’ensemble de la résistance palestinienne. Les roquettes envoyées sur les villes Israélienne, même si elles font toujours beaucoup moins de victimes que les bombardements de l’aviation israélienne, sont traitées avec beaucoup plus de sévérité. Ainsi, une puissance coloniale parvient à passer pour la victime du terrorisme émanant d’un territoire occupé et harcelé. L’inversion existe dans le débat public dans un tout autre domaine, celui des violences sexuelles et sexistes. Par un miracle de propagande et alors que 80% des victimes de violences sexuelles sont des femmes, la société française souffrirait considérablement du féminisme ou de “la haine contre les hommes”. Bref, on ne peut plus rien dire, on ne peut plus rien faire, et les bourgeois accusés de viols sont forcément victimes d’un complot ou de leur époque. De Dominique Strauss-Kahn à Pierre Ménès, en passant par Juan Branco, le premier réflexe, lorsque ces affaires éclatent, est d’accuser les réseaux sociaux, la « bienpensance » et le caractère malfaisant des victimes.
3 – La diabolisation et la déshumanisation : ces procédés relativement classiques en temps de répression consistent à attribuer des caractéristiques négatives aux résistants ou victimes et de leur retirer leur humanité dans le portrait que l’on fait d’eux.
Cette déshumanisation, c’est parler « d’Arabe » au lieu de « Palestiniens », ce qu’utilise à outrance les autorités israéliennes, comme l’explique Xavier Guignard sur le réseau social twitter : « Les autorités israéliennes et sa large population parlent « d’Arabes », pour leur nier tout caractère national. L’Arabe, l’indigne, c’est l’autre ».
L’appellation de « terroristes » joue évidemment ce rôle, et tout journaliste digne de ce nom devrait toujours se poser la question de son emploi à chacun de ces moments. Dans notre histoire sociale, la classe ouvrière a fait et continue de faire l’objet de descriptions négatives, de la part des écrivains et des journalistes. « Jojo le gilet jaune », l’ouvrier alcoolique, le banlieusard dangereux… A l’opposé, les dominants ont toujours droit à des descriptions qui mettent en avant leur humanité, leurs passions, leurs joies et leurs peines. Les grands patrons ont le droit à leurs portraits dans le magazine du Monde, décrits comme des personnages remplis de contradictions, complexes… Et les salariés qu’ils licencient ne sont que des numéros, des « ressources humaines » à gérer ou optimiser.
4 – La complexification : procédé consistant à empêcher toute grille de lecture de la réalité et toute perception des rapports de domination au profit d’une affirmation du caractère « complexe » des choses, c’est-à-dire de l’impossibilité de dire quelque chose de clair et d’utile sur la société.
Notre monde serait « de plus en plus complexe » car « tout va de plus en plus vite » et il serait devenu trop « manichéen » de décrire la société sous l’angle des rapports de domination. « Tout n’est pas tout noir ou tout blanc », n’est-ce pas ? Ce discours est très répandu dans la classe médiatique et « intellectuelle » quand il s’agit, par exemple, de parler de lutte des classes : elle n’existerait plus, car il y aurait tout plein de groupes différents, pas de cohésion et une économie mondialisée. Comme si le monde d’avant était plus simple, comme si le capitalisme n’avait pas toujours été mondialisé, comme si les classes sociales avaient déjà été homogènes et parfaitement conscientes d’elles-mêmes. L’analyse en termes de lutte des classes a toujours été une façon de ramasser la réalité au sein de catégories forcément perfectibles, mais utiles pour comprendre le monde qui nous entourent – et le transformer. Le refus d’une grille de lecture de la société est une façon pour la classe dominante d’empêcher la lecture de son pouvoir et de ses mécanismes de domination. Le « conflit israélien » n’est « très complexe » que si l’on s’interdit de voir qu’Israël met en place un régime d’Apartheid qui passe par l’infériorisation et l’assassinat à petit feu de tout un peuple. La complexité a donc bon dos, car si « tout est complexe », alors autant laisser tomber et confier l’analyse de la société aux experts, aux journalistes et aux intellectuels, et surtout, ne rien remettre en question.
5 – L’abstraction : procédé qui vise à noyer la responsabilité des dominants au sein de processus flous et grandiloquents où la volonté humaine n’a plus sa place.
La guerre au Proche-Orient, c’est de « la folie humaine » en acte ! La « haine de l’autre », « l’escalade de la violence », au lieu de parler de « violence coloniale »… Bref, autant de choses grandes et terribles dont le gouvernement de Netanyahou n’est qu’un jouet comme d’autres. La « mondialisation » a été quant à elle le concept fourre-tout qui joue ce rôle pour expliquer et justifier l’inéluctabilité des politiques néolibérales en France ces trente dernières années, logique dont nos dirigeants et notre patronat n’ont été que les suiveurs impuissants. Comme si la mondialisation était un processus récent et comme si ses dernières moutures – via des traités de libre-échange – n’avaient pas été conçus, voulus et appliqués par des êtres de chairs et d’os. Il en va de même de « la finance » ou des « marchés financiers », ou encore « l’argent-roi » : ces entités abstraites et désincarnées ont eu bon dos pour cacher le visage de la grande bourgeoisie. Car celui qui a du patrimoine financier ce n’est ni un dieu tout puissant, ni tout le monde : c’est la classe bourgeoise, point. Le terme de « néolibéralisme » est particulièrement commode pour éviter de parler du système qui assoit son pouvoir, c’est-à-dire le capitalisme, et dont le néolibéralisme n’est qu’une série de politiques menées, sa prolongation dans toutes les sphères de la vie, et pas un rouleau compresseur contre lequel on ne pourrait rien faire. Vous l’aurez compris : sans capitalisme, pas de néolibéralisme.
Ces cinq techniques de négation des rapports de domination sont à l’œuvre pour justifier l’épisode actuelle de répression de la résistance palestinienne par le régime d’apartheid israélien, mais elles le sont aussi pour justifier le patriarcat, la domination bourgeoise, l’exploitation au travail ou le racisme structurel en France. Pour ne pas rester prisonnier de ces procédés, il faut les connaître et appliquer une vigilance constante des discours que nous tenons et qui nous sont diffusés. Et utiliser nos propres mots, ceux qui décrivent la réalité telle qu’elle est : traversée par des rapports de domination que l’on peut renverser et détruire.
Nicolas Framont