Le général Yahya Sare’e, porte-parole des Houthis
Texte par Marc Daou (revue de presse : France 24 – 24/1/22)*
Une semaine après leur première attaque contre le territoire des Émirats arabes unis, les rebelles Houthis ont lancé, lundi, de nouveaux missiles balistiques en direction d’Abu Dhabi et de Dubaï, franchissant un nouveau cap dans le conflit au Yémen. Décryptage avec Marc Goutalier, consultant en géostratégie, spécialiste du Moyen-Orient.
Les Émirats arabes unis ont intercepté et détruit, lundi 24 janvier, deux missiles balistiques lancés par les Houthis, une semaine après la première attaque meurtrière menée par les rebelles yéménites ayant visé la capitale Abu Dhabi. La cible était située à quelque 1 500 kilomètres de Sanaa, la capitale yéménite contrôlée par les rebelles chiites.
En réaction, la coalition menée par l’Arabie saoudite a indiqué avoir détruit une « plateforme de lancement de missiles balistiques dans la région d’Al Jawf » dans le nord du Yémen.
Le porte-parole militaire des Houthis, Yahya Sare’e, a revendiqué cette attaque, précisant que les missiles visaient Dubaï, considérée comme le poumon économique du Moyen-Orient, et la base aérienne d’Al-Dhafra à Abu Dhabi, qui abrite des militaires américains et français. Quelques heures plus tôt, dans la nuit, des projectiles ont également ciblé le sud de l’Arabie saoudite : deux personnes ont été blessées dans la ville de Jazane, tandis qu’un missile tiré vers Dhahran Al-Janoub a été intercepté.
Après avoir lancé des attaques contre l’Arabie saoudite, à la tête de la coalition militaire qui intervient depuis 2015 au Yémen pour soutenir les forces gouvernementales, les Houthis, soutenus par l’Iran, semblent décidé à élargir le conflit jusqu’à l’intérieur des frontières émiraties.
Cette escalade est une réponse des rebelles au soutien militaire d’Abu Dhabi à des forces hostiles aux Houthis et qui leur ont récemment repris des territoires, notamment dans la province de Shabwa, au centre du Yémen, explique Marc Goutalier, consultant en géostratégie, spécialiste du Moyen-Orient, et auteur du livre ‘Quand le printemps brouille les cartes : Une histoire stratégique des frontières arabes’ (éd. du Félin). Une escalade facilitée par l’amélioration de l’arsenal des Houthis.
France 24 : comment analysez-vous l’élargissement du conflit yéménite, qui touche désormais les Émirats arabes unis ?
Marc Goutalier : Une nouvelle page est en train de s’ouvrir dans la guerre au Yémen. Après la première attaque, la semaine dernière contre Abu Dhabi, les Houthis revendiquent aujourd’hui avoir visé une nouvelle fois la capitale des Émirats ainsi que Dubaï. C’est lié au contexte sur le terrain au Yémen où les combats, qui se sont récemment intensifiés entre les milices soutenues par les Émiratis et les Houthis dans la province de Shabwa, dans le centre du pays, ont tourné en faveur des alliés d’Abu Dhabi. En réaction, les Houthis, qui ont perdu des territoires dans la zone, s’en prennent directement aux Émirats qu’ils avaient déjà menacé d’attaquer lors des premières années du conflit. Ils ne l’avaient pas fait, car probablement, ils n’en avaient pas la capacité, même si en 2019, les Houthis avaient frappé juste à la frontière des Émirats, dans la zone pétrolière saoudienne de Shaybah. Et à l’époque, le message avait été parfaitement compris puisque quasiment du jour au lendemain, les Émiratis avaient annoncé leur volonté de se retirer du conflit.
Depuis cette période, à priori les Émirats s’étaient mis en retrait de la guerre parce qu’ils voulaient sécuriser leur territoire et organiser au mieux l’exposition universelle de Dubaï, qui est toujours en cours et sur laquelle ils ont beaucoup misé pour donner un nouveau souffle à leur économie et attirer de nouveaux investisseurs. Les Houthis savent qu’ils ne peuvent pas défaire militairement les Émirats, l’une des rares puissances militaires crédible dans le Golfe. En frappant leur territoire ils visent les ambitions de développement de ce pays et les symboles de sa puissance économique. Car en termes d’image et de conséquences économiques potentielles, ces attaques peuvent à terme être désastreuses. Mais le risque pour les Houthis, qui veulent qu’Abu Dhabi se retire du conflit, est de voir les Émirats s’engager davantage sur le terrain car la logique voudrait qu’ils réagissent.
Comment expliquez-vous la sophistication de l’arsenal à la disposition des Houthis qui leur permet de menacer directement le territoire émirati ?
Quoi que puisse faire la coalition, et quelle que soit leur stratégie, les Houthis continuent à se renforcer et à tirer sans cesse de nombreux projectiles. Il y a plusieurs facteurs qui expliquent comment ils ont considérablement augmenté leur force de frappe et ajusté la portée de leurs projectiles. Il faut d’abord rappeler qu’ils ne sont pas partis de rien. Lorsqu’ils se sont emparés de l’ex-Yémen du Nord, les rebelles ont mis la main sur les arsenaux du régime de l’ancien président Ali Abdallah Saleh, qui contenaient notamment un certain nombre de missiles balistiques. Ils ont également enrôlé un grand nombre d’opérateurs, en grande partie de l’armée yéménite, capables de prendre en charge ce type de missile. Ils ont par ailleurs récupéré les réseaux de trafiquants d’armes alors que le Yémen est depuis des décennies une plateforme régionale pour ce type de trafics. À titre d’exemple, Fares Manaa, l’un des plus célèbres trafiquant d’armes du pays, qui fût un certain temps proche de l’ex-président Ali Abdallah Saleh, est ministre d’État dans le gouvernement des Houthis. Mais ils ont surtout eu un apport extérieur qui leur a permis de franchir un cap technologique, dont le plus évident est celui de la République islamique d’Iran. Un soutien qui se révèle décisif.
Justement comment se manifeste l’appui iranien aux Houthis ?
Tout pointe vers Téhéran, malgré les dénégations iraniennes et celles des Houthis. Les Iraniens, accusés par l’ONU de ne pas respecter l’embargo sur les armes à destination du Yémen, fournissent à leurs alliés chiites toutes sortes d’armes, et pas seulement des projectiles, qui passent à travers les mailles du filet du blocus. Mais Téhéran fournit aussi un grand nombre de pièces détachées, plus difficiles à traquer et qui ne tombent pas forcément sous le coup des sanctions de l’ONU. Après assemblage, ces pièces détachées servent en grande partie à fabriquer des drones, comme ceux qui ont été utilisés pour attaquer les Émirats et qui sont, au Moyen-Orient comme ailleurs, un facteur de changement complet de la pratique de la guerre. Les Houthis bénéficient aussi de l’apport d’instructeurs iraniens, essentiellement de la Force al-Quds, l’unité d’élite des Gardiens de la révolution, mais aussi du Hezbollah libanais. On ignore le nombre de ces instructeurs et les quantités d’armes et de missiles que les Houthis ont en leur possession, mais on sait qu’au fil des années leur arsenal n’a cessé de s’améliorer à la fois en qualité et en quantité comme le prouve leur capacité à frapper des territoires éloignés. Le fait de viser fréquemment le territoire saoudien leur a permis de devenir de plus en plus précis et de faire des dégâts. Les experts de l’ONU ont reconnu parmi les débris de missiles et le matériel qui a été saisi des éléments qui étaient soit carrément de technologie iranienne, soit dérivés de celle-ci, ou encore de technologie militaire chinoise, dont l’Iran est un client. Et le plus inquiétant sans doute pour les Saoudiens et les Émiratis, c’est que ces projectiles sont efficaces et ne coûtent pas cher à fabriquer, alors que pour les arrêter, il faut que Ryad et Abu Dhabi dépensent des fortunes pour acheter le matériel à l’étranger
*Source : France 24