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27 avril 2024

Qui commet le meurtre d’un réfugié sur la route de l’exil ?


Qui commet le meurtre d’un réfugié sur la route de l’exil ?

Alors que l’hiver arrive avec son lot de catastrophe et de morts, que nos indignations ne suffiront plus, et qu’il faut une réponse de justice à la question suivante, pour qu’enfin nos politiques cessent de détourner le regard d’un drame en partie évitable que l’histoire jugera comme étant horrible et inhumain d’ici quelques années : qui commet le meurtre d’un réfugié sur la route de l’exil ?

C’est lors d’une matinée de janvier 2018, à Casablanca, que j’ai rencontré ce garçon de 13 ans, qui venait d’arriver de Côte d’Ivoire, seul. Je discute avec lui pour essayer de retracer son parcours migratoire et les violences auxquelles il a dû faire face. Je note son récit, tout en me demandant à quoi sert tout ce que je suis en train de faire.

La plupart des gens vont continuer de s’en foutre, et les rapports qui sortiront sur les atrocités subies pendant l’exil par des êtres humains pourront émouvoir quelques minutes tout au plus pendant le JT, ou au pire, exacerber le repli sur soi des privilégiés de ce monde.

Je suis toujours en face de ce gamin, et je lui demande ce qu’il envisage, puisque ça aussi je dois l’inscrire sur la petite fiche. Il me dit qu’il veut aller en Europe, et que son rêve est de devenir footballeur.

Habituellement, j’aurai hoché la tête et écrit sur la feuille, Europe.

Ce matin-là, je regardais ce gamin, livré à lui-même, et j’ai pensé que la possibilité, pour lui, d’atteindre l’Europe vivant était tout de même assez mince, les chances d’être reconnu mineur non accompagné par un état européen encore plus impossibles.

Je suis alors sortie de mon devoir de neutralité, et pour la première fois, je m’entends dire à une personne sur la route migratoire qu’elle devrait faire marche arrière : l’Europe se barricade, elle devient moche, et hormis une belle âme qui acceptera d’entamer une grève de la faim pour qu’il obtienne des papiers – parce que nous en sommes arrivés là-, il y a des chances que sa vie se passe en bonne partie dans l’illégalité.

Je ne connais pas le destin de cet enfant, il n’est plus jamais revenu à l’association. Il est sûrement devenu un chiffre, une statistique, un anonyme parmi ceux qu’on appelle les réfugiés. Est-ce que le récit de son parcours changera quelque chose dans les prises de décisions inhumaines des politiques ? Je n’en suis pas certaine.

Lorsque j’ai pris connaissance du drame de Calais, 27 morts en mer, le cynisme a pris le dessus : je me suis demandée combien de tribunes, combien d’indignations, combien de textes seraient écrits et partagés, et au final, qu’est ce que cela pourrait bien changer ?

Est-ce que la photo du corps échoué d’Aylan, 3 ans, en une de tous les journaux européens a changé nos politiques et conditions d’accueil en Europe ? Est-ce qu’il y a eu moins de morts ? Est-ce que l’accueil est devenu meilleur ? Est-ce que les camps de réfugiés ont disparus ? Est-ce que les réfugiés ont abandonné ce regard hagard et absent, pour un qui soit rempli d’espoir ?

Je l’avais écrit il y a quelques années, dans un billet racontant l’expérience de la maraude, qu’effectivement il ne fallait pas rester dans l’illusion d’une société qui soit sans drame et pauvreté, mais que l’on pouvait cependant se dresser face à l’indifférence et l’ignorance. Je ne sais pas si aujourd’hui je pourrai tenir le même discours, parce qu’aussi, après des années à entendre des histoires de destins et de vies brisés, de gens qui à défaut d’être devenus footballeur, vendent des malboro bled à quelques mètres du Stade de France à Saint-Denis, j’ai perdu pas mal d’espoir en route.

Certes, le refus de l’indifférence a le mérite de se dresser face aux absences de réactions humanistes, mais il n’est pas assez puissant pour mettre un terme à des politiques dites d’urgence, devenue au fil des années des normes. Combien de fois avons-nous entendu de la part de politiciens que plus aucun SDF ne devait dormir dans la rue, pour que chaque hiver, le même cirque recommence et que le 115 soit saturé dès novembre.

Toute la semaine, j’ai pu entendre de vifs débats sur l’origine de ce drame à Calais, et la réponse qu’il fallait y apporter. Une sensation désagréable de déjà-vu, et qui ne changera pas grand-chose, si ce n’est des lois encore plus liberticides. Camille de Toledo s’interroge dans son dernier livre, Thesée sa vie nouvelle, à qui revient la responsabilité d’un homme qui se suicide.

Je transpose ici son interrogation à la situation des réfugiés, alors que l’hiver arrive avec son lot de catastrophe et de morts, que nos indignations ne suffiront plus, et qu’il faut, je le pense, une réponse de justice à la question suivante, pour qu’enfin nos politiques cessent de détourner le regard d’un drame en partie évitable que l’histoire jugera comme étant horrible et inhumain d’ici quelques années :

Qui commet le meurtre d’un réfugié sur la route de l’exil ?

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