Hebdo #107 : 17 octobre 1961 – contre le langage du déni, l’insubordination mémorielle
23 octobre 2021
- 21 oct. 2021
- Par Livia Garrigue
- Édition : L’Hebdo du Club
« Il y a un peu plus d’an, mon père est mort. Mais sa mémoire n’a pas disparu avec lui. Je m’en suis assuré en l’enregistrant sur une question simple : « il s’est passé quoi, le 17 octobre 61 ? » ». Le son crépite et crache un peu ; on distingue le bruit d’une télé en arrière-fond, mêlé à des chamailleries d’enfants ; sans doute une cour d’école, pas loin. Au gré des bruits d’assiettes et de couverts, on devine une cuisine, l’ordinaire d’une fin de repas. Sur ce fond sonore un tantinet cacophonique se détache la voix d’un vieil homme et de son fils, Atman Zerkaoui, auteur du billet intitulé « Le 17 octobre 61, vu du vécu ».
Malgré les interférences et les souvenirs décousus, le récit haché d’un Algérien qui fut emmené de force dans un hangar cette nuit du 17 octobre 1961, où il resta enfermé pendant un mois, se déploie et prend forme. Pour pallier les lacunes, son fils insiste, tente de recréer de la chronologie méticuleuse dans le tissu lacunaire des souvenirs de son père, qui tâtonne, et parle tantôt kabyle, tantôt français.
Après avoir été raflé avec d’autres manifestants, l’homme fut emmené en car jusqu’à Vincennes. « Ils nous ont fait la misère ! ». Atman tente de rembobiner, traduire, préciser. « Attends. Pendant le voyage, les policiers ils vous ont frappé ? » ; « Oui ; ils nous ont fait la misère […] puis ils nous ont mis dans un grand hangar ». On comprend ensuite que dans cette prison de fortune de Vincennes où il fut enfermé (un « centre de tri »), certains ont été torturés, d’autres tués. Tous maltraités, plusieurs ont été expulsés en Algérie.
« le 17 octobre ne s’apprend pas uniquement dans les livres »
En quelques mots, dans son billet, Atman Zerkaoui résume son rapport à l’histoire, tributaire d’une démarche participative. « Si je fais cela, ce n’est pas pour faire un hommage. C’est avant tout pour dire que le 17 octobre ne s’apprend pas uniquement dans les livres ». Au sein des familles, dans les marchés, le voisinage, écrit-il (mais aussi dans les productions culturelles, pourrait-on ajouter, qui se racontent dans Mediapart depuis longtemps) « le choix de savoir ou non ce qu’il s’est passé de l’intérieur par les témoins directs vous appartient ».
Que le 17 octobre se raconte ailleurs que dans les livres, mais surtout hors des communiqués commémoriels ternes et inconsistants du pouvoir, les contributions du Club de Mediapart l’ont montré cette semaine. Le souvenir d’une mère qui rentre blessée au petit matin (« depuis que ma mère est rentrée la tête ensanglantée, le souvenir de ce massacre me hante », raconte Dominique Vidal) ; un hommage à la plus jeune victime de cette nuit de terreur, Fatima Bedar ; mais aussi les mots acérés de l’historien Jean-Luc Einaudi et le travail tatillon de l’archiviste Brigitte Lainé, ou encore, donc, la voix de ce vieil homme émanant d’une cuisine… De ces textes, et du brouhaha de cet enregistrement brouillon de 6 minutes, s’échappent des mots et des images d’une grande clarté. « Où », « qui », « quoi », « comment » : ceux qui ont vécu le 17 octobre — et ceux qui le documentent — nomment et entérinent les faits, caractérisent leur actualité, et contribuent petitement à constituer ce moment longtemps oblitéré en une référence collective, tricotant une contre-politique mémorielle.
Implacable leçon d’histoire
En contrepoint de la perpétuation du déni par le pouvoir, les contributeurs du Club organisent donc l’insubordination mémorielle. D’abord, à la faveur de l’historien Fabrice Riceputi, habitué de nos colonnes, avec la diffusion d’une archive filmique indispensable à la compréhension du 17 octobre 1961 : les 25 premières minutes de la déposition de Jean-Luc Einaudi au procès de Maurice Papon, en 1997, historien et auteur de La bataille de Paris (1991). On y entend le déroulé des faits, la violence délibérée et organisée du massacre, on y pressent le « vertige » de la responsabilité historique pesant sur ses épaules, écrit Riceputi, d’un homme qui « soupèse avec soin chacun de ses mots » en délivrant « une implacable leçon d’histoire », liquidant la version captieuse de Papon, face à lui. « Cette déposition est un moment décisif dans l’histoire du retour dans la mémoire collective française d’un crime d’Etat longtemps occulté, précise l’historien auteur de Ici, on noya les Algériens (Le Passager Clandestin). Son impact judiciaire, médiatique et politique fut considérable. Elle désarçonna la défense de Papon et contribua à la condamnation de l’ancien préfet et ancien ministre à 10 ans de réclusion criminelle. »
Police d’hier, police d’aujourd’hui
À lire le timoré communiqué élyséen du 17 octobre 2021, le contraste avec les contributions du Club est frappant. D’un côté, les louvoiements pusillanimes d’un langage du déni. De l’autre, la limpidité sans détours des témoins et des historiens, la tangibilité du vécu. Mais aussi la lucidité politique qui consiste à dire combien ce passé sculpte encore le présent. Police d’hier, police d’aujourd’hui : à l’heure où des mots aussi factuels que « la police tue » peuvent vous valoir une plainte en justice du Ministre de l’Intérieur, les contributeurs soulignent la connexion entre cet événement et le système d’oppression raciste qui perdure au sein les institutions.
Comme le dit en filigranele dessin de Fred Sochard, une homologie symbolique relie la confiscation mémorielle orchestrée par les discours officiels — une police de la pensée (ou « de l’impensé », corrige Sochard) —, et l’entrave policière réelle, physique, et armée, lorsque dimanche dernier, les forces de l’ordre ont empêché le cortège d’hommage d’atteindre le pont Saint-Michel, où les manifestants lancent généralement des roses en souvenir des Algériens morts noyés cette nuit-là.
« les mots manquants sont toujours les mêmes »
Entre le lancer de rose, le geste d’une mémoire vivante, avec ses rituels forgés au cours des années par les familles et militants, et l’abrupt blocage policier, nul symbole plus éclatant n’aurait pu être offert par la police de sa cécité et de sa violence. Du texte à trous d’Emmanuel Macron, Théo Roumier, pour qui la séquence récente invite à « continuer la bataille décoloniale et antiraciste », note précisément que « les mots manquants sont toujours les mêmes : racisme, discrimination, colonialisme. Et même celui de police ».
Ce texte criblé de lacunes et d’omissions volontaires parle certes de « crime inexcusable » — formule qui pourrait être employée pour n’importe quel fait divers — mais sans évoquer le rôle de l’Etat, renvoyant le massacre à un fait somme toute ponctuel, historiquement isolable et contingent, déficelé du long continuum des violences coloniales aux effets encore tangibles.
Autour des « mots manquants » gravitent les mots vides : les mots là pour faire joli. La très riche synthèse de l’historien Olivier Le Cour Grandmaison se propose d’en faire la généalogie, retraçant l’itinéraire précis des gymnastiques discursives des représentants de l’État pour qualifier (ou plutôt, ne pas qualifier) l’événement, alors même que Les Temps Modernes en 1961 parlaient par exemple de « pogrom » ou de « déchaînement de racisme », que les mots « rafles » ou « massacres » étaient déjà pleinement d’usage dans les décennies qui ont suivi, pour qui voulait bien s’indexer sur le travail des historiens. Les silences qui habitent les discours du pouvoir, résume l’historien, sont autant de faux-fuyants qui, sous couvert de « modération » ou « d’objectivité », d’une neutralité factice, se plient à la doxa mémorielle.
Quant à Macron, il livre un « bricolage mémoriel » pour Albert Herszkowicz, militant membre du Réseau d’actions contre l’antisémitisme et tous les racismes, et comme pour le génocide des Tutsi, il « s’arrête au milieu du gué », faisant un « blocage sur la complicité des autorités de l’État français. » Le reste de la classe n’est pas en reste, à lire le billet de Thiaba Bruni, vice présidente du CRAN, sur les formulations pour le moins tatillonnes — confinant au révisionnisme, en fait — d’Anne Hidalgo sur la colonisation.
« C’est fou ce que l’on sait ne pas savoir »
Les tactiques d’oblitération du réel, les « formules controuvées » et autres consensuels « devoirs de mémoire » ont continué de présider aux commémorations d’un François Hollande, rappelle-t-il, afin d’« éviter de se prononcer de façon précise sur la qualification juridique et politique des faits ». Des circonvolutions acrobatiques qui servent aussi « à préserver aussi le mythe d’une République immaculée parce que toujours fidèle à ses principes ».
En regard de cette grande fresque du déni politique, il faut lire le billet d’Yves Faucoup, qui, en 1980, écrivait dans un journal alternatif, L’Estocade, un article intitulé « Le massacre ignoré ». Il y dénonçait déjà le terrible anonymat dans lequel sont morts les Algériens du 17 octobre ; ceux-ci « se prénommaient Abd EI Khader, Fatima, Mohamed et Sarhouda : ils sont morts sans nom ». Mais le Faucoup du début de la décennie 1980 résumait aussi avec finesse cette dialectique d’oubli politique à la fois passif et actif ; volontaire et impensé. Ce drame est « refoulé par la mauvaise conscience collective », enfoui dans ses zones d’ombre, écrit-il. « C’est fou ce que l’on sait ne pas savoir, l’art de l’ignorance et de l’oubli. »
« Ce matin-là, le ton monte entre Fatima et sa mère. »
Ce que l’on « sait ne pas savoir », au sommet de l’Etat, c’est que que les crimes racistes sont inhérents à la Vème République, jalonnent son histoire depuis sa naissance, rappelle Fatima Ouassak. Ils « gouvernent les quartiers populaires et les descendants de l’immigration postcoloniale depuis soixante ans ».
L’ordre raciste hérité du colonialisme s’obstine à pénétrer les foyers et à s’insinuer jusque dans les relations filiales, et ce n’est pas par hasard si c’est au creux d’un espace domestique que Fatima Ouassak, autrice de La puissance des mères (Editions La découverte), ouvre son texte d’hommage à Fatima Bedar, 15 ans à l’époque, noyée dans la Seine par la police le 17 octobre 1961 : « Ce matin-là, le ton monte entre Fatima et sa mère. Cette dernière veut la dissuader de participer à la manifestation, elle a peur pour elle, elle veut la protéger. Fatima décide d’y aller quand même ».
Si Fatima Bedar est « un symbole universel de résistance à l’injustice », écrit F. Ouassak, la mort de cette adolescente résonne en elle « encore plus depuis qu’[elle est] mère ». Au cours du texte, une filiation se tisse avec un épisode intensément révélateur des rémanences d’un ordonnancement colonial : la mise à genoux de 150 enfants, en décembre 2018 à Mantes-la-Jolie, filmés par la police elle-même à la manière d’un butin de guerre.
« Gardez vos enfants chez vous ! »
Au ressouvenir encore brûlant de cette séquence s’emmêle l’hommage à Fatima Bedar, dont la mort cristallise « le dilemme du parent face à l’enfant déterminé à résister à une injustice. » Car c’est ni plus ni moins un dilemme de vie de mort que la police impose aux familles de descendants de l’immigration postcoloniale. Notamment lorsqu’un enfant souhaite combattre une injustice, par exemple lors des manifestations de jeunes en soutien à leurs camarades humiliés : « étant donné la violence inouïe de la répression lancée par l’Etat contre nos enfants, doit-on les laisser partir manifester ? Ce qui est clairement attendu de nous, parents, à ce moment-là, c’est de les dissuader de résister, d’exercer leur sens critique, d’exprimer leurs aspirations au changement. »
En assujettissant les jeunes à rentrer dans le rang, les policiers de Mantes-la-Jolie lançaient un message aux parents , interprète Ouassak : « gardez vos enfants chez vous !». Un ultimatum à disparaître de l’espace public, donc. Dès lors, garder ses enfants au chaud, le désir de tout parent face à un danger potentiel, c’est jouer le jeu de l’institution. La mort de Fatima Bedar, 60 ans après, raconte encore beaucoup. Elle dit, notamment grâce aux mots de Fatima Ouassak, combien l’espace domestique et la parentalité sont intrinsèquement politiques, et raconte la perpétuation, parfois à la merci d’un péril de blessure ou de mort, d’une inégalité à enracinement colonial dans le simple droit à la rue et la répartition des êtres.
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Parmi les nombreux visages que prennent les répercussions de la persistance du déni, il en est un qui risque d’empêcher très concrètement le travail de l’histoire sur les répressions coloniales de se faire : depuis plus d’un an, historiens, archivistes et associations livrent une bataille contre de graves restrictions d’accès aux archives (lire le texte collectif de juillet 2021 « Nuit noire sur les archives »). Dans le long parcours « de la connaissance à la reconnaissance » du massacre du 17 octobre 1961, pour reprendre la formule d’O. Le Cour Grandmaison, Brigitte Lainé, archiviste, conservatrice aux Archives de Paris, figure plutôt méconnue, a joué un rôle essentiel dans l’advenue de ce qui est aujourd’hui une vérité admise et partagée, longtemps murée derrière les mensonges de Papon et de l’Etat dans son sillage.
La « botte secrète » de Jean-Luc Einaudi
Deux hommages publiés dans le Club, l’un après son décès en 2018 par Fabrice Riceputi, l’autre par son collègue Philippe Grand en 2020, permettent de découvrir le rôle capital d’une travailleuse non-historienne s’activant en coulisses, mais aussi du bric-à-brac de l’arrière-boutique de l’histoire : l’importance cruciale des archives, dans leur banalité apparente et leur matérialité ; l’importance de chaque document passé entre ses mains, et de ces milliers d’heures sourcilleuses passées la tête penchée sur eux.
C’est ni plus ni moins grâce au témoignage de Brigitte Lainé que Jean-Luc Einaudi, poursuivi en diffamation par Maurice Papon, a été relaxé, résumait Riceputi, « et que pour la première fois un représentant de l’Etat a reconnu le droit de parler de « massacre » à propos de la répression du 17 octobre 1961. » « Botte secrète » d’Einaudi, son témoignage attesta de l’existence de preuves officielles (dont on refusait obstinément l’accès à Einaudi) d’un massacre. « C’est pourquoi la journée du 12 février 1999 est historique. Quelques semaines plus tard, la relaxe d’Einaudi parut être la conclusion de l’affaire. Il n’en fut rien : ce n’était qu’une étape. », relate Philippe Grand, son plus proche acolyte.
« les archives publiques sont la propriété du peuple »
Si son parcours renvoie brutalement à l’actualité des menaces qui pèsent sur les archives des répressions, c’est parce que Brigitte Lainé fut sanctionnée pour son courage, placardisée aux Archives par sa hiérarchie. Une relégation à l’obscurité et un « sabotage » fondamentalement politiques que détaille Philippe Grand.
Son texte, sous la forme d’un très bel hommage, aide à se figurer, anecdote après anecdote, la personnalité d’une femme pointilleuse qui « cultivait en revanche un égalitarisme intraitable dans ses rapports humains », des directeurs aux magasiniers. Sa rigueur implacable et sa méticulosité procédurière la décrivent en figure quasi sacrificielle : « Comme la République, Brigitte Lainé était une et indivisible. Choisir entre l’exercice de son métier et son devoir de citoyenne lui aurait paru un non-sens. Et c’en était un. En vérité, jamais elle ne s’est mieux acquittée de sa mission de conservateur qu’au moment précis où elle fut accusée de l’avoir trahie ».
Mais surtout, dans son refus d’obtempérer et de se ranger aux vulgates officielles, ajoute Philippe Grand, « elle ne perdit jamais de vue que, depuis la loi du 7 messidor an II (25 juin 1794), les archives publiques sont la propriété du peuple. »
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