Fuyant un bombardement intensif à Baghuz, en Syrie – le dernier bastion de l’État islamique
le 18 mars 2019. Crédit : Giuseppe Cacace/Agence France-Presse – Getty Images.

Par Dave Philipps et Eric Schmitt

 

L’armée n’a jamais mené d’enquête indépendante sur un bombardement de 2019 sur le dernier bastion de l’État islamique, malgré les inquiétudes concernant une force commando secrète.

Source : The New York Times, Dave Philipps et Eric Schmitt
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

Dans les derniers jours de la bataille contre l’État islamique en Syrie, alors que les membres du califat autrefois flamboyant étaient acculés dans un champ près d’une ville appelée Baghuz, un drone de l’armée américaine tournait à haute altitude, à la recherche de cibles militaires. Mais il n’a vu qu’une grande foule de femmes et d’enfants blottis contre la berge d’une rivière.

Sans prévenir, un avion d’attaque américain F-15E a traversé le champ de vision haute définition du drone et a largué une bombe de 250 kg sur la foule, l’engloutissant dans un souffle terrifiant. Lorsque la fumée s’est dissipée, quelques personnes se sont éloignées pour se mettre à l’abri. Puis un jet qui les suivait a largué une bombe de 1000 kg, puis une autre, tuant la plupart des survivants.

C’était le 18 mars 2019. Au centre d’opérations aériennes combinées de l’armée américaine, très occupé, sur la base aérienne d’Al Udeid au Qatar, le personnel en uniforme qui observait les images en direct du drone regardait avec une incrédulité stupéfaite, selon un officier qui était présent.

Un analyste confus a saisi « Qui a largué ça ? » sur un système de chat sécurisé utilisé par ceux qui surveillaient le drone, se souviennent deux personnes qui ont examiné le journal des échanges. Un autre a répondu : « On vient de larguer sur 50 femmes et enfants. »

Une première évaluation des dégâts de la bataille a rapidement révélé que le nombre de morts était en fait d’environ 70.

La frappe de Baghuzz est l’une des plus importantes pertes civiles de la guerre contre l’État islamique, mais elle n’a jamais été reconnue publiquement par l’armée américaine. Les détails, rapportés ici pour la première fois, montrent que le nombre de morts a été presque immédiatement évident pour les responsables militaires. Un officier juridique a signalé la frappe comme un possible crime de guerre qui nécessitait une enquête. Mais à presque toutes les étapes, les militaires ont pris des mesures pour dissimuler la frappe catastrophique. Le nombre de morts a été minimisé. Les rapports ont été retardés, aseptisés et classifiés. Les forces de la coalition dirigée par les États-Unis ont détruit le site de l’explosion au bulldozer. Et les hauts dirigeants n’ont pas été informés.

L’inspecteur général indépendant du ministère de la Défense a ouvert une enquête, mais le rapport contenant ses conclusions a été retardé et dépourvu de toute mention de la frappe.

« Les dirigeants semblaient tellement décidés à enterrer l’affaire. Personne ne voulait s’en occuper », a déclaré Gene Tate, un évaluateur qui a travaillé sur le dossier pour le bureau de l’inspecteur général et a accepté de discuter des aspects qui n’étaient pas classifiés. « Cela vous fait perdre la foi dans le système quand les gens essaient de faire ce qui est juste mais que personne en position de leadership ne veut l’entendre. »

Tate, un ancien officier de la marine qui a travaillé pendant des années comme analyste civil à la Defense Intelligence Agency et au National Counterterrorism Center avant de passer au bureau de l’inspecteur général, a déclaré qu’il avait critiqué le manque d’action et qu’il avait finalement été forcé de quitter son poste.

Les détails des frappes ont été reconstitués par le New York Times pendant des mois à partir de documents confidentiels et de descriptions de rapports classifiés, ainsi que d’entretiens avec le personnel directement impliqué et avec des fonctionnaires ayant une habilitation de sécurité très secrète qui ont discuté de l’incident à condition de ne pas être nommés.

L’enquête du Times a révélé que le bombardement avait été demandé par une unité d’opérations spéciales américaine classifiée, la Task Force 9, qui était chargée des opérations au sol en Syrie. La task force opérait dans un tel secret que, parfois, elle n’informait même pas ses propres partenaires militaires de ses actions. Dans le cas du bombardement de Baghuz, le commandement de l’armée de l’Air américaine au Qatar n’avait aucune idée de la frappe à venir, a déclaré un officier qui a servi au centre de commandement.

Dans les minutes qui ont suivi l’attaque, alarmé, un officier de renseignement de l’armée de l’Air dans le centre d’opérations a appelé un avocat de l’armée de l’Air chargé de déterminer la légalité des attaques. L’avocat a ordonné à l’escadron de F-15E et à l’équipage du drone de préserver toutes les vidéos et autres preuves, selon les documents obtenus par le Times. Il est ensuite monté à l’étage et a signalé l’attaque à sa chaîne de commandement, affirmant qu’il s’agissait d’une possible violation du droit des conflits armés – un crime de guerre – et que la réglementation exigeait une enquête approfondie et indépendante.

Mais une enquête approfondie et indépendante n’a jamais eu lieu.

Cette semaine, après que le New York Times a transmis ses conclusions au commandement central américain, qui supervise la guerre aérienne en Syrie, le commandement a reconnu les frappes pour la première fois, affirmant que 80 personnes avaient été tuées mais que les frappes aériennes étaient justifiées. Il a déclaré que les bombes avaient tué 16 combattants et 4 civils. Quant aux 60 autres personnes tuées, la déclaration indique qu’il n’est pas certain qu’il s’agisse de civils, notamment parce que les femmes et les enfants de l’État islamique prennent parfois les armes.

« Nous abhorrons la perte de vies innocentes et prenons toutes les mesures possibles pour les empêcher », a déclaré dans le communiqué le capitaine Bill Urban, porte-parole principal du commandement. « Dans ce cas, nous nous sommes auto-déclarés et avons enquêté sur la frappe selon nos propres preuves et nous assumons l’entière responsabilité de la perte involontaire de vies. »

La seule évaluation effectuée immédiatement après la frappe a été réalisée par la même unité terrestre qui a ordonné la frappe. Elle a déterminé que le bombardement était légal car il n’a tué qu’un petit nombre de civils tout en visant des combattants de l’État islamique dans le but de protéger les forces de la coalition, a indiqué le commandement. Par conséquent, aucune notification officielle de crime de guerre, aucune enquête criminelle ni aucune mesure disciplinaire n’était justifiée, a-t-il ajouté, précisant que les autres décès étaient accidentels.

Mais l’avocat de l’armée de l’Air, le lieutenant-colonel Dean W. Korsak, pensait avoir été témoin de possibles crimes de guerre et a insisté à plusieurs reprises auprès de ses supérieurs et des enquêteurs de l’armée de l’Air pour qu’ils agissent. Comme ils ne le faisaient pas, il a alerté l’inspecteur général indépendant du ministère de la Défense. Deux ans après l’attaque, ne voyant aucun signe d’action de la part de l’organisme de surveillance, le colonel Korsak a envoyé un courriel à la commission des forces armées du Sénat, expliquant à son personnel qu’il avait des documents top secrets à discuter et ajoutant : « Je m’expose à un grand risque de représailles militaires en envoyant ce message. »

« Des hauts gradés de l’armée américaine ont intentionnellement et systématiquement contourné le processus de frappe délibérée », a-t-il écrit dans ce courriel, que le Times a obtenu. Une grande partie du contenu était classifié et devait être discuté par des communications sécurisées, a-t-il dit. Il a écrit qu’une unité avait intentionnellement saisi de fausses données dans le rapport des frappes, « cherchant clairement à couvrir les incidents ». Qualifiant le nombre de morts classifié de « scandaleusement élevé », il a déclaré que l’armée n’avait pas respecté ses propres exigences en matière de rapport et d’enquête sur la frappe.

Il y a de fortes chances, écrit-il, que « les plus hauts niveaux du gouvernement n’aient pas eu connaissance de ce qui se passait sur le terrain. »

Le colonel Korsak n’a pas répondu aux demandes de commentaires.

Un nombre de victimes sous-estimé

Les États-Unis ont présenté la guerre aérienne contre l’État islamique comme la campagne de bombardement la plus précise et la plus humaine de leur histoire. Selon l’armée, chaque rapport de victimes civiles a fait l’objet d’une enquête et les conclusions ont été rendues publiques, créant ce que l’armée appelle un modèle de responsabilité.

Mais les frappes sur Baghuz racontent une histoire différente.

Les détails suggèrent que si l’armée a mis en place des règles strictes pour protéger les civils, la force d’intervention des opérations spéciales a utilisé d’autres règles à plusieurs reprises pour les contourner. Les équipes militaires chargées de compter les victimes avaient rarement le temps, les ressources ou la motivation nécessaires pour faire un travail précis. Et les troupes étaient rarement confrontées à des répercussions lorsqu’elles causaient la mort de civils.

Même dans le cas extraordinaire de Baghuz – qui se classerait au troisième rang des pires événements de pertes civiles de l’armée en Syrie si 64 décès de civils étaient reconnus – les règlements pour signaler et enquêter sur le crime potentiel n’ont pas été suivis, et personne n’a été tenu responsable.

L’armée a récemment admis qu’une frappe bâclée à Kaboul, en Afghanistan, en août, avait tué 10 civils, dont sept enfants. Mais ce genre d’aveu public est inhabituel, selon les observateurs. Le plus souvent, les décès de civils sont sous-estimés, même dans les rapports confidentiels. Près de 1 000 frappes ont touché des cibles en Syrie et en Irak en 2019, utilisant 4 729 bombes et missiles. Le décompte militaire officiel des morts civils pour toute cette année n’est que de 22, et les frappes du 18 mars ne figurent nulle part sur la liste.

Une force opérationnelle secrète

La bataille de Baghuz a représenté la fin d’une campagne de près de cinq ans menée par les États-Unis pour vaincre l’État islamique en Syrie et a constitué un triomphe de politique étrangère pour le président Donald J. Trump.

À l’apogée de son règne en 2014, l’État islamique contrôlait une zone de Syrie et d’Irak de la taille du Tennessee. Une flotte de drones, d’avions à réaction, d’hélicoptères d’attaque et de bombardiers lourds de la coalition a frappé les positions ennemies avec environ 35 000 frappes au cours des cinq années suivantes, ouvrant un chemin pour que les milices kurdes et arabes locales puissent reprendre du terrain.

Au terme d’un combat acharné, les frappes aériennes ont rassemblé les derniers combattants de l’État islamique sur un lopin de terre agricole au bord de l’Euphrate, près de Baghuz. La puissance aérienne de la coalition a forcé des milliers de personnes à se rendre, épargnant la vie d’un nombre incalculable d’alliés kurdes et arabes.

Sur le terrain, la Task Force 9 a coordonné les offensives et les frappes aériennes. L’unité comprenait des soldats du 5e groupe de forces spéciales et de l’équipe commando d’élite Delta Force de l’armée, ont indiqué plusieurs responsables.

Au fil du temps, certains responsables chargés de superviser la campagne aérienne ont commencé à croire que la task force contournait systématiquement les garde-fous créés pour limiter les décès de civils.

Le processus était censé passer par plusieurs contrôles et équilibres. Des drones équipés de caméras haute définition étudiaient les cibles potentielles, parfois pendant des jours ou des semaines. Des analystes étudiaient les données des services de renseignement pour distinguer les combattants des civils. Et des avocats militaires étaient intégrés aux équipes d’intervention pour s’assurer que le ciblage était conforme au droit des conflits armés. En situation de combat, le processus pouvait ne prendre que quelques minutes, mais même dans ce cas, les règles exigeaient des équipes qu’elles identifient les cibles militaires et minimisent les dommages causés aux civils. Parfois, lorsque la force opérationnelle ne répondait pas à ces exigences, les commandants au Qatar et ailleurs refusaient l’autorisation de frapper.

Mais il existait un moyen rapide et facile de contourner une grande partie de cette surveillance : invoquer un danger imminent.

Le droit des conflits armés – le livre de règles qui définit la conduite légale de l’armée en temps de guerre – permet aux troupes dans des situations de danger de mort d’éviter les avocats, les analystes et autres bureaucrates de l’équipe d’intervention et de demander des frappes directement à partir d’avions en vertu de ce que les règlements militaires appellent un « droit inhérent à la légitime défense. »

La Task Force 9 n’a généralement joué qu’un rôle consultatif en Syrie, et ses soldats étaient généralement bien en retrait des lignes de front. Malgré cela, à la fin de 2018, environ 80 % de toutes les frappes aériennes qu’elle appelait revendiquaient la légitime défense, selon un officier de l’armée de l’Air qui a examiné les frappes.

Les règles permettaient aux troupes américaines et aux alliés locaux de l’invoquer lorsqu’ils faisaient face non seulement à des tirs ennemis directs, mais aussi à toute personne affichant une « intention hostile », selon un ancien officier qui a été déployé avec l’unité à de nombreuses reprises. Selon cette définition, une chose aussi banale qu’une voiture roulant à des kilomètres des forces amies pouvait dans certains cas être visée. Selon l’ancien officier, la task force a interprété les règles de manière large.

Les conséquences de cette approche sont évidentes. Un certain nombre de villes syriennes, y compris la capitale régionale, Raqqa, ont été réduites à peine plus que des décombres. Les organisations de défense des droits humains ont indiqué que la coalition avait causé la mort de milliers de civils pendant la guerre. Des centaines de rapports d’évaluation militaire examinés par le Times montrent que la force opérationnelle a été impliquée dans près d’un incident sur cinq impliquant des victimes civiles de la coalition dans la région.

Publiquement, la coalition a insisté sur le fait que les chiffres étaient beaucoup plus faibles. En privé, elle s’est sentie dépassée par le volume des demandes de victimes civiles rapportées par les habitants, les groupes humanitaires et les médias, et un arriéré de rapports d’évaluation des victimes civiles est resté non examiné pendant des mois, selon deux personnes qui ont compilé les rapports.

Mais même lorsqu’ils étaient terminés, les équipes militaires chargées de ces évaluations n’étaient pas équipées pour effectuer un décompte précis, a déclaré l’ancien officier de la force opérationnelle, car le personnel chargé du décompte n’enquêtait pas sur le terrain et fondait souvent ses conclusions sur le nombre de civils morts qu’il pouvait identifier de manière définitive à partir des images aériennes des décombres.

Tate, qui a rédigé un rapport confidentiel sur les lacunes du processus, a déclaré que les équipes d’évaluation manquaient parfois de formation et que certaines d’entre elles n’avaient même pas les autorisations de sécurité nécessaires pour examiner les preuves.

Les évaluations du processus de frappe étaient également défectueuses, selon trois responsables, car elles étaient effectuées par les unités qui avaient déclenché les frappes, ce qui signifie que le groupe de travail évaluait ses propres performances. Il était rare qu’elle y trouve des problèmes.

Alarme à la CIA

Les groupes de défense des droits humains ne sont pas les seuls à tirer la sonnette d’alarme. Les agents de la CIA travaillant en Syrie se sont tellement inquiétés des frappes de la task force qu’ils ont fait part de leurs inquiétudes à l’inspecteur général du ministère de la Défense, qui a enquêté sur ces allégations et rédigé un rapport. Les résultats de ce rapport sont top secrets, mais l’ancien officier de la task force, qui a examiné le rapport, a déclaré que les officiers de la CIA ont allégué que dans environ 10 incidents, la task force secrète a frappé des cibles en sachant que des civils seraient tués.

L’ancien officier a déclaré que le rapport a déterminé que toutes les frappes étaient légales.

L’inspecteur général a refusé de publier le rapport ou de discuter de ses conclusions.

Le personnel du centre d’opérations au Qatar, qui supervisait la guerre aérienne, a également commencé à s’inquiéter des frappes de la task force. Les avocats de l’armée de l’Air ont commencé à tenir une feuille de calcul, enregistrant les justifications d’autodéfense utilisées par la force opérationnelle pour déclencher les frappes, puis les comparant avec les images des drones et d’autres preuves, selon un officier qui a consulté les données. Les preuves semblaient montrer que le groupe de travail ajoutait des détails qui justifieraient légalement une frappe, comme le fait de voir un homme armé, même si ces détails n’étaient pas visibles sur les images.

Bien qu’un certain nombre d’agents du centre d’opérations aient soupçonné que le groupe de travail incluait des informations trompeuses dans les journaux pour justifier les frappes, ils ne pensaient pas avoir suffisamment de preuves pour insister sur ce point, a déclaré l’agent. Cela a changé le 18 mars 2019.

Une frappe fatale

Le camp de Baghuz était effectivement le Fort Alamo de l’État islamique – un dernier refuge où les militants purs et durs ont juré de se battre jusqu’à la mort. Pendant plus d’un mois, ils ont été piégés dans un kilomètre carré de champs agricoles calcinés. Parmi les tentes de fortune, les véhicules criblés de balles et les bunkers creusés à la main se trouvaient des dizaines de milliers de femmes et d’enfants. Certains étaient là de leur plein gré, d’autres non.

La coalition a assiégé les lieux dans l’espoir d’affamer les combattants. En six semaines, 29 000 personnes, pour la plupart des femmes et des enfants, se sont rendues. Le 18 mars, des images de drones ont montré que le camp abritait toujours un grand nombre de personnes soupçonnées d’être des combattants et leurs familles.

Les drones de la coalition avaient ratissé le camp 24 heures sur 24 pendant des semaines et connaissaient presque chaque centimètre carré, ont indiqué les officiers, y compris les mouvements quotidiens des groupes de femmes et d’enfants qui se réunissaient pour manger, prier et dormir près d’une rive escarpée de la rivière qui leur servait de protection.

Ce qui s’est passé le matin du 18 mars est contesté.

Ce jour-là, les combattants de l’État islamique piégés dans le camp ont lancé une contre-offensive avant l’aube, selon le Commandement central, qui supervisait la Task Force 9. Des centaines de combattants de l’État islamique ont commencé à tirer avec des fusils et des lance-grenades et à envoyer des combattants munis de gilets prévus pour des suicides. La coalition a bombardé les combattants de frappes aériennes, si nombreuses qu’en milieu de matinée, elle avait utilisé tous les missiles de ses drones. Il ne restait plus qu’un seul drone américain, contrôlé par la force opérationnelle, dans la zone, et il n’était pas armé.

Vers 10 heures du matin, les forces syriennes locales ont signalé qu’elles étaient sous le feu et en danger d’être envahies, et ont demandé une frappe aérienne, selon le commandement central. Le drone de la force opérationnelle a suivi un groupe de combattants qui se frayait un chemin à travers le camp jusqu’à la zone où se trouvaient les femmes et les enfants.

Un officier du 5e groupe de forces spéciales de la force opérationnelle a regardé les images du drone et n’a pas vu de civils, a déclaré un officier de la force opérationnelle. Mais le drone sur lequel il s’est appuyé n’avait qu’une caméra à définition standard. Le commandement central a déclaré qu’il n’y avait pas de drones haute définition dans la région qui pourraient obtenir une meilleure vue de la cible.

L’officier des forces spéciales a donné l’ordre de tirer. Comme il n’y avait plus de missiles de précision, selon le commandement, le commandant au sol a fait appel à des bombes de 250 et 1 000 kg. Le journal des frappes a classé l’attaque comme étant de la légitime défense.

En fait, un drone haute définition était disponible. La force opérationnelle ne l’a pas utilisé. Tournant au-dessus, il transmettait des images de la même parcelle de terrain au centre d’opérations du Qatar. Comme la force opérationnelle opérait dans le plus grand secret, deux officiers ont déclaré que les personnes au Qatar qui regardaient le drone haute définition ne savaient pas que la force opérationnelle était sur le point de lancer une frappe.

Le commandement central a déclaré que la force opérationnelle ne savait pas que le meilleur drone était au-dessus de sa tête.

Le drone haute définition a enregistré une scène très différente de celle décrite par le commandement central la semaine dernière, selon trois personnes qui ont visionné les images. Sur celle-ci, deux ou trois hommes – pas 16 – errent dans le cadre près de la foule. Ils sont armés de fusils mais ne semblent pas manœuvrer, engager les forces de la coalition ou agir d’une manière qui semblerait justifier une frappe d’autodéfense avec des bombes de 1 000 kg. Un journal de chat utilisé par les analystes qui regardaient les images a noté la présence de femmes, d’enfants et d’un homme armé, mais n’a pas mentionné de combat actif, selon deux personnes qui ont consulté le journal.

L’équipe d’enquêtes visuelles du Times a examiné des centaines de photos, de vidéos et d’images satellite du camp de l’État islamique à Baghuz. Le point de frappe signalé se trouve entre deux aqueducs, que l’équipe a utilisés comme éléments de référence pour localiser l’endroit.

Une photographie prise la veille montre plusieurs tentes de fortune dans la zone.

Ce qui n’est pas contesté, c’est que quelques instants après que le groupe de travail a demandé la frappe, un avion d’attaque F-15E a frappé l’endroit avec une bombe de 250 kg. Cinq minutes plus tard, lorsque les forces terrestres ont vu des gens fuir le site de l’explosion, le F-15E a largué deux bombes de 1 000 kg sur les survivants. L’attaque complète a duré 12 minutes.

Principales conclusions de l’enquête sur la frappe aérienne de Baghuz

Découverte de la vérité. Pendant plusieurs mois, le New York Times a rassemblé les détails de la frappe aérienne de 2019 à Baghuz, en Syrie, l’une des plus grandes pertes civiles de la guerre contre l’État islamique. Voici les principales conclusions de l’enquête :

L’armée américaine a mené l’attaque. La Task Force 9, l’unité secrète d’opérations spéciales chargée des opérations terrestres en Syrie, a demandé l’attaque. L’attaque a commencé lorsqu’un jet F-15E a frappé Baghuz avec une bombe de 250 kg. Cinq minutes plus tard, le F-15E a largué deux bombes de 1 000 kg.

Le nombre de morts a été minimisé. Le Commandement central américain a récemment reconnu que 80 personnes, dont des civils, avaient été tuées dans cette frappe aérienne. Bien que le nombre de morts ait été presque immédiatement évident pour les responsables militaires, les règles d’enquête sur ce crime potentiel n’ont pas été suivies.

Les rapports ont été retardés, aseptisés et classifiés. L’inspecteur général indépendant du ministère de la Défense a ouvert une enquête, mais le rapport contenant ses conclusions a été retardé et dépourvu de toute mention de la frappe.

Les forces de la coalition dirigée par les Américains ont détruit le site de l’explosion au bulldozer. Des observateurs civils qui se sont rendus dans la zone de l’attaque le lendemain ont dit avoir trouvé des piles de femmes et d’enfants morts. Dans les jours qui ont suivi le bombardement, les forces de la coalition ont envahi le site, qui a été rapidement détruit au bulldozer.

Un vidéographe syrien, Gihad Darwish, a filmé des frappes aériennes dans la zone correspondant à cette description depuis une falaise rocheuse au-dessus du camp. Les images montrent que les troupes au sol n’ont peut-être pas été en mesure de voir le groupe de civils.

Une enquête ratée

Les règlements du ministère de la Défense exigent que toute violation « possible, soupçonnée ou présumée » du droit des conflits armés soit immédiatement signalée au commandant combattant en charge, ainsi qu’aux enquêteurs en charge des crimes, aux chefs d’état-major interarmées, au secrétaire à la Défense et au secrétaire à l’Armée.

Après avoir visionné les images, l’avocat de l’armée de l’Air, le colonel Korsak, a ordonné aux unités concernées de préserver neuf éléments de preuve, y compris la vidéo, et a signalé la frappe à sa chaîne de commandement, selon le courriel qu’il a ensuite envoyé au personnel de la commission des services armés du Sénat. Il a également fait part au commandement de ses préoccupations quant au fait que l’unité semblait couvrir les violations présumées de crimes de guerre en ajoutant des détails au journal des frappes qui justifieraient une frappe d’autodéfense.

Il a dit au personnel de la commission que les commandants n’ont pas pris de mesures.

Les forces de la coalition ont envahi le camp ce jour-là et ont vaincu l’État islamique quelques jours plus tard. La guerre aérienne qui a duré des années a été saluée comme un triomphe. Le commandant du centre d’opérations au Qatar a autorisé l’ensemble du personnel à prendre quatre verres au bar de la base, supprimant ainsi la limite normale de trois verres.

Le lendemain, des observateurs civils qui se sont rendus dans la zone de frappe ont trouvé des piles de femmes et d’enfants morts. L’organisation de défense des droits humains Raqqa Is Being Slaughtered Silently (Raqqa est assassinée dans le silence, NdT) a publié des photos des corps, les qualifiant de « terrible massacre. »

Des images satellite prises quatre jours plus tard montrent que la berge abritée et la zone qui l’entoure, qui étaient sous le contrôle de la coalition, semblent avoir été rasées au bulldozer.

David Eubank, un ancien soldat des forces spéciales de l’armée américaine qui dirige aujourd’hui l’organisation humanitaire Free Burma Rangers, a parcouru la zone environ une semaine plus tard. « L’endroit avait été pulvérisé par les frappes aériennes, a-t-il déclaré dans une interview. Il y avait beaucoup de terre fraîchement passée au bulldozer et la puanteur des corps en dessous, beaucoup de corps. »

Craignant que les détails de la frappe aérienne ne soient également enterrés, le colonel Korsak a alerté la version du FBI de l’armée de l’Air, le Bureau des enquêtes spéciales. Dans un courriel que le colonel Korsak a transmis à la commission sénatoriale des services armés, un major a répondu que les agents ne se pencheraient probablement pas sur la question, affirmant que le bureau n’enquêtait généralement sur les rapports de victimes civiles que lorsqu’il y avait « un potentiel d’attention médiatique élevée, une préoccupation concernant le tollé de la communauté locale/du gouvernement, une préoccupation concernant la diffusion d’images sensibles. »

Le bureau des enquêtes spéciales de l’armée de l’Air a refusé de commenter.

Le colonel Korsak a de nouveau pressé sa chaîne de commandement d’agir, informant le chef des affaires juridiques de son commandement dans un mémo en mai 2019 que les règlements exigeaient une enquête. Il a ensuite déclaré au personnel de la commission sénatoriale que ses supérieurs n’avaient pas ouvert d’enquête.

« Le sujet et les incidents étaient caducs à l’arrivée, a-t-il écrit. Mon superviseur a refusé de discuter de la question avec moi. »

L’officier juridique en chef, le colonel Matthew P. Stoffel, n’a pas répondu aux demandes de commentaires.

Le groupe de travail a terminé un rapport sur les victimes civiles de la frappe ce mois-là et a déterminé que quatre civils avaient été tués. Mais deux ans et demi plus tard, sur le site Web de l’armée consacré à sa campagne contre l’État islamique, connue sous le nom d’opération Inherent Resolve, l’armée indique toujours publiquement que le dossier est « ouvert. »

Un rapport enterré

Peu désireux de laisser tomber l’affaire, le colonel Korsak a déposé une plainte par ligne directe auprès du bureau de l’inspecteur général en août 2019.

Une équipe de quatre personnes du bureau se penchait déjà sur les lacunes des processus de signalement des victimes civiles en Syrie et a rapidement organisé un entretien dans un cadre sécurisé. Après avoir examiné les images haute définition et interrogé le colonel Korsak, l’équipe, dont faisait partie Tate, a déclaré aux supérieurs du bureau de l’inspecteur général que l’allégation de crime de guerre était « extrêmement crédible. »

« Lorsqu’il est venu nous voir, il a tenu à préciser qu’il avait d’abord essayé tout le reste, a déclaré Tate. Il pensait que la ligne d’assistance IG était la seule option restante. »

Mais comme l’avocat de l’armée de l’Air, l’équipe de Tate s’est rapidement heurtée à des obstacles. Le commandement central a été lent à fournir des preuves, a-t-il dit. Tate a obtenu des vidéos de plusieurs drones survolant Baghuz ce jour-là, mais n’a pas pu localiser les images du drone de la force opérationnelle qui a déclenché la frappe.

Le bureau de l’inspecteur général a reçu une deuxième plainte sur la ligne d’assistance téléphonique au sujet de la frappe, a déclaré une porte-parole, mais Tate a déclaré que son équipe n’a jamais été informée.

Tate a étudié le rapport du groupe de travail sur les victimes, mais il ne correspondait pas à ce qu’il avait vu sur la vidéo. Le nombre de morts civiles indiqué dans le rapport était « incroyablement faible », a-t-il dit.

La dernière section du rapport sur les pertes humaines était réservée à l’avis juridique. Dans une version du rapport envoyée à Tate par l’état-major de l’opération Inherent Resolve, le commandement militaire basé à Bagdad qui supervise les opérations en Irak et en Syrie, un avocat de la force opérationnelle et un officier des opérations ont écrit qu’une violation du droit des conflits armés avait pu avoir lieu. Dans une autre copie provenant du Commandement central, a-t-il dit, cette opinion avait été supprimée.

Tate n’a pu trouver aucune preuve que les chefs d’état-major interarmées, le secrétaire à la Défense ou les enquêteurs criminels avaient été alertés, comme il se doit.

Quelques jours après avoir interrogé le colonel Korsak, l’équipe de Tate a présenté ses conclusions à ses supérieurs et leur a dit que le bureau était tenu d’alerter ces responsables et les agences d’enquête criminelle. Tate a déclaré que ses supérieurs n’ont pris aucune mesure. L’équipe a insisté auprès de ses supérieurs à de nombreuses reprises au cours des mois suivants et, en janvier 2020, le chef de l’équipe de Tate a rédigé un mémo destiné à alerter officiellement les autorités. Il suffisait de le faire signer par l’inspecteur général adjoint qui supervisait l’équipe. Tate a déclaré que le superviseur ne l’avait pas signé.

Dans les mois qui ont suivi en 2020, l’équipe a terminé son rapport sur des questions plus larges dans le processus de déclaration des victimes civiles, mais alors qu’il passait par le processus d’édition et d’approbation, qui comprenait des commentaires du Commandement central, toutes les mentions de la frappe de Baghuz ont été supprimées.

Tate a critiqué de plus en plus sévèrement la direction du bureau de l’inspecteur général. En octobre 2020, il a déclaré avoir été forcé de quitter son poste et escorté hors du bâtiment par la sécurité.

Le rapport de l’inspecteur général sur les pertes civiles a été officiellement publié ce printemps à l’intention de certains membres du Congrès et de l’armée disposant des autorisations de sécurité appropriées. Le bureau a refusé de rendre publique une copie du rapport ou de discuter de ses conclusions confidentielles, mais a reconnu qu’il ne mentionnait pas Baghuz.

Une porte-parole du bureau de l’inspecteur général a contesté le récit de Tate. Elle a déclaré qu’il avait alerté les autorités compétentes du Commandement central peu après avoir reçu la première plainte de la ligne d’assistance téléphonique en 2019. La porte-parole a déclaré que le bureau a également informé les enquêteurs criminels de l’attaque en octobre 2020, 14 mois après avoir reçu l’appel de la ligne directe – à peu près au moment où Tate a été licencié.

Une porte-parole du bureau a déclaré qu’une nouvelle évaluation de l’adhésion du Commandement des opérations spéciales au droit de la guerre devrait être achevée ce mois-ci, et qu’elle inclurait la frappe de Baghuz. Ce rapport sera également classifié.

Après avoir quitté le bureau, Tate a refusé d’abandonner. Il a contacté la commission des Forces armées du Sénat en mai et a envoyé une lettre de 10 pages décrivant la frappe et ce qu’il considérait comme un « échec systématique » dans le rapport sur les pertes civiles. La commission a ensuite contacté le colonel Korsak, qui lui a répondu par un courriel détaillé.

Interrogé par le Times sur la frappe de mars 2019, Chip Unruh, porte-parole du sénateur Jack Reed, démocrate du Rhode Island et président de la commission des Forces armées du Sénat, a refusé de commenter les détails de l’incident, dont le Commandement central a informé la commission.

Il a toutefois fourni une déclaration plus large : « Lorsque des erreurs tragiques se produisent sur le champ de bataille, les États-Unis, en tant que leader du monde libre, ont l’obligation d’être transparents, d’assumer leurs responsabilités et de faire tout ce qui est en leur pouvoir pour apprendre et prévenir de futures erreurs. »

Tate a attendu pendant des mois que la commission le rappelle et lui indique qu’elle se penche activement sur le dossier. Cette semaine, il a déclaré avec un soupir qu’il attendait toujours.

Azmat Khan, Christoph Koettl et Haley Willis ont contribué à ce reportage. Drew Jordan a contribué à la production.

Source : The New York Times, Dave Philipps et Eric Schmitt, 13-11-2021
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

Source : Les Crises
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