Par Anthony Samrani (revue de presse : L’Orient-Le Jour – 8/12/21)*
Où commence et où s’arrête la realpolitik ? La rencontre entre le président français Emmanuel Macron et le prince héritier Mohammad ben Salmane (MBS) à Djeddah samedi dernier relance à nouveau le débat. Fallait-il que le représentant de la patrie des droits de l’Homme participe à la réhabilitation d’un dirigeant responsable de l’assassinat du journaliste saoudien Jamal Khashoggi dans le consulat de son pays à Istanbul ? Présenté comme cela, la réponse paraît évidente. Le sujet est toutefois un peu plus complexe. Que cela plaise ou non, l’Arabie saoudite est un partenaire incontournable pour Paris sur de nombreux dossiers. MBS est pour sa part non seulement l’homme fort du royaume mais aussi son probable souverain pour les prochaines décennies. Si le dauphin est aujourd’hui boycotté par le président américain Joe Biden, les Occidentaux n’auront certainement pas d’autres choix que de normaliser leur relation avec lui dans les années à venir. Mais fallait-il le faire maintenant ? Fallait-il être le premier dirigeant de premier ordre à faire sauter ce tabou ? Il est permis d’en douter.
Emmanuel Macron a fait un cadeau en or à MBS qui lui vaut non seulement des critiques sur la scène nationale mais qui envoie aussi un très mauvais message à tous les autocrates de la planète. Ces derniers auront beau jeu de moquer toute la rhétorique occidentale sur la défense des droits de l’homme et de dénoncer un double discours façonné en fonction de leurs intérêts. Même un Bachar el-Assad peut ainsi se sentir conforté dans sa stratégie de normalisation et se dire que son tour finira par arriver. Cela ne suffit toutefois pas à discréditer complètement l’initiative du locataire de l’Elysée. La diplomatie rend parfois le dialogue nécessaire avec les dictateurs, d’autant plus quand ceux-ci sont des partenaires indispensables. La pertinence de celui-ci dépend toutefois des concessions réciproques qui en résultent. Emmanuel Macron a par exemple tenté pendant des années de renforcer le dialogue avec la Russie, concédant même plusieurs faveurs à Vladimir Poutine, sans quasiment rien obtenir en retour. Le dialogue avec MBS a-t-il été plus fructueux ? Au point de justifier son existence dans un contexte aussi problématique ?
Du point de vue économique, certainement. Pour faire vivre son complexe militaro-industriel, la France a besoin de vendre des armes, et les pays du Golfe, dont l’Arabie, sont des partenaires de premier ordre en la matière. Outre les contrats relatifs à la Défense, dont la vente historique de 80 rafales aux Emirats arabes unis, la visite dans le Golfe a permis d’engendrer 30 milliards d’euros de contrats, dont 15 pour le seul royaume wahhabite.
Du point de vue politique, c’est beaucoup plus discutable. La France n’est pas les Etats-Unis et a des marges de manœuvres nettement plus étroites vis-à-vis de ses partenaires au Moyen-Orient. Le fait de leur vendre des armes ne lui permet pas de peser davantage dans leurs choix géopolitiques, comme dans le cas de l’intervention saoudienne au Yémen. Le président français a notamment justifié sa visite par sa volonté de dégeler le dossier libanais, qui subit de plein fouet les conséquences de la décision de Riyad de couper ses relations diplomatiques avec Beyrouth. Emmanuel Macron a obtenu de MBS qu’il décroche son téléphone pendant quelques minutes pour s’entretenir avec le Premier ministre libanais Nagib Mikati et un engagement de sa part à participer à l’aide humanitaire pour le Liban. Compte tenu du point de départ, ce n’est pas rien. Les Saoudiens ne voulaient en effet plus entendre parler du Liban et il n’est pas dans l’habitude du prince héritier de faire des concessions. Mais pour un chef d’Etat qui se déplace en personne, dans de telles conditions, cela reste léger. D’autant plus que rien n’indique que ce petit geste d’ouverture donne des suites tant la position saoudienne paraît ferme en ce qui concerne le pays du Cèdre.
En résumé, la visite du président français a permis de remplir les caisses, de renforcer des partenariats avec des acteurs clés dans la région, et d’obtenir une percée symbolique sur le dossier libanais. De quoi faire oublier l’affaire Khashoggi ? Rien n’est moins sûr
*Source : L’Orient-Le Jour – campagne par e-mail.