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25 avril 2024

« Jérusalem est le lieu d’une tension permanente entre le début et la fin des temps »


Vincent Lemire : « Jérusalem est le lieu d’une tension permanente entre le début et la fin des temps »

Sanctuaire pour les juifs, les chrétiens et les musulmans, la cité reste un enjeu géopolitique majeur. Vincent Lemire, spécialiste de Jérusalem, retrace l’histoire de la ville trois fois sainte.
Virginie Larousse
Vue de Jérusalem depuis le mont des Oliviers.

Vue de Jérusalem depuis le mont des Oliviers. • JON ARNOLD IMAGES/ HEMIS.FR

Agrégé d’histoire, maître de conférences à l’université Paris-Est Gustave-Eiffel, Vincent Lemire a dirigé le projet européen openjerusalem.org et dirige actuellement le Centre de recherche français à Jérusalem. Il nous éclaire sur les différentes facettes de cette « ville-monde ».

Comment faire la part de l’histoire et de la mémoire concernant cette ville surchargée de lieux saints, théâtre de tant de massacres et de batailles ?

À Jérusalem, l’histoire est ensevelie sous l’amoncellement des mémoires, des utopies et des projections identitaires propres à chaque tradition. Cette ville est un « garde mémoires » bien plus qu’un lieu d’histoire.

On dispose d’une multitude de récits épiques concernant les conquêtes et les reconquêtes, mais on manque d’une histoire globale et synthétique sur la longue durée, celle que nous avons tenté de restituer dans notre Histoire d’une ville-monde (Flammarion, 2016).

Et si Jérusalem est souvent réduite à ses batailles et à ses tragédies, c’est sans doute parce que les trois récits monothéistes y situent la fin des temps et le Jugement dernier. Dans les imaginaires, elle est le lieu d’une tension permanente entre la paix et la guerre, le paradis et l’enfer, la Genèse et l’Apocalypse, car la ville est le théâtre de ces récits à la fois fondateurs et symétriques.

Justement, Jérusalem était-elle prédestinée à devenir la capitale du royaume d’Israël ? Que représente-t-elle dans la mémoire juive ?

Jérusalem est le pivot de la culture juive, même s’il faut rappeler l’importance historique de Hébron, située à 30 kilomètres plus au sud. Site du tombeau des Patriarches, premier siège de la royauté davidique, Hébron avait davantage de légitimité historique pour devenir la capitale du peuple juif.

Selon l’historien Ernest Renan (1823-1892), le roi David a choisi Jérusalem parce qu’« il fallait une ville neutre qui n’eut pas de passé » pour incarner son projet politique et fonder une nouvelle religion monothéiste. Il a installé l’arche d’alliance sur l’acropole de la ville, là où son fils Salomon construira le premier Temple. Ce sanctuaire est détruit en 587 avant notre ère par les Babyloniens, mais le roi perse Cyrus II autorise rapidement la construction du second Temple, quelques décennies plus tard.

La mémoire juive retient surtout la destruction de ce second Temple, achevé et magnifié par Hérode et détruit en l’an 70 de notre ère par les troupes romaines de Titus. Dès les années qui ont suivi, cette destruction a été intensément commémorée par la communauté dispersée et elle est devenue un événement central de la liturgie juive.

À Jérusalem même, cette commémoration se déroulait au sommet du mont des Oliviers, quand, au XVIe siècle, pour une raison encore mal déterminée, les communautés juives ont commencé à sanctuariser ce qui restait du Mur occidental du second Temple.

Comment expliquer que cette ville, pourtant vidée pendant des siècles de sa population juive, soit restée le lieu de la destination mythique et mystique, de l’espérance d’un retour ?

Contrairement à une idée reçue, il n’y a jamais eu d’interruption de la présence juive à Jérusalem, à part pendant les quelques décennies de souveraineté chrétienne à la période croisée (1099-1187).

À l’époque byzantine, puis omeyyade, fatimide, mamelouk ou ottomane, une communauté juive a toujours été présente. Ensuite, il faut rappeler que la destruction du premier Temple et du second Temple est commémorée par un jeûne annuel, rigoureusement observé le neuvième jour du mois de Av (Tisha Beav).

Enfin, il faut souligner que la destruction du Temple est le thème central du fameux Psaume 137 : « Si je t’oublie, Jérusalem, que ma main droite se dessèche, que ma langue s’attache à mon palais. » Ce texte est central dans les prières quotidiennes et l’éducation des enfants, il est récité lors de chaque repas, lors des mariages…

Quelles ont été les phases de la christianisation ? Qu’est-ce que la mémoire chrétienne retient de Jérusalem ?

La mémoire chrétienne de la ville est ambivalente. Jérusalem est secondaire dans les Évangiles. Luc évoque la présentation au Temple et l’épisode de la tentation, mais, hormis ce passage, les évangiles synoptiques (ceux de Matthieu, Marc et Luc, dont la forme narrative comparable permet une « vue d’ensemble », ndlr) ne s’accordent que sur l’épisode des marchands du Temple, l’arrestation, la crucifixion et la Résurrection. L’essentiel de la prédication des Évangiles se passe en Galilée, au lac de Tibériade ou à Jéricho.

Chaque chrétien sait intuitivement que Jésus n’aime pas Jérusalem, qu’il ne s’y rend que pour mourir et prophétiser la destruction de la ville, dont « il ne restera pas ici pierre sur pierre qui ne soit renversée » (Matthieu 24, 2). Les premiers visiteurs chrétiens, tel le pèlerin de Bordeaux qui découvre Jérusalem au début des années 330, y voient un lieu de mémoire paradoxal et fragile, car il s’agit d’identifier et de consacrer un tombeau vide, pour célébrer un corps absent et le mystère de la Résurrection. C’est pour cette raison que le récit du pèlerin de Bordeaux mentionne surtout des lieux saints juifs.

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Quant à la localisation du tombeau du Christ, elle a régulièrement fait l’objet de revendications et de célébrations dis-parates. Le pèlerin ne peut vénérer sa dépouille, il a donc recours au culte des reliques : la croix, la couronne d’épines, la tunique, la pierre de l’onction, etc. Finalement, ce n’est qu’à la fin du VIe siècle, quelques décennies avant la conquête musulmane (635-638), que la ville apparaît dans les récits de pèlerinage comme véritablement christianisée. Ensuite, ce sont les croisés qui construiront les quelques monuments chrétiens ayant survécu jusqu’à aujourd’hui.

Qu’est-ce qui a fait de ce lieu la troisième ville sainte de l’islam ?

Jérusalem n’est pas souvent citée dans le Coran, mais elle occupe une place centrale dans l’histoire musulmane. Elle est la première qibla (direction vers laquelle se tournent les musulmans pour la prière, ndlr). C’est vers le Temple de Salomon que Muhammad se tourne d’abord pour prier. Il se place dans la lignée des prophètes préislamiques pour fonder une religion qui récapitule et parachève toutes les prophéties. De ce point de vue, Jérusalem est irremplaçable, et David, Samuel, Moïse ou Jésus y ont tous leur mosquée. La prise de la ville par les troupes du calife Omar, entre 635 et 638, suit de très près la mort de Muhammad (632), et entraîne immédiatement la construction d’une première mosquée du côté sud de l’esplanade, là où s’élève aujourd’hui la mosquée al-Aqsa.

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Il s’agit aussi du lieu de la dernière qibla : tous les musulmans savent que le Jugement dernier aura lieu à Jérusalem, sur le mont des Oliviers. Certaines traditions musulmanes locales évoquent même un « pont des Âmes » qui relierait le mont des Oliviers à l’esplanade des Mosquées, et que les trépassés devront traverser pour atteindre l’enfer ou le paradis. Historiquement, la meilleure preuve de l’intégration de Jérusalem au cœur du dogme musulman, c’est le Dôme du Rocher, qui reste aujourd’hui le monument islamique le plus ancien conservé au monde, bien antérieur à La Mecque ou à Médine.

Le calife Abd al-Malik l’a fait construire en 692, quelques décennies seulement après la prophétie de Muhammad. Il n’a jamais été détruit, même s’il a plusieurs fois été restauré. Sur le tambour intérieur du Dôme, on peut lire un texte protocoranique qui souligne la puissance de l’islam, l’exigence monothéiste et le rejet du dogme chrétien de la sainte Trinité : « Ne dites pas trois ! […] Dites seulement que le Messie Jésus, fils de Marie, était l’envoyé de Dieu. »

À partir de quel moment la ville devient-elle un enjeu géopolitique ?

Pendant plus de 2 000 ans, à l’exception de la brève parenthèse du royaume franc de Jérusalem entre 1099 et 1187, tous les pouvoirs qui se sont emparés de la cité ont évité d’en faire une capitale politique, comme s’ils avaient conscience du caractère explosif de cette ville sanctuaire. Ainsi est-elle toujours restée une ville provinciale dans un cadre impérial, dirigée par une autorité supranationale régnant sur plusieurs communautés de façon plutôt harmonieuse, comme j’ai pu le montrer dans mon livre Jérusalem 1900.

Le choc se produit aux abords du XXe siècle, quand cette cité supranationale entre brutalement dans l’âge des nations. Elle n’est plus le joyau d’une couronne impériale, mais devient l’ob–jet de revendications nationales exclusives. Cette ville dont l’histoire est si intimement liée à l’élaboration des grandes traditions monothéistes se trouve prise en étau entre les deux projets nationaux israélien et palestinien.

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Cette « capitalisation » se fait en plusieurs étapes : d’abord dans le contexte ottoman en 1872, quand Jérusalem devient une capitale régionale autonome directement reliée à Istanbul et non plus à Damas, puis en 1920, quand Jérusalem devient la capitale de la Palestine sous mandat britannique.

Le XXe siècle marque donc vraiment une rupture historique ?

Incontestablement, car c’est le siècle des guerres, des plans de partage, des partitions et des annexions ; et c’est d’ailleurs ce XXe siècle qui donne une vision faussée de l’histoire de Jérusalem sur la longue durée. En 1917, l’Empire ottoman est défait, et les Britanniques s’emparent de la ville avant que la Société des nations ne leur confie la mission impossible de permettre l’épanouissement du « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes », au moment où deux communautés antagonistes se développent parallèlement. Cette concurrence entre sionistes et nationalistes palestiniens dégénère en affrontements à Jérusalem dès avril 1920.

Les émeutes de 1929, qui font quelque 250 morts juifs et arabes dans toute la Palestine, démontrent que la coexistence n’est plus envisageable et qu’il faut imaginer une partition de la Palestine, tout en conservant un statut international spécial pour Jérusalem. Mais la première guerre israélo-arabe de 1948-1949 empêche ce scénario de se concrétiser et entraîne la partition entre Jérusalem-Ouest sous contrôle israélien et Jérusalem-Est, y compris la Vieille Ville, sous contrôle jordanien. C’est pour cela que la Jordanie a encore aujourd’hui des droits sur l’esplanade des Mosquées.

La conquête et l’annexion de Jérusalem-Est par Israël en 1967 marquent un nouveau tournant, car elles accompagnent l’essor d’un sionisme religieux, qui ne cesse de se renforcer de nos jours. Rappelons que les pionniers d’Israël étaient laïcs et qu’ils faisaient preuve d’une grande sagesse vis-à-vis de Jérusalem. Ils l’avaient élevée au rang de capitale dès 1950, mais ils avaient construit les ministères et le parlement loin du centre, loin de la Vieille Ville et des lieux saints.

La bonne nouvelle, c’est que, malgré les évolutions récentes, le « quartier du gouvernement » israélien n’a pas bougé, il est toujours à plusieurs kilomètres à l’ouest de la ligne verte (la frontière entre Jérusalem-Est et -Ouest, ndlr). On peut donc imaginer que Jérusalem devienne un jour la capitale de deux États, Israël et la Palestine, avec un statut bicéphale et une administration municipale partagée. Après tout, le cas de Bruxelles n’est pas beaucoup plus compliqué !

Pourquoi le projet d’internationalisation de la Ville sainte n’a-t-il jamais vu jour ?

Pour les Israéliens comme pour les Palestiniens, un tel horizon n’est pas dénué d’arrière-pensées impérialistes de la part de l’Occident. La vérité, c’est que Jérusalem est déjà une ville internationale : quand Donald Trump la reconnaît comme capitale exclusive d’Israël et promet d’y installer l’ambassade américaine, il est immédiatement contesté par 14 des 15 pays du Conseil de sécurité de l’Onu et par 128 pays membres de l’Assemblée générale sur 193.

 

Finalement, on se trouve peut-être dans une parenthèse historique. Au regard de l’histoire millénaire de la ville, ce qui se passe depuis 1967 est une simple éraflure chronologique. Car les revendications exclusives sur Jérusalem se heurtent non seulement à la longue histoire de la ville, au droit international, mais aussi à des réalités urbaines concrètes : 40 % des habitants sont aujourd’hui palestiniens (contre 25 % en 1967), et ce chiffre monte à presque 90 % pour la Vieille Ville. L’histoire n’est jamais écrite à l’avance, à Jérusalem encore moins qu’ailleurs.

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