L’arrestation d’Assange, le 11 avril 2019. (YouTube)

Par Joe Lauria

 

Début d’une série de six articles sur Julian Assange et l’Espionage Act.

Source : Consortium News, Joe Lauria
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

Dès leurs premières années, les États-Unis ont trouvé des moyens de nier les droits d’une presse libre lorsqu’il était politiquement opportun de le faire.

L’un des derniers moyens a été d’arrêter l’éditeur de WikiLeaks, Julian Assange, il y a 29 mois, le 11 avril 2019, et de l’inculper – c’est la première fois qu’un éditeur et journaliste est inculpé en vertu de l’Espionage Act de 1917 pour possession et publication de secrets d’État.

Bien que plusieurs administrations américaines aient été sur le point de punir des journalistes pour avoir révélé des informations liées à la défense, elles ont toutes reculé, jusqu’à Assange. Elles ont été retenues en raison d’un conflit avec le Premier amendement, qui interdit au Congrès d’adopter toute loi, y compris l’Espionage Act, qui restreint la liberté de la presse.

Jusqu’à ce que ce conflit juridique soit résolu par les tribunaux et que certaines parties de la loi sur l’espionnage soient jugées inconstitutionnelles, le libellé de la loi menaçant la liberté de la presse demeure. Forte des amendements de 1950 à la loi, l’administration de Donald Trump a franchi une ligne rouge pour arrêter un journaliste. Un amendement de 1961 a rendu possible l’inculpation d’un citoyen non américain, agissant en dehors du territoire américain.

La première inculpation d’un éditeur par l’administration Trump a ouvert un précédent alarmant pour l’avenir du journalisme.

Le ministère de la Justice du président Joe Biden n’est pas revenu sur la décision de Trump de continuer à demander l’extradition d’Assange de la Grande-Bretagne, bien qu’il aurait pu le faire. Il a plutôt décidé, le 13 février, de poursuivre l’appel de la décision de la juge Vanessa Baraitser de ne pas extrader Assange vers les États-Unis pour des raisons de santé. Si les États-Unis obtiennent gain de cause en appel, Assange sera déféré devant l’Eastern District of Virginia pour faire face à 17 chefs d’accusation liés à l’Espionage Act, soit 175 ans de prison, car Mme Baraitser n’a contesté aucun de ces chefs dans son jugement.

Les menaces à la liberté de la presse font partie intégrante de l’histoire des États-Unis. L’arrestation et l’inculpation d’Assange s’inscrivent dans une longue lignée de répression gouvernementale de la presse libre, d’abord par les Britanniques contre les colons américains, puis par le gouvernement américain, qui a fondé l’Espionage Act sur l’Official Secrets Act britannique.

Possession et diffusion

Assange n’a pas transmis des secrets d’État à un ennemi des États-Unis, comme dans un cas classique d’espionnage, mais plutôt au public, que les gouvernements américain et britannique pourraient bien considérer comme un ennemi.

Assange a révélé des crimes et la corruption de l’État. Punir une telle critique légitime du gouvernement équivalait historiquement à une accusation de sédition, mais deux lois sur la sédition ont été abrogées aux États-Unis peu après leur promulgation et ne sont plus en vigueur.

Par le passé, d’autres journalistes et éditeurs ont été poursuivis en vertu de la loi sur l’espionnage, mais principalement pour avoir critiqué et tenté de réduire le service militaire pendant la Première Guerre mondiale.

Assange est devenu le premier journaliste poursuivi en vertu des articles de la loi qui érigent en crime la possession (ou même la tentative de possession) non autorisée de documents concernant la défense et, séparément, la communication de ceux-ci puisque techniquement, ni lui ni aucune personne travaillant pour WikiLeaks n’étaient autorisés à le faire.

Le langage utilisé dans son acte d’accusation fondé sur la loi sur l’espionnage est si large que, théoriquement, toute personne ayant partagé une publication classifiée de WikiLeaks sur les médias sociaux pourrait également être passible de poursuites, sans parler des nombreuses organisations médiatiques grand public qui rapportent et citent régulièrement des documents classifiés, y compris de WikiLeaks.

En raison de cette formulation excessivement large, le gouvernement n’a généralement pas à prouver que l’intention était de nuire aux États-Unis, mais seulement que l’accusé, en l’occurrence Assange, savait que cela était possible.

La possession et la publication d’informations classifiées ne doivent pas non plus causer un préjudice réel aux États-Unis. Le gouvernement n’a pas besoin de prouver que la publication a réellement menacé la sécurité nationale.

Intention, conservation, communication et personne

Les principales questions liées à l’inculpation d’Assange en vertu de l’Espionage Act et à l’histoire de la législation anglo-américaine en matière d’espionnage sont les suivantes : a) l’intention : le mobile est-il pertinent pour les poursuites et une défense d’intérêt public est-elle possible ? b) la personne : qui peut être poursuivi, s’agit-il uniquement de responsables gouvernementaux, normalement à l’origine des fuites de secrets, ou de toute autre personne, y compris les journalistes qui les publient ? c) la conservation : la simple possession non autorisée est-elle un crime ? d) la communication : les lois ont-elles considéré la communication non autorisée d’informations de défense ?

Ces quatre aspects des lois sur l’espionnage, de part et d’autre de l’Atlantique, ont évolué de nombreuses manières complexes au cours du siècle qui s’est écoulé entre 1889 et 1989, en particulier la manière dont ils ont affecté le journalisme. Mais les gouvernements précédents ont également trouvé des moyens d’étouffer la liberté de la presse.

Une histoire du discours judiciaire

Andrew Hamilton défendant John Peter Zenger, 1734-5 (1877) (Gravure sur bois/Bibliothèque du Congrès)

Si Assange est le premier journaliste inculpé pour la possession et la diffusion d’informations classifiées, il existe une longue histoire de poursuites judiciaires en Amérique.

Le cas classique d’un éditeur poursuivi pour avoir publié des documents critiquant une autorité gouvernementale, sur le territoire de ce qui allait devenir les États-Unis, a eu lieu en 1735 dans la colonie britannique de New York.

William Cosby, le gouverneur de la colonie, a fait juger John Peter Zenger, éditeur du New York Weekly Journal, pour avoir publié un article accusant Cosby de truquer les élections et d’autres actes de corruption.

Bien que le juge ait ordonné que Zenger soit déclaré coupable sur la base de la loi sur la diffamation de l’époque (qui criminalisait la critique du gouvernement, même si elle était vraie), le jury a acquitté Zenger, arguant que la loi était injuste. Ce cas historique de nullité du jury a ouvert la voie au Premier amendement après la Révolution américaine.

« Morris a qualifié le cas de Zenger de « germe de la liberté américaine » qui a ensuite révolutionné l’Amérique. »

Si Assange devait être extradé et jugé à Alexandria, en Virginie, un jury ignorant les restrictions répressives de la loi sur l’espionnage en matière de liberté de la presse pourrait être le meilleur espoir de liberté pour Assange. Un tel événement pourrait également ouvrir la voie à une contestation constitutionnelle réussie de la loi sur la base du Premier amendement.

Genèse du Premier amendement

L’affaire Zenger a été évoquée 52 ans plus tard lors de la Convention constitutionnelle américaine de 1787 par le gouverneur Morris, un signataire new-yorkais de la Déclaration d’indépendance. Morris a qualifié le cas de Zenger de « germe de la liberté américaine, l’étoile du matin de cette liberté qui a ensuite révolutionné l’Amérique ». L’une des nombreuses parties de la common law britannique auxquelles les rebelles américains s’opposaient était que la vérité n’était pas une défense dans un cas de diffamation.

Bien que la législature coloniale de Virginie ait adopté en 1776 une déclaration des droits qui comprenait la phrase suivante : « La liberté de la presse est l’un des plus grands remparts de la liberté, et ne peut jamais être restreinte que par des gouvernements despotiques », et bien que huit des douze autres colonies aient adopté un texte similaire, il y a eu une résistance à l’adoption de cette déclaration et d’autres parties d’une déclaration des droits lors de la Convention constitutionnelle.

Après plus de trois ans de débats, la Déclaration des droits a été ajoutée à la Constitution en décembre 1791. Le premier de ces droits dit :

« Le Congrès ne fera aucune loi concernant l’établissement d’une religion, ou interdisant son libre exercice ; ou restreignant la liberté de parole, ou de la presse ; ou le droit du peuple de s’assembler pacifiquement, et d’adresser des pétitions au gouvernement pour le redressement de ses griefs. »

Loi sur la sédition de 1798

Huit ans seulement après l’adoption de la Déclaration des droits, la liberté de la presse était devenue une menace pour John Adams, le deuxième président, dont le parti fédéraliste avait fait adopter par le Congrès les lois sur les étrangers et la sédition. Ces lois criminalisaient la critique du gouvernement fédéral :

« Écrire, imprimer, proférer ou publier, ou faire en sorte que cela soit fait, ou y assister, tout écrit faux, scandaleux et malveillant contre le gouvernement des États-Unis, ou l’une ou l’autre des chambres du Congrès, ou le président, avec l’intention de diffamer, ou d’amener l’un ou l’autre au mépris ou au discrédit, ou d’exciter contre l’un ou l’autre la haine du peuple des États-Unis, ou de susciter la sédition, ou d’exciter des combinaisons illégales contre le gouvernement, ou pour lui résister, ou pour aider ou encourager les desseins hostiles des nations étrangères. »

Le Congrès n’a pas renouvelé cette loi en 1801 et le président Thomas Jefferson a gracié les prisonniers condamnés pour sédition et remboursé leurs amendes.

Poursuite de la presse pendant la guerre civile américaine

La liberté de la presse a ensuite fait l’objet d’attaques importantes au cours de la période qui a précédé la guerre civile américaine de 1860-1865. Les rédacteurs de journaux qui faisaient campagne pour l’abolition de l’esclavage étaient attaqués par des foules, parfois dirigées par des élus. Plus de 100 manifestations ont attaqué des journaux abolitionnistes. En 1837, un rédacteur en chef a été tué par une foule, dont l’un des organisateurs était le procureur général de l’Illinois.

Pendant la guerre, de nombreux rédacteurs et journalistes ont été arrêtés dans le Nord. « Tout au long de la guerre, des reporters et des rédacteurs de journaux ont été arrêtés sans procédure régulière pour s’être opposés à la conscription, avoir découragé les enrôlements dans l’armée de l’Union ou même avoir critiqué l’impôt sur le revenu », selon l’Encyclopédie du Premier amendement.

Les grands jurys de New York et du New Jersey ont présenté une liste de journaux condamnés pour avoir qualifié le conflit de « guerre impie ». La Poste a reçu l’ordre de ne plus livrer ces journaux et « les marshals américains de Philadelphie ont saisi les exemplaires des journaux listés à leur arrivée par train. »

L’encyclopédie dit :

« Dans la grande majorité des cas, le gouvernement a restreint la presse libre sans aucune procédure légale. Les militaires arrêtaient régulièrement les éditeurs de journaux et fermaient leurs presses ; les tribunaux militaires bannissaient certains d’entre eux dans la Confédération pour avoir encouragé la résistance. »

Le secrétaire d’État William Seward a ordonné l’arrestation d’un rédacteur du Freeman’s Journal pour des déclarations prétendument traîtres et le secrétaire à la Guerre Edwin Stanton a « autorisé un gouverneur militaire à détruire le bureau du Sunday Chronicle à Washington. »

Allan Pinkerton, Lincoln et le général John McClendand. (Mathew Brady Photographs of Civil War-Era Personalities and Scenes, 1921–1940 Record Group 111 : Archives du bureau du chef des transmissions, 1860–1985)

Le président Abraham Lincoln est confronté à un dilemme, qu’il évoque dans un discours de juillet 1861 : « Un gouvernement doit-il, par nécessité, être trop fort pour les libertés de son propre peuple, ou trop faible pour maintenir sa propre existence ? » Dans sa tentative de trouver un équilibre, Lincoln annule l’ordre du général Ambrose Burnside de suspendre le Chicago Times et critique le général John Schofield pour avoir arrêté les rédacteurs du Missouri Democrat.

La préoccupation majeure est que les généraux confédérés lisent les journaux du Nord pour connaître les mouvements des troupes de l’Union, une question qui apparaîtra 50 ans plus tard dans l’Espionage Act. En 1862, Lincoln met en place des procès militaires pour les personnes faisant de l’agitation contre le service militaire, une question qui sera également codifiée plus tard dans la loi.

Demain : les origines de la loi sur l’espionnage au Royaume-Uni

Joe Lauria est rédacteur en chef de Consortium News. Il a été correspondant à l’ONU pour le Wall Street Journal, le Boston Globe et de nombreux autres journaux. Il a été journaliste d’investigation pour le Sunday Times de Londres et a commencé sa carrière professionnelle comme pigiste pour le New York Times. On peut le joindre à l’adresse joelauria@consortiumnews.com et le suivre sur Twitter @unjoe.

Source : Consortium News, Joe Lauria – 06-07-2021
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

Source : Les Crises
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