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29 mars 2024

La Nouvelle-Calédonie et sa matière première


Le dernier referendum prévu par les accords de Nouméa aura lieu le 12 décembre prochain. Un nouveau Haut-Commissaire, le représentant de l’Etat français, Patrice Faure vient de prendre ses fonctions en Nouvelle-Calédonie. Où arrive-t-il ? D’abord dans une société de marchands.

 

La Nouvelle-Calédonie n’est pas une société marchande. C’est une société de marchands. Le commerçant y est roi. Le profit incomparable. La différence est notable. Une société marchande suppose la concurrence et la prohibition de l’entente. Une société de marchands, à l’inverse, n’exclut pas le monopole, bien au contraire. Elle est d’abord une société de consommation et de marchés captifs. Elle est, aussi, une société d’origine coloniale. Sartre l’avait bien vu qui, dans Situations V, soulignait que le colon est d’abord est surtout un « acheteur artificiel ». « La contrepartie de cet impérialisme colonial, écrit-il, c’est qu’il faut créer un pouvoir d’achat aux colonies. Et, bien entendu, ce sont les colons qui vont bénéficier de tous les avantages et qu’on va transformer en acheteurs éventuels. Le colon est d’abord un acheteur artificiel, créé de toutes pièces au-delà des mers par un capitalisme qui cherche de nouveaux marchés. » A l’opposé, ou plutôt aux antipodes, la « Métropole » est une société marchande qui trouve des dérivés, et des dérivations (des déviations ?) dans ses Outre-Mer. A cet égard, la Nouvelle-Calédonie est aujourd’hui la capitale des « Paysans Bretons », une marque française de produits laitiers qui inonde le marché local. Au pays de la consommation, la « Métropole » jouit d’un inégalable privilège. C’est de là que tout vient (ou va et vient).

Il y a comme une division du travail social. Les exclus de la consommation sont censés parfaitement se débrouiller grâce à une économie domestique de subsistance. Ils n’ont besoin de rien. Surtout, ils n’ont besoin de rien de plus. Ni de rien de trop. C’est, en tout cas, ce qui se dit. L’indexation des salaires des fonctionnaires (et des autres) a nourri des commerçants affamés. Entre 30 000 et 35 000 personnes travaillent dans la fonction publique. L’empereur local, le vendeur de voitures, quand ce n’est pas le promoteur immobilier ou le patron de « grande surface », ressemble à Picsou : il a des francs -pacifique qui brillent dans les yeux. Les « métros » roulent en Porsche Cayenne quand ils ne pourraient s’offrir qu’une Twingo au prix plancher dans l’Hexagone. Là réside le principal intérêt de « l’expatriation ». Motus et bouche cousue… En Nouvelle Calédonie, je est ainsi un autre. Cela est vrai, aussi, des Calédoniens pour lesquels, sur le plan automobile, le pickup est un must absolu, un rêve australo-américain. Sur ce terrain, il n’y a pas de ligne de couleur : les petits conduisent de petites voitures basses, les grands de grosses voitures hautes.  Je est un autre soit, mais qui ? Le véhicule terrestre est le jardin d’enfants de la virilité. Il y a mieux : le bateau. Plus il long et gros, plus le fun est important. Deux étages au-dessus de l’eau, on voit l’horizon plus amplement. Quand il n’y a que des signes extérieurs, il n’y a pas de richesse. Il n’y a que de l’argent car tout est monétisé. La culture est sacrifiée.

Nouvelle Calédonie 1ère diffuse une émission quotidienne, « Plein Cadre ». On y présente des champions calédoniens. La chevalière de la confrérie de l’omelette géante, l’organisateur de courses de dérapage contrôlé sont ainsi invités à parler de leur activité. A la radio, une adjointe municipale à la culture évoque son parcours. Elle a ouvert de multiples boutiques (téléphonie, vêtements), s’est investie dans l’élection de Miss Nouvelle-Calédonie, s’est fait la main dans l’évènementiel et s’affirme par conséquent tout à fait qualifiée dans le domaine de la culture. A la Fnac de Nouméa, un rayon entier est consacré à l’automobile. La publicité Nescafé transforme le surimi de café en « vrai goût calédonien ». Il existe encore un Salon de « la » femme. Certains artistes calédoniens contemporains n’exposent jamais en Nouvelle-Calédonie : ils ont eu le tort de partir. Nathalie Muchamad, Alexandre Erre ou Jules Galais. Nicolas Molé habite sur place. Il n’y a pas d’exposition de son travail actuellement. Quand Bernard Hayot a créé la Fondation Clément à la Martinique, qui accueillera prochainement une exposition d’art kanak, il n’existe rien de tel en Nouvelle-Calédonie. Aucune grosse fortune n’investit son temps et/ou son argent dans l’art visuel. La Province Sud avec la station de radio RRB propose, en 2020, d’apposer l’autocollant « Radio Stop, Province Sud, Province sûre » sur sa voiture. « A partir de demain, on arrête les voitures avec des autocollants « Radio Stop RRB / Province Sud Province Sûre ! », et on vous fait gagner jusqu’à 200 000 CFP ! » En Nouvelle-Calédonie, il faut gagner. Pour la culture, il n’y a pas d’argent.

Historiquement, le pays est le produit exclusif de l’Etat français, comme une espèce d’appellation d’origine contrôlée : un tom (territoire d’outre-mer) ou une com (collectivité d’outre-mer). Les terres ont été attribuées aux colons par l’Etat après que ses forces ont exproprié et expulsé les autochtones des terres sur lesquelles, immémorialement, ils vivaient. C’est une politique de « mise en valeur » agricole. La concentration de propriété a été encouragée. Aujourd’hui, la défiscalisation règne. « La Nouvelle-Calédonie est-elle un eldorado pour réduire ses impôts ? » Le cadre fiscal y est « hautement attractif » (sic). Les plafonds des « niches fiscales » (sic) y sont plus élevés qu’en France hexagonale : presque doublés. Le contribuable français hexagonal finance actuellement les vaccins calédoniens anti-covid, lesquels ont peu de succès.  Les Calédoniens, quant à eux, investissent ailleurs que chez eux. Leurs visées sont, comme il se doit, mercantiles et financières. En Nouvelle-Calédonie les plus riches gagnent 7,9 fois ce que gagnent les plus pauvres. En France hexagonale, le rapport est de 3,6. A la veille du 21ème siècle, un employé calédonien au salaire minimum devait travailler 269 heures pour gagner ce que son homologue hexagonal gagnait en…169 heures, autrement dit pour 100 heures de moins.

J’aime beaucoup, en l’espèce, le style de Sartre. Même s’il est suranné. Notablement lorsqu’il fait observer que, dans la colonie, ou, aujourd’hui, dans la colonialité, la République (une et indivisible) « ruine les cadres et les essors de la collectivité » autochtone mais « maintient des roitelets qui ne tiennent le pouvoir que d’elle et qui gouvernent pour elle ». Elle fait aussi naître « la solitude de l’individualisme libéral ». « Admettons, dit le philosophe, que la Métropole propose une réforme ». Soit « la réforme tourne automatiquement à l’avantage du colon et du colon seul » ; soit « on la dénature de manière à la rendre inefficace » ; soit « on la laisse en sommeil avec la complicité de l’administration ». Le Congrès de Nouvelle-Calédonie, né de l’accord de Nouméa du 5 mai 1998, a adopté une loi anti-trust, en…2013… Qu’en est-il du contrôle ? Le code du commerce est-il lui-même respecté ? Jusqu’en 1969, c’est un établissement bancaire privé, la Banque de l’Indochine, qui avait le privilège de l’émission du papier monnaie. C’est à cette époque que de nouvelles banques s’établirent : BNP, Société Générale, Paribas, Crédit Lyonnais… Par ailleurs, aujourd’hui, les prix sont de 30 à 70% plus élevés que dans la région parisienne. Apparemment, la Nouvelle Calédonie est la seule région du monde à importer des produits venant des lointains tant on y argue des frais de transport. Les produits locaux sont toutefois soumis aux mêmes tarifications.

Ne parlons plus de « colons », c’est passé de mode et d’âge. Parlons plutôt d’Européens, de non Européens autochtones. Admettons, pour parodier Sartre, qu’on consente à ces derniers des langues et une culture. Sur le site du gouvernement de la Nouvelle-Calédonie, l’Académie des langues kanak est présentée ainsi : « L’ALK est une jeune structure qui a pour mission de « fixer les règles d’usage et de concourir à la promotion et au développement de l’ensemble des langues et dialectes kanak ». » Une « jeune structure » avant laquelle cette promotion et ce développement n’existaient pas. Dans l’équipe de direction, le responsable scientifique et linguistique n’est locuteur d’aucune langue kanak. Il n’est pas non plus linguiste. Serait-ce nécessaire ? Bien sûr, il est européen. Imagine-t-on l’inverse ? Un responsable scientifique et linguistique du français qui ne le parlerait pas? Il est clair qu’il n’y a pas, par effet de structure, de réciprocité. Pourquoi dit-on « le temps des colonies » ? Quel est exactement ce temps ? Je suis d’accord avec le diagnostic de Sartre. Car « l’échec » des « réformes » est un symptôme. Vous allez voir un médecin, ou un pharmacien, ou un notaire, ou un avocat, c’est un Européen. Vous vous demandez pourquoi dans un pays qui vante son métissage, sa mixité, sa « fluidité » ethnique. Et sa politique de « rééquilibrage ».  Il y avait donc, logiquement, un déséquilibre. Lequel ? Il était économique et social, géographique et culturel. L’accès des enfants kanak à l’école primaire date des années 50, au collège des années 70. A la fin des années 70, ils ne sont que 10% à obtenir le baccalauréat.

Les calédonismes langagiers montrent ce qu’on prise, sur le « Caillou » (qui désigne la « Grande Terre » mais aussi le minerai brut). Les représentants des grandes fortunes locales sont ainsi nommés « petits mineurs ». Pour parler de chance, on employait l’expression « coup de mine » (on dit aussi « coup de pêche, coup de chasse, coup de fête). Actuellement, un salarié du privé sur quatre travaille dans le nickel. Soit 16 000 (sur 65 000) qui gagnent 30% de plus.  En Nouvelle-Calédonie, ce n’est pas l’Eglise qui est un Etat dans l’Etat, c’est la mine, sa propriété, ses propriétaires, son culte de l’argent facile. « Sur » mine, on n’échappe pas, néanmoins, aux coups de grisou : en 2007, l’exploitation du nickel représentait 18% du PIB mais 3% en 2015. Un écrivain dont l’histoire de la littérature n’a pas retenu le nom, Georges Baudoux (1870-1949), fut présenté ainsi par un contemporain : « un stockman enrichi dans les mines, nommé Baldox, qui se prenait pour Chateaubriand parce qu’il écrivait des histoires canaques ». Le mythe calédonien est celui du self made man. Car les mêmes causes produisent les mêmes effets. Est-ce un hasard que ce soit aux lendemains du « boum du nickel » (1970) qu’on entende, sur le dit Caillou, parler culture ? En 1974, Jean-Marie Tjibaou, dans son dossier de préparation de Calédonia 2000, parlait dialogue, saveur et  coloration. « La motivation profonde de ce festival est la foi en la possiblité d’instaurer un dialogue plus profond et plus suivi entre la culture européenne et la culture autochtone. En effet, la coloration et la saveur du Caillou ne peuvent être données que par l’acceptation et une certaine assimilation de la culture originelle du pays. » Le même parlera, en 1979, de « soit-disant « petits mineurs » ». Modélisation autonymique. Boucles réflexives. Non-coïncidence du dire.

Au sein d’un monolinguisme exacerbé, après l’abrogation, en 1984, de l’interdiction de l’usage d’une langue kanak à l’école et dans les publications, des langues vernaculaires font, depuis vingt ans, l’objet d’un enseignement. Marginal : en 2015, 3365 élèves du secondaire, tous locuteurs, en bénéficiaient. Aucun responsable politique européen, en Nouvelle-Calédonie, ne prononce le moindre mot d’une de ces langues vernaculaires, à aucun moment. Le « Haussaire » (Haut-Commissaire) non plus. Tout se passe, à la française, comme si les langues parlées étaient « de réserve », voire « à statut coutumier ».  En 2019, parmi la population de plus de 15 ans, 118 187 personnes (sur 210 980) n’ont aucune connaissance d’aucune langue kanak quand 92 794 parlent ou comprennent une langue vernaculaire. A l’inverse, le français est-il enseigné comme langue seconde ou comme langue première ? L’ »homogène » prévaut même si, comme à Ouvéa, 42 individus de plus de 15 ans n’ont aucune connaissance d’une langue vernaculaire pour 2503 qui en comprennent ou en pratiquent une. Le drehu (Lifou) est celle qui a le plus de locuteurs (près de 16 000 en 2014). Le site de l’ISEE (Institut de la statistique et des études économiques de Nouvelle Calédonie) contient un lexique. « réserves autochtones » : « concept spécifique à la Nouvelle-Calédonie. Terres indigènes, officiellement inaliénables, délimitées par l’autorité coloniale et sur lesquelles les groupes autochtones furent fixés au fur et à mesure de l’extension de la colonisation terrienne européenne. La réserve, qui peut être occupée par une ou plusieurs tribus », est administrée par les structures coutumières de la tribu. » Les réserves n’ont pas disparu avec l’abolition de l’indigénat, en 1946. On dit encore, en Nouvelle-Calédonie, et en français, aller « en tribu », « parler en langue », vivre en « Brousse ». Parfois, on entend aussi « avoir fait l’Afrique » ou « venir d’Algérie ».

Sartre fait de l’Européen et de l’autochtone (ancien indigène) des sujets « fabriqués ». Le premier est, pour lui, double et contradictoire. Il est en effet attaché politiquement à la France, mais pour ainsi dire détaché ou relâché économiquement car il n’a aucun intérêt personnel à quelque loi commune que ce soit. En d’autres termes, il cultive un engagement sécessionniste. On peut être ainsi séparatiste et hyperpatriote. Oui aux forces de défense et de sécurité, non aux lois sociales. Les premiers logements sociaux, les « cités mélanésiennes », datent de 1956. Les lois sur un régime d’aide à la dépendance et sur l’obligation d’emploi des travailleurs handicapés datent de janvier 2009. Les femmes ont dû attendre le 29 septembre 2000 pour voir l’avortement légalisé. En Nouvelle-Calédonie, les hommes sont « fabriqués » violents. Les violences physiques faites aux femmes sont extrêmement fréquentes : une femme sur cinq en a été victime en 2017. En 2018, 1223 plaintes ont été déposées, pour 290 000 habitants, soit autant que dans le département des Yvelines qui compte 1,7 million d’habitants. C’est la Grande Cause 2019-2024. Une loi sur l’égalité professionnelle hommes-femmes est en cours.

« T’as plus peur, c’est plus facile pour t’exprimer. » En 2015, l’Agence de santé comptabilisait 59% d’adultes consommateurs réguliers d’alcool dont 12% d’addictifs. Le taux d’interpellation pour ivresse sur la voie publique est cinquante fois supérieur à la moyenne hexagonale. 80% des délits, 91% des morts sur la route, 80% des femmes battues, 81% des cambriolages et 80% des interpellations de mineurs pour faits de délinquance sont corrélés à cette surconsommation, plus intensive encore dans les îles Loyauté. Saint Louis, aux portes de Nouméa, est un abcès de fixation, comme les quartiers nord de Marseille ou la Seine Saint Denis pour Paris, associés aux délits et autres actes de violence. On y tente actuellement « chantiers d’insertion », « lutte contre l’exclusion », « accompagnement à la scolarité ». C’est à se demander si une certaine jeunesse calédonienne n’est pas politiquement vécue, par un étrange renversement, comme « immigrée ». Et si la population kanak n’est pas imaginée, dans certains milieux, comme un « obstacle » au développement. Les stratégies de résistance passive s’observent ici comme ailleurs : la vie familiale l’emporte sur l’existence sociale à proportion du fossé entre l’une et l’autre. Une défection de dernière minute est à inscrire dans les rapports de force qui font le quotidien des Calédoniens.

Une violence sourde court à travers toutes les strates d’une terre qui n’est ni de parole, ni de partage mais de toxicité et d’intoxication (alcool, cannabis, kava). Le silence est censé maintenir ce qui est tout au plus une coexistence pacifique. Tout désaccord est tu. Les échanges s’effectuent dans des poches résiduelles. Rien ne se dit directement. En Nouvelle-Calédonie, il faut se taire. L’historien Louis-José Barbançon a parlé de « pays du non-dit ». C’est faible. Il y a la langue de bois, qui est une façon de ne pas parler (« le territoire », « les quartiers sud », « le rééquilibrage », la « décolonisation »…), le déni récurrent (« La Nouvelle-Calédonie n’a jamais été une colonie »). La dénégation reste un grand classique. Le refus de discuter est la règle, l’échange direct l’exception. Surtout lorsqu’il s’agit de politique plutôt que chasse, pêche ou tradition. Et personne n’est autorisé à le dire… Ce qu’on pense, il faut le garder par devers soi. C’est ce bruyant silence qui est la première matière première du pays.

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