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18 avril 2024

Hebdo #109 : sans-papiers exploités, mécanique meurtrière du management – une ode à la « valeur travail »


Quand les transis d’un capitalisme angélique chantent les louanges de la « valeur travail » et de la magie des lignes de production, le Club raconte le travail tel qu’il est. Derrière l’embellie de pacotille des chiffres de l’emploi et le langage mystificateur du néolibéralisme se joue l’exploitation des travailleurs sans papiers, le chômage qui disloque des existences, la brutalité de la mécanique managériale qui désosse notre système de soins et ceux qui le font vivre.

La « valeur travail ». Ânonnée à vingt reprises par Emmanuel Macron lors de son allocution du mardi 9 novembre – merci à Romaric Godin et Dan Israël d’avoir compté – à la manière d’un remède magique et providentiel à tous les maux des crises sociale et sanitaire, martelée sans doute dans une tentative d’hypnotiser les foules, la formule échoue à envoûter le Club.

Ce bégaiement du capitaliste épris de labeur et de croissance, tout empreint d’un angélisme affranchi du réel, n’est pas sans rappeler le risible théâtre de la ministre déléguée chargée de l’Industrie Agnès Pannier-Runacher invoquant la « magie » de la chaîne de production et du travail à l’usine, ce langage du néolibéralisme dont l’écrivaine Leslie Kaplan décodait le « stade grotesque » dans un texte récent. « La “magie”, ses paillettes, ses lumières. Elle a tout de même pour fonction de susciter l’illusion, d’effacer les différences, l’expérience, l’éprouvé de la réalité et de ses détails. Justement comme la langue du néolibéralisme, du capitalisme actuel, autoroute, plate et lisse qui se déroule et se déroule, sans aspérités, langue du “management” ».

Cette langue, comme tout langage, se love en nous, s’insinue dans les plis et la chair de la psyché – elle est cette chose « qui pense à ma place », écrivait Viktor Klemperer. « On parle d’“objectifs à court, moyen, long terme”, de “coûts”, de “profits”, et d’“organiser”. On pense avec, on pense dans, ces mots-là. », résume Leslie Kaplan.

Car derrière la candeur néolibérale des transis de la « valeur travail » et des électrisés de la croissance, et derrière leurs formules magiques, le Club raconte le travail tel qu’il est. Le chômage, d’abord : celui qui disloque des existences et condamne à la relégation.

À rebours des écrans de fumée de l’« embellie » des chiffres du ministère du travail et des incantations gouvernementales sur les mécanismes du marché qui suffiront à relancer la machine, ATD Quart-Monde met à jourles mystifications d’une embellie de pacotille destinée à clore le débat tout en spoliant les chômeurs de leurs droits, alors que les plus jeunes se voient sacrifiés et que des réformes structurelles seraient nécessaires à contrer la précarisation et bipolarisation des emplois, les inégalités territoriales, la croissance du chômage de longue durée.

« Arrêter de payer pour travailler »

Le travail des sans-papiers exploités, ensuite, grâce à Jeanne Guien, qui a rencontré D., 26 ans. Éboueur, il fait partie des cinquante-neuf grévistes qui se mobilisent pour réclamer leur régularisation. Magie, paillettes ? Non : un lever quotidien au beau milieu de la nuit, les trois bus à attraper pour rejoindre les lieux de collecte, une vie au milieu des déchets des autres… et un espoir de simplement « arrêter de payer pour travailler ». D’avoir une place, même une petite place, d’être traité comme un être humain : « Arrêter de travailler avec un alias, pour vivre avec un vrai nom. »

La violence des pratiques managériales, enfin. Dr BB, pédopsychiatre et chroniqueur assidu de la corrosion du système de soin par la machine néolibérale et du « dépeçage de toutes les institutions publiques à même d’organiser la santé collective », décrypte avec méticulosité le mal que fait l’introduction de toujours plus de procédures managériales et technocratiques pour « optimiser » et rentabiliser la « filière santé ». Ajoutons que l’Hôpital brûle, écrivaient récemment quatre praticiens hospitaliers de Seine-Saint-Denis, suivis de peu par Frédérick Stambach, médecin généraliste, qui relevait l’organisation par les pouvoirs successifs d’un « chaos sanitaire ». En résultera « l’angoisse et des milliers de morts évitables dans les années à venir ».

« En tant que pure substance, pure quantité, on est géré »

Dans des formules qui font écho à l’anonymat évoqué par D., l’éboueur exclu du « droit d’avoir des droits », à qui l’on refuse une existence, une appartenance même formelle et d’abord purement paperassière au collectif national, le Dr BB cite Johann Chapoutot (Libres d’obéir. Le management, du nazisme à aujourd’hui) : « en management, on n’est plus des personnes, mais de la ressource ».

Dès lors, « en tant que pure substance, pure quantité, on est géré. En tant que masse salariale, en tant que charge(s), on peut être réduit. Comme coût du travail, on peut être abaissé. On peut même être dégraissé ».

« Créer de la “valeur” et des marchés sur les ruines des Communs »

Or ce management « tue “l’âme” des soignants, le sens de leur engagement, ajoute le contributeur. Colonisés par les procédures, on en arrive à désavouer le soin, à négliger la rencontre, à oublier les paroles et les gestes, les regards et l’attention » L’imposition autoritaire des principes managériaux dans le domaine du soin sous le prétexte fallacieux d’optimiser, écrit le pédopsychiatre, vise à privatiser et à démanteler pour mieux « créer de la “valeur” et des marchés sur les ruines des Communs ».

Ainsi la « valeur travail » livre-t-elle ses secrets. La violence d’une « valeur » qui n’en porte que le nom et le vide de toute substance, recèle une mécanique ni plus ni moins meurtrière. « Le management tue, impitoyablement. Tue l’hôpital public. Tue des êtres singuliers, des personnes atteintes dans leur dignité et leur existence ».

« Alors, j’ai accepté d’échouer. De perdre au jeu de la performance »

Encore faut-il que les conditions matérielles d’existence le permettent, mais certain·e·s s’offrent le luxe de refuser l’assignation au travail – ou plutôt à se laisser définir par lui. À la redoutée question « Et dans la vie, tu fais quoi ? », Zaëlle Noyoub répond : « Le travail ne me fait pas envie. Pas au sens où vous l’entendez. Pas pour amasser de l’argent, pas pour avoir l’air important, ni pour le mirage de la sécurité. Nombre de mes choix et de mes orientations ont longtemps été motivées par le besoin de pouvoir sans gêne répondre à vos questions, pour éviter la honte de lire dans vos regards ma condamnation. Fainéants, profiteurs. Vos mots tant de fois entendus et tant redoutés. Parasites, chômeurs. Les mis au rebut de votre société. » 

Aux injonctions et aux anathèmes, la contributrice oppose une victoire – une victoire habitée de paradoxe, une victoire par l’échec : « J’ai investi tant de mon temps, tant de ma vie à faire en sorte que l’on ne puisse surtout pas me les attribuer. J’ai réussi. À m’en rendre malade, à m’en étouffer. Pourtant, ce qui me faisait envie, à moi, c’était qu’on me laisse respirer. Alors, j’ai accepté d’échouer. De perdre au jeu de la performance, de la course au succès. Je respire de toute façon. Alors jusqu’à mon dernier souffle, j’aurai gagné. »

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