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29 mars 2024

Sous-entendus mortifères du « Manifeste conspirationniste »


27 janv. 2022

La sortie du «Manifeste conspirationniste» par une fraction schismatique du défunt Comité Invisible, adoube les délires méta-complotistes soi-disant propices à la révolte collective, en accréditant l’hypothèse d’une pandémie «planifiée» pour justifier un «ordre mondial» de la surveillance généralisée. Bref, en pariant sur une politique du pire mortifère.

En ces temps de management étatique autoritaire, dérégulant tout à la trique (et à la bio-mé-trique), s’il est un secteur qui marche à plein régime, c’est bien celui de la fabrique des ennemis intérieurs.

Un demi-siècle durant, ce furent les sempiternels « faux-chômeurs » selon Raymond Barre, rebaptisés au fil du temps « fraudeurs de l’assistanat » (alors que d’évidence le haut actionnariat monopolise l’essentiel de la fraude et de l’assistanat) ;

puis au tournant des années 2010 ce fut le tour des « anarcho-autonomes » de Tarnac et leur Comité Invisible orchestrant partout la dévastation aveugle via leurs Black Blocs (alors que d’évidence ces théoriciens affinitaires affutaient plutôt des armes stylistiques qu’un groupe fantoche de lutte armée, n’en déplaise au criminologue policier Alain Bauer, tandis que les fameux petits lutins noirs défilant en tête de manif ne s’encapuchonnaient pas de ténèbres parce qu’ils empruntaient l’uniforme d’une « milice factieuse » comme le prétend le syndicat Alliance, mais pour mieux échapper à l’omni-vigilance répressive et pouvoir taguer ou briser des symboles marchands en paix) ;

furent ensuite ciblés les « islamo-gauchistes », selon un mot-valise inventé par Pierre-André Taguieff en 2002 pour stigmatiser les mouvements altermondialistes, expression chimérique devenue le mot d’ordre officiel des ministres de la Macronie (qui rappelle funestement celle d’« hitléro-trotskiste » dont usèrent les stalinistes « anti-boches » durant la Deuxième Guerre mondiale, après celle de « judéo-bolchévique » colportés par les maurassiens après 14-18) ;

et voici qu’apparaît l’ultime épouvantail brandi par le Comité de Défense sanitaire qui nous gouverne hebdomadairement avec ses tours de pass-pass biométriques : les honnis « anti-vax », ou plus exactement, afin de radicaliser la figure d’un ennemi servant d’exutoire à la détresse ambiante, ces agents viraux délibérés mettraient en péril le reste de la population, soit le pêle-mêle des 4 ou 5 millions de méchants irresponsables refusant mordicus les vaccins en toute malfaisance (alors que, parmi ces infectieux présumés coupables, les opposants délibérés au vaccin, usant de thèses complotistes ou abusés par des rumeurs orwelliennes, sont une quantité presque négligeable, tandis que l’immense majorité est composée de personnes isolées, radiées ou déboutées de la plupart de leurs droits sociaux, défiantes souvent à juste titre envers la médication à outrance, et que, prenant pour la plupart des précautions d’hygiène élémentaire, ils ne sont pas plus que les vaccinés responsables de la circulation des variants, sans oublier que parmi celles et ceux finissant par agoniser à l’hosto en pleine asphyxie, la majeure partie est surtout constituée d’immunodéficients et de personnes très âgées, sans vaccin à jour il est vrai, mais de plus longue date jamais contactés ou mal soignés de leurs pathologies chroniques ou n’ayant fait l’objet d’aucune démarche par des services sociaux ou une aide psychologique, ni la moindre approche de proximité pour les tester gratuitement et les convaincre du bienfait relatif de cette piqûre, à dose pourtant presque homéopathique.

Ceci étant posé avec autant de clarté que possible, tout n’est pas limpide pour autant dans nos têtes embrumées, la mienne y compris. Anti-pass je suis (mais vite échaudé par l’hégémonie parano-cinglée lors de ma première et seule manif à ce sujet) ; vacciné par trois fois je suis mais conscient jusqu’à l’écœurement que ces doses profitent de façon éhontée aux cyniques breveteurs des géants pharmaceutiques sans pour autant être la panacée qu’on nous vend contre des pandémies déjà chroniques, dont il faudrait tarir les causes à la source (c’est-à-dire partout où l’on piétine la fourmilière du vivant afin de redonner un énième souffle à la logique prédatrice du capitalisme) ; méfiant je suis envers le poids des lobbys industriels, des amalgames trompeurs de nos décideurs, des incohérences d’un protocole sanitaire sans cesse réajusté selon les nécessités impérieuses de la reprise économique (et tant mieux si pendant le premier confinement certains ont pu chômé avec les trois-quarts de leur revenu, mais ce ne fut pas mis en place dans un souci humanitaire, ne soyons pas dupe, juste pour éviter la faillite généralisée des entreprises), sceptique envers les fake views intentionnelles ou du moins tellement consensuelles que douteuses des médias, bref de tous les signes extérieurs d’une déraison d’État permanente, mettant à nu sa pseudo-expertise technocratique, mais il y a un mais…

Je préfère les fameuses « révoltes logiques » (qui depuis la nuit des temps ont combattu les arguties sophistiques des puissants et leur monopole de la vérité légitime) aux mirages de la suspicion critique, autrement dit aux hypothèses complotistes, en quête d’un faisceau de présomptions envers un « ordre mondial » (plus ou moins « nouveau ») orchestrant le grand tout par la « ruse et la force », selon un machiavélisme omniscient. Je crois que l’illogisme réactif et l’opportunisme pragmatique, qui sont l’essence même de toute thermodynamie gouvernementale, suffisent à expliquer le mortifère désordre mondial, sa misère psychique et les chantages à la survie qui en découlent, sans main invisible nulle part ni savant fou cherchant par tous les moyens à nous entuber au bénéfice d’un cartel, d’une franc-maçonnerie ou d’un think tank en orbite au-dessus de nos têtes.

D’où ma consternation à la lecture du Manifeste conspirationniste publié récemment aux éditions du Seuil, sous couvert d’un anonymat cachant mal une ultime (?) surenchère d’une fraction schismatique du défunt Comité Invisible, décidé, non pas à retourner le stigmate infâmant du conspirationnisme pour mieux le rendre risible, mais à accréditer ses pires effets de style, ses sous-entendus retors, son goût maniaque de la coïncidence révélatrice, bref sa force de prestidigitation mentale, en lui insufflant une très artificieuse visée révolutionnaire, si ostentatoirement rhétorique que sonnant faux de bout en bout. Quand des grévistes farceurs de l’Université Paris VIII avait recouvert les murs de la fac de slogans douteux mais à dessein: « POUR UN CALIFAT AUTOGERÉ », «CHARIA INCLUSIVE», etc, seuls les crétins de la fachosphère l’avaient pris au pied de la lettre sans saisir le goût narquois du paradoxe : retourner le stigmate « islamo-gauchiste ». Et ce geste-là était délicieusement malin et mutin.

Avec ce Manifeste appelant à investir la puissance d’affect et de frustration, de rage et de confusion, des milieux complotistes pour mettre à bas l’emprise xénophobe et fascisante  qui s’y déploie comme poisson dans l’eau, on pourrait y voir l’éternel avatar d’un insurrectionnalisme des « singularités quelconques » chères à Giorgio Agamben, sinon  la resucée triomphaliste du vieil « entrisme » cher au Léon de la IVème Internationale. Mais comme dirait un autre graffiti malin et mutin : « Trotski tue le ski ». Et surtout, trop de tactique crée de très sales tics. Dénoncer à mot couvert la Fondation Bill Gates comme ayant planifié dans l’ombre (le mot « plan » est bien employé) les scénarios de cette pandémie plusieurs années auparavant, tient de l’élucubration rétrospective et joue délibérément avec les lignes rouges des procès d’intention QÂnonnés par Trump ou Bolsonaro, dans la lignée bébête et immonde de la « paranoïa critique » prôné par le bouffon franquiste Salvador Dali.

De fait, ce Traité de contre-contresubversion à la prose ciselée mais fourre-tout, aux illustrations démagos tirés du Net et à la provoc mûrement calibrée mais si prévisible, exprime une irrésistible pulsion publicitaire – celle d’être désigné par les autorités comme les pires « ennemis intérieurs ». Tout un programme : se vanter chez un grand éditeur d’être les agents secrets de la sédition finale, renversant les puissances occultes du Big Brother économique au moyen d’une coalition confuse entre toutes les rancœurs socio-politiques, fraternelles ou xénophobes, queer ou machistes, boutiquières ou précaires, peu importe du moment qu’on fasse bloc sous les cagoules. Pauvre stratagème confusionniste faisant miroiter ce miracle chimérique : et si les extrêmes confluaient pour le meilleur, c’est-à-dire à l’encontre d’un épouvantail commun… ?! Ce qui, dans l’Histoire, est toujours revenu à une politique du pire.

Dès lors, comment s’étonner que cet ouvrage y dédaigne les millions de morts du Covid, qu’on y fasse l’impasse sur la réalité même du virus (dans la lignée des écrits récents d’Agamben se demandant si ce n’est pas un leurre destiné à renforcer une société de contrôle, selon l’adage bas-du-front : « à qui profite le crime ? », flirtant ici avec un négationnisme sanitaire : une pathologie inventée de toutes pièces pour que l’occasion nous fassent larrons d’un ordre sécuritaire). Et comment s’étonner ensuite qu’on pourfende d’abord dans ce Manifeste les anti-complotistes comme autant d’alliés béats du système mystificateur en place. Et qu’on se moque avec morgue en général de celles et ceux qui créent des cantines populaires, fabriquent des masques, auto-organisent des protocoles sanitaires cohérents, maintiennent des lieux de rencontre  alternatifs en prenant soin les un.e.s des autres

On ne concédera donc à ce pamphlet confusionniste qu’un rare point d’accord : la trame de toute gouvernance (privée ou publique) est par nature faite de complots, ententes, conjurations, délits d’initiés, jeux d’influence. Et à cet égard, nous faire croire que le complotisme et ses fausses nouvelles seraient les symptômes collectifs d’une psychopathologie des « foules haineuses » (comme la doxa macroniste nous le répète) fait partie d’un enfumage propagandiste, alors que ce sont les pouvoirs en place qui voudraient garder le monopole de leur diffusion. Ici s’arrête toute adhésion aux amalgames et raccourcis de mauvaise foi de ce brûlot scandaliste.

En prenant un peu de recul, on y décèlera les traces d’un travers plus ancien, emprunté à coup sûr à un membre fondateur de l’Internationale Situationniste, Guy Debord, lui qui n’ayant pas pu supporter l’hétérogénéité dissensuelle de son collectif d’agitation politico-artistique à tout fait pour en devenir l’éminence grise, chose faite de façon posthume (avec Philippe Murray comme principal disciple droitier, ça devrait en faire réfléchir certains…). Je ne rappellerai que deux jalons du virus complotiste déjà à l’œuvre dans la dérive des quinze derniers années de Debord.

N’oublions pas que son plus proche compagnon durant les années 70 fut Gianfranco Sanguinetti, auteur d’un premier livre sous le pseudo de Censor : Véridique rapport sur les dernières chances de sauver le capitalisme en Italie. Si on y trouvait une analyse en partie juste sur la « stratégie de la tension » mise en place par l’état mafieux italien, commanditaire de plusieurs attentats attribués à des anarchistes, l’analyse dérapait assez vite vers une hypothèse doublement fausse : les brigades rouges seraient les marionnettes de la Démocratie Chrétienne, et l’objectif serait d’aboutir au compromis historique avec le Parti communiste. C’était, avec ces lunettes paranoïdes, ne rien comprendre à la lutte de classe qui se déroulait alors en Italie (ainsi qu’aux tentations minoritaires de passer à la clandestinité armée) et se tromper lourdement sur les objectifs de l’État profond (tenu par la loge P2), qui allait sacrifier le séquestré Aldo Moro (exécuté par les Brigades rouges, malgré l’avis contraire de toutes les sensibilités du Mouvement de lutte en cours) pour écarter justement l’hypothèse d’un gouvernement d’union sacré. Le même Sanguinetti récidivera d’ailleurs en tentant d’incriminer l’activisme de la gauche extra-parlementaire comme ayant été le jouet de l’oligarchie démocrate-chrétienne, secondée par la CIA, pendant ces années de braise fondues au plomb de la répression.

Un autre personnage de cette trouble galaxie mérite de ressortir de l’ombre : Michel Bounan, médecin homéopathe de Debord, ayant fait paraître un opuscule sur le VIH : Le Temps du Sida. Là encore, il s’agit d’un passage à la limite d’une conception critique dont on pourrait partager les premiers axiomes. Oui, le Sida est sans aucun doute lié à des « cofacteurs environnementaux », aux effets durables de la pollution et, déjà, à de possibles conséquences sur la faune des forêts africaines, mais au-delà de cette prescience assez subtile, l’auteur poussait le bouchon nettement plus loin, en dénonçant l’usage de toute la pharmacopée occidentale et surtout la vaccination dans les pays dits sous-développés. Et comment s’étonner que ce pionnier de l’anti-vaccination, ne publie, à l’aube du troisième millénaire, sa Logique du terrorisme, où, ravivant les thèses de Sanguinetti sur les groupes de lutte armée italienne comme pure fiction étatique –, il laisse planer un terrible doute à propos des attentats des Twin Towers, non sans adouber les hypothèses délirantes de Thierry Meyssan : « Les services de renseignement américains, qui prétendaient tout ignorer de l’attentat, étaient si bien avertis dans les heures qui ont suivi, qu’ils pouvaient nommer les responsables et les exécutants, diffuser des comptes rendus de communications téléphoniques et des numéros de carte de crédit. Cette imprudence était à la dimension du crime et plusieurs ouvrages ont été publiés affirmant cette fois que le plus monstrueux attentat terroriste de l’histoire civile avait été tout bonnement fomenté et exécuté par les services secrets américains. »

Il aurait été dommage de ne pas exhumer cette filiations post-situ de triste mémoire pour saisir dans quelle impasse nous entraîne toute alliance mortifère avec les traqueurs d’Illuminati, les obnubilés anti-Rothschild et autres ego-survivalistes New Age.

Quant à l’allusion sous-jacente à l’adage fétiche de Radio Alice à Bologne en 1977 – « CONSPIRER, C’EST RESPIRER ENSEMBLE » –, c’est trahir la folle inventivité des Indiens Métropolitains qui tenaient l’antenne, leur refus festif de la société fordiste, du patriarcat démocrate-chrétien et de l’ouvriérisme stalinien, que de les enfermer dans un pseudo cheval de Troie conspirationniste.

P.S. : Reste un scrupule de dernière minute : et si cet opuscule à l’anonymat tapageur n’était qu’une farce de mauvais goût, pour faire tache et ridiculiser à jamais le blabla complotiste, un peu à la manière des canulars montés par le groupe Luther Blisset dans les années 90, puis plus tard via les romans médiévaux écrits par le collectif Wu Ming ? Seul élément pouvant accréditer ce semblant de doute, la quatrième de couverture du Manifeste, ainsi libellée : « Nous vaincrons parce que nous sommes les plus profonds. » Un instant j’ai cru y deviner une contrepèterie, mais non, rien de probant. Ou alors un jeu avec la citation du ministre des Finances Paul Reynaud le 10 septembre 1939 : « Nous vaincrons parce que nous sommes les plus forts. » Drôle de blague rendant hommage à cette « drôle de guerre ». Peu probable. Décidément, les auteur.e.s du Manifeste devraient relire Groucho Marx au lieu de se prendre pour les rejetons d’un Blanqui peu regardant pour le rouge ou le brun, en pariant sur une Éternité par les (dés-)astres. À moins que cette profondeur revendiquée (doublant l’État profond sur son propre terrain), ne soit que le pôle opposé d’une même posture méprisante : se prétendre en surplomb et plus profonds que nous autres, aliénés de base demeurés à la surface des choses.

PS : Plutôt que ce bouquin extra-lucidaire à deux balles (et 17 euros), on ferait mieux de se procurer une vraie fiction politique indémodable : La conjuration des imbéciles de John Kennedy Toole.

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