Ce devait être, pour Nicolas Sarkozy, le Graal tant attendu. La preuve d’une machination judiciaire ourdie contre lui depuis des années par une justice et une police françaises sans foi ni loi.
Ainsi, l’intermédiaire Ziad Takieddine, l’un des principaux accusateurs de l’affaire des financements libyens, avait « avoué » à l’automne dernier dans les colonnes de Paris Match et à l’antenne de BFMTV avoir accusé à tort Nicolas Sarkozy de corruption par le régime Kadhafi.
La rétractation de l’intermédiaire, mise en scène au mois de novembre 2020 par l’hebdomadaire phare du groupe Lagardère et la chaîne de télévision dirigée par Marc-Olivier Fogiel, était censée porter les germes d’un immense scandale judiciaire à venir et renverser la vapeur dans un dossier devenu explosif pour tout le clan Sarkozy.
Dans les jours suivants, Nicolas Sarkozy en profitait d’ailleurs, toujours sur l’antenne de BFM, pour dire tout le mal qu’il pensait de la justice française, coupable des pires maux dans ce dossier qui lui vaut quatre mises en examen (pour « corruption », « financement illicite de campagne électorale », « recel de détournements de fonds publics » et « association de malfaiteurs »). « Je suis stupéfait. Est-ce que la France est un État de droit, une démocratie ? », s’indignait l’ancien président auprès de la journaliste Ruth Elkrief.
Au mois de décembre, Ziad Takieddine ira jusqu’à signer un document écrit d’une dizaine de pages devant un notaire de Beyrouth, au Liban, où il s’est réfugié après sa condamnation dans l’affaire Karachi, pour confirmer noir sur blanc qu’il avait menti concernant Nicolas Sarkozy dans le dossier libyen à la demande expresse du juge Tournaire.
Cette rétractation écrite sous forme de questions-réponses, immédiatement envoyée aux juges de l’affaire libyenne, allait cette fois faire l’objet d’un long article de Paris Match, cosigné par son directeur Hervé Gattegno et le reporter François de Labarre, sous le titre : « Exclusif : Takieddine accuse ses juges ».
Le scénario se déroulait à merveille.
Mais sept mois après les retentissantes déclarations de Ziad Takieddine, la justice a désormais une autre lecture des événements, qualifiés par deux juges d’instruction parisiens, Vincent Lemonier et Noémie Nathan, de « subornation de témoin » et « association de malfaiteurs ».
Les enquêteurs de l’Office anticorruption (OCLCIFF) de la police judiciaire et les juges ont ainsi découvert, éléments matériels à l’appui, que la rétractation de Takieddine avait, dans les faits, tout d’une opération intéressée, confinant à la manipulation médiatique dans le but de tromper la justice en pesant sur son cours. Avec un bénéficiaire en bout de chaîne : Nicolas Sarkozy.
Deux personnages centraux, dont les rôles n’ont pas été rendus publics par Paris Match et BFMTV (voir la Boîte noire de cet article), sont apparus au cœur de l’opération Takieddine. Il s’agit, d’une part, de la femme d’affaires Michèle Marchand, surnommée « Mimi », actuellement en détention provisoire à la prison de Fresnes dans le cadre de ce dossier, et de Noël Dubus, un homme d’affaires déjà condamné pour escroquerie. Tous deux sont mis en examen pour « subornation de témoin » et « association de malfaiteurs » et sont présumés innocents.
La première, généralement présentée comme la papesse de la presse people avec son agence de paparazzis Bestimage, est réputée être une intime du couple Sarkozy-Bruni, mais aussi des Macron. Une femme puissante qui gravite depuis des années autour du pouvoir. Une faiseuse de rois et de coups médiatiques.
Alors qu’elle déclarait à Mediapart en avril n’avoir « rien à voir » avec le coup de Paris Match et BFMTV, Mimi Marchand a, en réalité, d’après l’enquête judiciaire, piloté quasiment de A à Z l’opération Takieddine, main dans la main avec Noël Dubus. Les deux étaient notamment présents autour de Takieddine, à Beyrouth, quand, assis devant la marina de la capitale libanaise, il s’est mis à dédouaner Nicolas Sarkozy dans l’affaire libyenne – 30 petites secondes qui feront l’ouverture d’une édition spéciale de BFMTV, sans que la chaîne ne dise jamais rien des conditions de l’entretien…
Pas plus que Paris Match, qui a pris le parti d’occulter les dessous de son scoop aujourd’hui sujet à caution [voir la Boîte noire de cet article]. Le juge des libertés et de la détention (JLD), saisi par le journaliste François de Labarre, auteur de l’interview de Takieddine, a récemment jugé que ses échanges téléphoniques avec la direction du journal pouvaient être conservés dans le dossier d’instruction.
Parmi ces échanges, le 12 novembre, un responsable de Paris Match, depuis promu directeur adjoint, explique au reporter François de Labarre qu’il ne faut pas évoquer l’intermédiation de l’agence Bestimage à cause de sa proximité notoire avec Nicolas Sarkozy (par ailleurs membre du conseil de surveillance du groupe Lagardère, propriétaire de Paris Match). Les juges en déduisent que « cet élément paraît essentiel pour la recherche de la vérité et la démonstration de l’entente préalable et de son caractère occulte ».
De la même manière, un échange de SMS révélateur entre l’auteur de l’interview et le directeur de Paris Match, Hervé Gattegno, est maintenu au dossier. « Ça sent la subornation de témoin », avait écrit le journaliste à son supérieur dans ce message. Selon les juges, « cela montre encore une fois les doutes qu’il pouvait avoir quant au mode d’obtention de ces rétractations [de Takieddine] ». Le journaliste Hervé Gattegno fait aujourd’hui partie des personnes avec lesquelles les mis en examen ont formellement interdiction d’entrer en contact.
Sollicité par Mediapart, le directeur de Paris Match n’avait, à l’heure de la publication de cet article, pas répondu à nos questions sur ces éléments versés en procédure. L’avocate de Mimi Marchand, Me Caroline Toby, nous a fait savoir qu’elle n’avait à ce stade aucune déclaration à faire.
Des versements d’argent effectifs de quelques dizaines de milliers d’euros au profit de Takieddine, accompagnés de promesses financières chiffrées, elles, en millions, ont par ailleurs été découverts par les enquêteurs au moment où l’intermédiaire se mettait à changer subitement de version dans le dossier libyen. Une partie des fonds a transité sous la supervision de Noël Dubus et d’une collaboratrice, Lisa H., sortes de poissons-pilotes de Mimi Marchand dans l’opération, selon l’enquête.
Entendu sous le régime de la garde à vue, Noël Dubus a fini par livrer sa version des faits face aux éléments accumulés par les enquêteurs, qui vont devoir désormais les conforter par des témoignages et documents extérieurs.
Selon le récit qu’il a fait aux policiers, Mimi Marchand lui aurait « demandé d’organiser » l’interview de Takieddine « en septembre 2020 ». Le mois en question n’est pas anodin : c’est en septembre que la cour d’appel de Paris a intégralement validé – et dans des termes très sévères pour le clan Sarkozy – l’enquête judiciaire des financements libyens.
« Mimi Marchand m’a fait rencontrer Nicolas Sarkozy à son domicile », a indiqué Noël Dubus, qui affirme avoir eu trois ou quatre rendez-vous avec l’ancien chef de l’État par l’entremise de la femme d’affaires. « Je sais qu’ils se sont vus une fois, c’est sûr, en présence de Mimi Marchand », a confirmé de son côté Lisa H., collaboratrice de Noël Dubus. Mimi Marchand, elle, a catégoriquement démenti les faits devant les enquêteurs en ces termes : « C’est faux. C’est Dubus qui a dû le dire pour faire le malin. »
Interrogé par Mediapart sur ses relations éventuelles avec Noël Dubus, Nicolas Sarkozy n’a pour sa part pas donné suite.
Dans le téléphone de Dubus, les policiers ont retrouvé une photo qui montre qu’il se trouvait à proximité du domicile de Nicolas Sarkozy avec cette indication donnée à une correspondante : « Je vais chez Zébulon [surnom donné par Dubus à Sarkozy – ndlr]. Mimi me rejoint. »
Les enquêteurs ont également mis la main sur deux mystérieuses dédicaces manuscrites sur des exemplaires du Temps des tempêtes, dernier livre de Nicolas Sarkozy. L’ancien chef de l’État en aurait dédicacé un exemplaire pour Noël Dubus en ces termes, comme l’a rapporté Libération : « Merci pour tout. Votre ami. » Une deuxième dédicace aurait été adressée à la mère de Lisa H., la collaboratrice de Noël Dubus : « Pour Nadia qui peut être fière de sa fille Lisa. Le 17 décembre 2020. »
L’écriture et la signature ressemblent de fait à celles de Nicolas Sarkozy, mais des diligences techniques pourraient être lancées par la justice pour vérifier l’authenticité des signatures. Sollicité par Mediapart pour savoir s’il avait dédicacé des livres à Noël Dubus et à la mère de Lisa H., Nicolas Sarkozy n’a pas répondu. Une chose est à ce stade certaine : Lisa H. a confirmé en garde à vue avoir réclamé à Noël Dubus une dédicace de l’ancien président pour sa mère.
L’instruction judiciaire s’oriente sur un autre élément central du dossier : la rétractation écrite que Ziad Takieddine a signée devant notaire en décembre 2020 et dont Paris Match a fait ses choux gras. D’après les dires de Noël Dubus, c’est Mimi Marchand qui voulait « un document formel qui pourrait être intégré à l’instruction parce que l’article de Paris Match [après l’interview de Takieddine de novembre – ndlr] n’avait pas été repris par les juges ».
« Mimi subissait la pression de Nicolas Sarkozy », déclare Noël Dubus, qui précise aussi que « Sarkozy harcelait Gattegno [le directeur de Paris Match – ndlr] » sur le sujet.
La rétractation écrite de Takieddine, baptisée « sommation interpellative » dans le jargon judiciaire, est d’autant plus troublante qu’elle ne ressemble en rien aux propos habituels de l’intermédiaire – ni sur le fond, ni sur la forme –, mais colle en revanche parfaitement en tous points à la stratégie de défense de Nicolas Sarkozy dans le dossier libyen. La question désormais cruciale est de savoir si Ziad Takieddine, qui a bien signé le document, en est vraiment l’auteur.
En effet, selon Noël Dubus, l’idée d’une rétractation écrite formelle de Takieddine, qui valide en quelque sorte l’interview qu’il avait donnée, a été soumise par Mimi Marchand à l’avocat de Nicolas Sarkozy, Me Thierry Herzog. Les enquêteurs ont d’ailleurs retrouvé la liste des questions de cette rétractation écrite dans le téléphone de Mimi Marchand.
Noël Dubus explique aussi qu’il a recueilli les réponses de Takieddine avant de les faire remonter pour validation en haut lieu. « On a fait des modifications et à chaque fois, j’allais voir Mimi et je lui demandais si cela convenait. Elle faisait des corrections car entretemps elle soumettait ces réponses à Herzog et Gattegno », déclare Noël Dubus. Au sujet de la rétractation, « on devait en donner un exemplaire à Thierry Herzog », a confirmé sa collaboratrice, Lisa H., sur procès-verbal.
Alors qu’il considère Noël Dubus comme un « mythomane », l’un des autres mis en examen pour « subornation de témoin », le marchand de biens Pierre Reynaud, suspecté d’avoir financé une partie de l’opération Takieddine, a déclaré aux policiers : « Si Thierry Herzog a fait le document [pour] Mimi Marchand, il ferait mieux d’aller faire le serveur à la Petite Maison [le nom d’un célèbre restaurant – ndlr] à Nice chez sa femme. » Au sujet de l’ancien président, Pierre Reynaud a déclaré : « Ce serait bien triste que Nicolas Sarkozy soit tombé à ce niveau-là. »
La rétractation écrite, qui avait pour objectif « d’influer » sur le cours de la justice, d’après les juges, est d’autant plus surprenante que si elle exonère totalement Nicolas Sarkozy dans l’affaire libyenne, elle continue de mettre en cause son ancien ministre Claude Guéant, également mis en examen dans le dossier. Le document évoque en effet un versement de cinq millions en cash pour le bras droit de l’ancien président.
La raison ? « Selon M. Sarkozy, on n’en avait rien à faire de Claude Guéant », a indiqué Noël Dubus aux policiers. Le fait est que, dans l’affaire libyenne, Nicolas Sarkozy a depuis peu littéralement lâché son ancien lieutenant face aux juges, comme Mediapart l’a déjà rapporté.
Noël Dubus a finalement résumé d’une formule toute l’opération : « Il y avait une phrase que Ziad Takieddine devait dire : “Nicolas Sarkozy n’a jamais touché d’argent pour la campagne présidentielle.” »
Autre élément troublant, les photos de Ziad Takieddine en train de signer chez un notaire libanais sa rétractation écrite ont été publiées en majesté dans les colonnes de Paris Match, mais non créditées – ce qui est rarissime pour un magazine connu pour le choc de ses images.
Ceci expliquant sans doute cela, Noël Dubus a indiqué sur procès-verbal à ce propos : « Les photos que j’avais envoyées à Mimi, celles où M. Takieddine était en train de signer et qui normalement étaient confidentielles, ont été publiées avec l’article et ça m’a valu un petit froid avec le Liban. »
Après l’opération Takieddine, Mimi Marchand continuait de s’activer pour le compte de Nicolas Sarkozy dans l’affaire libyenne quelques jours encore avant d’être arrêtée, comme en témoigne une écoute datée du 22 mai dernier avec Marc-Olivier Fogiel, directeur de BFMTV.
La femme d’affaires, qui évoque dans une autre écoute un contrat que Nicolas Sarkozy lui aurait promis avec le groupe Accor, lui indiquait être en mesure de prouver qu’un embarrassant document libyen révélé par Mediapart en 2012 était un faux – par trois fois, la justice a d’ores et déjà fait litière de cette thèse obsessionnelle au sein du clan Sarkozy.
Interrogée par les policiers sur sa mission dans cette affaire, Mimi Marchand a répondu : « La mission de “tuer” Mediapart. »