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23 avril 2024

Continuer la lutte anti-militariste avec l’inspiration d’Andrée Michel


 9 févr. 2022

La grande sociologue Andrée Michel est partie hier à l’âge de 101 ans. Précurseuse du féminisme en France, anti-colonialiste et anti-militariste convaincue, elle laisse notamment une analyse décapante du « complexe militaro-industriel », dont la lecture est urgente en France, 3ème exportateur d’armes et de doctrine militaire.

En honneur à son enthousiasme et sa fougue, à son courage et à son exemple de lutte, quelques éléments de son parcours et de sa réflexion, repris de la préface de son dernier ouvrage : https://www.editions-ixe.fr/catalogue/feminisme-et-antimilitarisme/

Andrée Michel : une féministe anti-militariste dans le siècle

Hay mujeres que luchan un día, y son buenas
Hay mujeres que luchan muchos dias, y son muy buenas
Hay mujeres que luchan muchos años, y son mejores
Y hay mujeres que luchan 101 años
Estas son las imprescindibles
Bertold Brecht (adaptation)

Solo le pido a Dios
Que la guerra no me sea indiferente
Es un monstruo grande y pisa fuerte
Toda la pobre inocencia de la gente
Chanson de Mercedes Sosa

On connaît généralement Andrée Michel comme l’une des premières sociologues de la famille, puis des femmes et du travail, dans les années 1960 et 1970 en France . Pourtant, au-delà de ces travaux novateurs, aujourd’hui devenus classiques, on a à faire à une féministe « intégrale » – à la fois militante et chercheuse – et à une précurseuse dans plusieurs autres domaines capitaux, notamment la sociologie des migrations mais aussi, et surtout, le militarisme et le Complexe militaro-industriel (CMI), expression traduite de l’américain qu’elle a été la première à utiliser en France (Michel, 1985a) .

Dans les années 1950, elle ouvre le champ de la sociologie des migrations en France, étudiant et dénonçant les conditions de logement et de travail des ouvriers algériens, tout en s’engageant dans les luttes anti-coloniales, algériennes en particulier. Dès les années 1960, elle milite activement au Planning familial, publie l’un des premiers ouvrages de référence sur la situation des femmes (Michel et Texier, 1964), puis le premier (et unique) « Que sais-je ? » sur le féminisme, paru en 1972 et traduit en six langues . Après plusieurs années à enseigner en Algérie, puis aux États-Unis et au Canada, revenue en France elle fonde en 1974 la première équipe de recherche sur les femmes au CNRS.

À partir des années 1980 – la période où elle commence à écrire les textes ici rassemblés –, elle compte parmi les premières et très rares chercheuses en France à travailler sur la question des transnationales et du complexe nucléaro-militaro-industriel. Dans les années 1990, elle s’engage résolument contre la guerre et le militarisme, un engagement particulièrement infatigable. L’un de ses derniers textes  (1999), plein d’enthousiasme, est le résultat d’une intervention devant un groupe de syndicalistes, en Colombie, où cette femme d’alors quatre-vingt-deux ans avait accepté avec plaisir de venir donner une série de conférences.

Il est difficile de rendre justice en quelques pages à l’itinéraire et aux analyses d’une aussi fougueuse intellectuelle et activiste, dont certains des travaux les plus importants restent méconnus dans son pays, la France – où règne un antiféminisme tenace et où beaucoup préfèrent aller chercher leurs héroïnes aux États-Unis. Pourtant, le travail d’Andrée Michel, non seulement par ses qualités intrinsèques, sa cohérence et son courage, mais aussi parce qu’il participe d’un élan profondément internationaliste incluant aussi bien l’Algérie que la Colombie, l’Irak que le Brésil, les États-unis, le Canada et la France, est de ceux qui honore le féminisme hexagonal.

Éléments d’un itinéraire anticolonialiste et féministe 

Née en 1927, dans une petite ville du Sud de la France, au sein de la bourgeoisie moyenne, Andrée Michel, comme toute une génération, a été fortement marquée par les guerres du XXe siècle. La Première Guerre mondiale a durement touché sa famille, provoquant mutilations et deuils : « J’ai vu ma grand-mère pleurer dix ans après 1918. Elle avait perdu un fils et l’autre, mon père, avait perdu un bras à la guerre » (Vogel, 2009 : 9) . Désireuse d’avoir un métier qui garantisse son autonomie économique, elle part étudier à Grenoble, où elle enseigne et échappe à l’Occupation pendant les trois premières années de la guerre. Quand l’armée allemande envahit le Sud, elle s’engage immédiatement, en tant que volontaire sociale, dans l’armée d’Afrique, travaillant principalement avec les tirailleurs algériens et marocains. Mais l’armée n’est pas une vocation pour elle : engagée « pour apporter [s]a contribution à la Libération » (ibid. : 10), lorsqu’on lui propose à la fin de la guerre de partir en Indochine, sa réaction est sans équivoque : « On me demandait d’occuper un pays qui demande sa libération… J’ai demandé ma démobilisation » (ibid. : 10). Bientôt commence la guerre de libération en Algérie, une guerre dans laquelle elle s’implique à nouveau – du côté algérien cette fois-ci, comme oratrice, activiste, mais aussi comme porteuse de valises, une tâche plutôt féminine comme elle le souligne avec modestie et une pointe de malice : « J’étais, comme d’autres, une porteuse de valises… En fait, j’ai vu surtout des femmes porter des valises… Mais les livres s’intitulaient “porteurs de valises”… Mes autres activités anticolonialistes étaient nombreuses (conférences, démarches…) » .

L’indépendance d’esprit et l’audace caractérisent son parcours professionnel : renonçant à l’agrégation de philosophie, après plusieurs emplois précaires dans l’enseignement elle devient assistante de recherches au CNRS en 1948, auprès de Paul Henry Chombart de Lauwe qui travaille alors sur les familles ouvrières. Le cursus de sociologie n’existant pas à l’époque en France, elle devient sociologue « sur le tas » avant de se former aux États-Unis, intégrant le CNRS comme chercheuse en 1954. Elle y fera une longue carrière, malgré la marginalisation que lui valent ses positions féministes et trop à gauche . En fait, elle préfère rester « un pied dans l’institution, un pied en dehors » (Poinsot, 2003 ). Dès le début des années 1950, en contact avec le mouvement des prêtres ouvriers, elle s’installe dans un hôtel meublé à Montreuil. La crise du logement bat son plein. Elle côtoiera là des prostituées, des travailleurs migrants algériens et des familles ouvrières françaises et espagnoles. Cette installation à Montreuil, où elle réside toujours aujourd’hui, constitue pour elle un passage de frontière particulièrement significatif : « Je n’avais pas du tout envie de retomber dans le milieu intellectuel parisien. Ils étaient déjà à cent lieues d’où j’étais. À vol d’oiseau, j’étais peut-être à deux kilomètres, mais j’avais déjà changé de monde » (Vogel, 2009). Elle signe alors l’une des toutes premières recherches en sociologie des migrations publiées en France sur les conditions de logement et de travail des ouvriers algériens (Michel, 1956), soulevant au passage la colère du patronat français et de l’ancien gouverneur de l’Algérie colonisée, Jacques Soustelle.

Sa curiosité intellectuelle et son ouverture d’esprit la poussent à élargir considérablement l’horizon de ses recherches et de ses pratiques sociologiques : « J’allais plus volontiers aux congrès internationaux qu’aux congrès franco-français qui ne m’intéressaient pas trop… En 1956, le premier Congrès international de sociologie s’est tenu à Stresa, en Italie. J’y suis allée et j’ai continué de participer aux colloques internationaux. J’étais quelqu’un de marginal, mais j’étais souvent invitée à droite et à gauche et les satisfecit des uns ou les critiques des autres m’importaient peu. Je continuais mon chemin, sachant que j’avais toujours eu les opprimé.es de mon côté. Tant pis si, en haut lieu, certains m’accusaient de faire de la “sociologie de combat” ! » (ibid.).

Quant à l’engagement féministe d’Andrée Michel, il s’est affirmé très tôt, on l’a dit. Côté militant, dès les années 1960 elle s’implique très activement dans le Planning familial – un mouvement qui suscite alors une forte réprobation dans une grande partie des milieux universitaires notamment. Côté académique, elle publie en 1964 avec Geneviève Texier deux volumes sur La condition de la Française aujourd’hui : si les termes paraissent aujourd’hui désuets, Andrée Michel rappelle que la deuxième vague du mouvement féministe n’avait pas encore commencé à se former et que, selon les éléments du Code Napoléon toujours en vigueur, les femmes avaient moins de droits que  les fous (Poinsot, 2003). Elle fonde en 1974 au CNRS le premier Groupe d’études sur les rôles des sexes, la famille et le développement humain. Sur la recherche dans le domaine, en France, son constat est sans détour. En 2003 elle affirme : « Il y a, ici, des inégalités entre les hommes et les femmes qui seraient inimaginables en Allemagne, aux USA ou en Angleterre. Les femmes sont encore invisibles en France, aussi bien dans le business, dans la politique, que dans la recherche, si ce n’est quelques femmes alibis. Comme s’il n’y avait pas eu trente ans de féminisme. La société française est bloquée, et ses blocages proviennent de son attitude néocolonialiste et patriarcale. La France est une société militariste. Les budgets énormes qui ont été investis dans les armes expliquent le retard dans beaucoup d’autres domaines » (ibid.).

C’est pourquoi, on l’a vu, Andrée Michel consacrera une bonne part de son énergie à des dynamiques internationales, participant au sein de l’Association internationale de sociologie (AIS) à la création et à la coordination du Comité international de recherches sur les rôles de sexe. Elle organise à ce titre plusieurs tables rondes, notamment sur « Les femmes dans la production non marchande », en 1977, et sur « Les femmes et la division internationale du travail », en 1981, qui débouchent sur ses premières publications à propos des multinationales (Michel, Fatoumata-Diarra et Agbessis-Dos Santos, 1981). Entre 1986 et 1995, elle exerce la direction de la revue Nouvelles Questions féministes.

Andrée Michel l’antimilitariste

En tant que féministe, Andrée Michel s’est intéressée d’abord à la famille, au travail, à l’économie, à la politique. Cependant, pour reprendre ses termes, le système patriarcal s’incarne également dans la guerre, l’industrie d’armement, la vente d’armes. Comme elle le rappelle : « [L]a guerre, nous la vivons… dans mon enfance, on parlait souvent de la guerre 1914-1918 qui avait durement éprouvé ma famille. Dans celle de mon mari, la même guerre avait fauché la moitié des hommes. Lui-même, après quatre ans de service militaire, avait enduré quatre ans de captivité… J’ai été traumatisée par les massacres de la grotte d’Ouvéa, par la guerre d’Irak et celle des Balkans » (Vogel 2009). C’est au sujet de ces guerres qui la touchent directement qu’elle écrit, en particulier une brochure de soixante-dix pages intitulée Mitterrand, de la guerre d’Algérie à la guerre d’Irak, puis, en 2002, un ouvrage sur la guerre en ex-Yougoslavie, Justice et vérité pour la Bosnie-Herzégovine. L’antimilitarisme, chez elle, vient de loin et s’incarne dans l’action tout autant que dans l’analyse.

Ainsi, à partir des années 1980, elle milite directement contre la guerre. D’abord dans le réseau Résistance internationale des femmes à la guerre, une initiative venue essentiellement d’institutrices et d’enseignantes  et qui reste alors très isolée, car, selon Andrée Michel, les Françaises se montraient dans l’ensemble extrêmement timorées et ne s’autorisaient pas à analyser le conflit hors des schémas de pensée masculins, patriarcaux (1985a). De fait, sur ce thème, peu de revues lui ouvrent leurs colonnes : selon ses propres dires, son premier travail de fond sur la question du complexe militaro-industriel (1985b ) et des violences envers les femmes n’aurait jamais été publié (dans Nouvelles Questions féministes) sans l’appui de Simone de Beauvoir et de Christine Delphy.

Son engagement se développe dans les années 1990, grâce à son inscription dans des réseaux féministes européens et américains sur la question de la guerre et des femmes – dont les Françaises sont singulièrement absentes. L’actualité politique également la pousse : fin 1990, elle participe au voyage de l’Ibn Khaldoun, un bateau affrété par le Front des femmes arabes pour la paix, créé en septembre 1990 à Sanaa (Yémen) par des organisations de femmes de Palestine, Jordanie, Irak, Liban, Syrie, Algérie, Tunisie et Yémen. Le sort de cette initiative politique audacieuse n’est pas sans évoquer celui que connaîtra la Flottille pour Gaza vingt ans plus tard : parti d’Alger avec des femmes arabes, européennes, japonaises et états-uniennes, l’Ibn Khaldoun, en plus de sa mission de paix, avait récolté du lait, des aliments et des médicaments à destination des enfants irakien.nes et koweïtien.nes durement touché.es par l’embargo. Or, « dans la nuit du 26 décembre, à 5 heures du matin, devant la côte d’Oman, américains, britanniques et australiens ont été parachutés sur le Ibn Khaldoun qui était cerné par neuf navires de guerre. Après avoir molesté femmes et enfants et fait tomber à terre un enfant en bousculant sa mère, les marines ont confisqué documents, appareils photo et pellicules. Pour assurer leur “sécurité”, ils ont utilisé des grenades lacrymogènes et aveuglantes ; dans la bousculade, soixante-cinq personnes ont été blessées et deux femmes qui étaient enceintes ont fait une fausse couche. Le capitaine a été battu et on lui a mis des menottes. Tandis que femmes et enfants étaient détenus pendant dix heures dans les cabines où, par suite de l’arrêt de la ventilation, plusieurs se sont trouvés mal (des cas de lipothymie ont été enregistrés), les marines déchargeaient les médicaments et les aliments que les femmes de plusieurs pays du monde avaient collectés pour les enfants d’Irak et du Koweït. Le bateau a été immobilisé huit jours dans le Golfe, et pendant ce temps les femmes ont souffert du manque d’eau, distribué au compte-gouttes. » (Nasra Al Sadoon, 1991). Ce compte rendu est publié, précisément, dans Nouvelles Questions féministes.

Lors de la première Guerre du Golfe puis de la guerre en ex-Yougoslavie, Andrée Michel est active dans différentes luttes pacifistes et antimilitaristes, qui l’amèneront des pourtours de la Méditerranée jusqu’en Colombie, où elle s’intéresse de près aux activités de la plus grande coalition féministe antimilitariste du continent, la Ruta Pacífica de las Mujeres, avec qui elle gardera des liens durables. C’est alors que son internationalisme se déploie à plein : sollicitée par des associations et des femmes universitaires aux quatre coins de la France et du monde (Suisse, Belgique, Italie, Espagne, Mexique, Colombie, Costa-Rica, Brésil, Niger, Éthiopie, Tunisie), elle participe à toutes sortes de conférences internationales, académiques et/ou militantes. Ses analyses suscitent l’intérêt aussi bien des femmes universitaires que des activistes. Pourtant, dans l’académie mainstream, elle se heurte au mieux à l’indifférence, le plus souvent à l’agressivité, de ses collègues masculins lorsqu’elle intervient dans leurs colloques sur la militarisation, qu’ils considèrent visiblement comme leur chasse gardée. C’est probablement la raison pour laquelle ses deux ouvrages principaux sur la question sortent aux Éditions de l’Harmattan (Michel 1995 ; 1999) sans lui valoir la reconnaissance internationale – on ne peut plus méritée – dont jouit sa collègue politiste états-unienne Cynthia Enloe, alors même que les analyses d’Andrée Michel sont antérieures.

Le système militaro-industriel, analyses et luttes féministes

Alors que la France est l’un des pays les plus nucléarisés au monde et l’un des principaux fabricants et vendeurs d’armes de la planète, il faut répéter d’abord qu’Andrée Michel est l’une des très rares universitaires féministes françaises contemporaines à avoir travaillé directement sur le militarisme et le nucléaire en France. Un tel silence du féminisme universitaire et d’une bonne  partie du féminisme militant est préoccupant, même s’il ne fait que refléter le silence construit, voire imposé à l’ensemble de la société française. Les quelques voix qui s’élèvent n’en sont que plus précieuses, surtout quand elles analysent les raisons profondes du mutisme et de l’auto-censure sur ces deux « mamelles » de la France.
Il s’agit précisément de l’un des apports majeurs du travail d’Andrée Michel, manifeste dès le premier article qu’elle publie à ce sujet en 1985, « Le complexe militaro-industriel et les violences à l’égard des femmes ». Dans la veine du féminisme matérialiste, Andrée Michel analyse tant la face mentale que la face matérielle du militarisme, qui se construit très concrètement comme un double système idéologique et productif solidement appuyé sur un ensemble d’institutions qui organisent l’ensemble de la société. Et comme on le verra, elle met en rapport cette double analyse avec celle des violences masculines contre les femmes, en les définissant bien au-delà du seul cadre des violences conjugales et « privées ».
Concernant les bases matérielles du complexe ou système militaro-industriel (CMI ou SMI), Andrée Michel analyse méticuleusement les données économiques, sociologiques, historiques et statistiques disponibles, souvent celles-là mêmes que fournissent les institutions internationales. Quel pays produit quoi, quel gouvernement dépense combien en armes, qui choisit d’acheter ou de vendre plutôt des missiles que des hôpitaux, de rémunérer des soldats et d’imprimer des manuels de torture plutôt que de former des maîtresses d’école et de développer des bibliothèques enfantines : là se jouent les choix décisifs. Or, Andrée Michel montre bien qu’une petite clique de vieux messieurs, souvent blancs, toujours fort riches, décide des priorités en la matière dans la plus totale opacité, sans souci ni de la démocratie, ni des intérêts du plus grand nombre. De plus, Andrée Michel dévoile les liens entre plusieurs dimensions structurelles du militarisme. Elle souligne l’articulation de trois dimensions capitales. D’abord, l’organisation du système productif lui-même, qui est déformée par le militarisme : il est instructif de constater non seulement le poids économique du secteur, mais aussi d’analyser les logiques d’emploi dans l’industrie de l’armement et dans l’industrie nucléaire. Ensuite, il convient d’observer que le militarisme ne peut prospérer qu’en étant solidement soutenu par un système politique antidémocratique où les décisions sont prises sans transparence, comme le montre très bien le choix du nucléaire en France, sans aucun débat. Enfin, Andrée Michel attire notre attention sur les systèmes médiatiques et éducatifs qui légitiment le militarisme sur le plan idéologique. Érotiser la guerre avec des images de pinups et de soldats musclés, la dé-réaliser et la transformer en « jeu » vidéo, présenter aux enfants et aux jeunes la vie militaire comme un idéal viril ou un modèle de discipline, de moralité et d’amitié, minimiser l’impact du nucléaire sans crainte du ridicule en décrivant le mouvements de nuages respectueux des frontières de l’Hexagone : c’est cela, aussi, le quotidien du CMI, son danger et sa redoutable force.

Par ailleurs, si son travail empirique part du cas français, Andrée Michel situe ses analyses dans une perspective internationale et anti-néocoloniale . Elle  lie sa critique du militarisme à une dénonciation très claire d’une série de guerres concrètes, qui constituent le débouché on ne peut plus logique du CMI – et non pas quelque regrettable « bavure » que nos dirigeant.es s’efforceraient de circonscrire et de faire disparaître. Sans guerres ouvertes, pas de consommation des produits centraux du CMI, pas de justification des arbitrages budgétaires scandaleux et de l’endettement massif pour équiper les armées de matériel dernier cri. Il est complètement illusoire d’espérer que les dépenses militaires mènent à la préservation de la paix : bien au contraire, elles prolongent indéfiniment, non seulement les guerres, mais aussi les luttes contre « l’ennemi intérieur » (la population civile contestaire, qui constitue souvent un premier test « grandeur nature » des nouveaux matériels), et surtout, comme Andrée Michel l’a si bien souligné, le retard dans toutes sortes de domaines, comme la recherche, les droits humains, l’égalité de sexe, de « race » ou de classe. Ce qu’on dépense en armes, c’est toujours ça de moins pour la musique, la poésie ou le désengorgement des Tribunaux qui fixent les montants des pensions alimentaires.

C’est pourquoi Andrée Michel s’inscrit dans l’activisme et travaille à mettre en valeur les actions pacifistes et surtout antimilitaristes du mouvement des femmes et des féministes dans différents contextes nationaux et internationaux.

Dans cette perspective internationaliste, le travail d’Andrée Michel se distingue aussi par sa dénonciation constante de l’ethnocentrisme des féministes françaises et européennes, «  renforcé par leur sentiment [d’appartenir] à des sociétés qui doivent devenir la référence pour les femmes du Tiers-Monde », écrit-elle avec des accents proches de ceux de Chandra Mohanty dans un texte consacré aux échanges entre participantes du Nord et du Sud lors de plusieurs grandes rencontres internationales contre la guerre (Michel, 1994b) . Analysant les différences entre ces rencontres, elle affirme que les femmes européennes ont un potentiel de résistance à l’impérialisme très réduit, même si on trouve chez elles un potentiel élevé pour la résolution des conflits par la non-violence. Dans ce texte du début des années 1990, elle montre déjà comment le retour de pratiques de lapidation en Irak est manipulé, avec succès, par les médias occidentaux pour que les femmes occidentales se détournent avec effroi et incompréhension du sort des femmes irakiennes. Andrée Michel estime en revanche que c’est chez les femmes des Suds que les luttes contre l’impérialisme, la guerre et le militarisme, sont les plus résolues et les plus lucides. Et en tout état de cause, elle n’a de cesse de prôner et d’œuvrer très concrètement à des alliances, comme en témoignent notamment, non seulement ses articles publiés dans NQF et ses nombreuses interventions dans différents espaces militants, mais aussi ses efforts constants pour faire connaître les travaux et les luttes de nombreuses activistes et théoriciennes du Sud, qu’elle cite abondamment et avec qui elle dialogue constamment.

Enfin, en ce qui concerne les femmes, on sait que le pacifisme est souvent mêlé à  un certain naturalisme : c’est parce que les femmes seraient avant tout des mères, proches de la vie, qu’elles chériraient la paix. Ou bien c’est en tant que victimes obligées des violences, des viols de guerre, en tant que veuves et mères éplorées, qu’elles s’opposeraient légitimement à la guerre. Rien de tel chez Andrée Michel, qui différencie avec soin pacifisme et antimilitarisme. L’antimilitarisme, bien plus large qu’un amour un peu sentimental de la paix, est éminemment raisonné. Il est l’aboutissement logique, —inévitable, aimerait-on dire¬— de positions féministes, anticolonialistes, antiracistes et anticapitalistes. Andrée Michel, comme après elle Cynthia Enloe (1989) et Cynthia Cockburn , insiste d’ailleurs sur la dimension féministe que revendiquent de nombreux mouvement de femmes antimilitaristes.

Bien plus que s’opposer à des guerres ponctuelles, il s’agit de remettre en cause toute une logique quotidienne du « temps de paix », qu’Andrée Michel débusque là où on oublie souvent qu’elle se niche. Le militarisme, ce sont bien sûr les dépenses militaires, le commerce des armes et les interventions armées – l’une des principales occasions de ce qu’elle nomme la « consommation d’armes ». Pourtant, il s’exprime aussi dans la mode (camouflage), le cinéma (héroïque) ou le nucléaire « civil » (même quand cette industrie est pilotée par une femme). Mais Andrée Michel nous rappelle que la militarisation implique aussi toute une politique de l’emploi à l’échelle de pays entiers, subordonnant les industries civiles aux industries militaires, ce qui diffuse et aggrave la division sexuelle du travail dans l’un comme dans l’autre secteur, renforce la taylorisation du travail et augmente le chômage en général et celui des femmes en particulier. On voit alors apparaître le lien profond entre politique de classe et politique de genre. De même, la division internationale ou « raciale » du travail n’est jamais loin : d’où vient l’uranimum à bas prix ? qui se prostitue dans les bases militaires de qui ? qui est envoyé.e en première ligne avec la promesse d’obtenir, un jour, des papiers si elle/il se bat courageusement pour les intérêts des multinationales basées dans le Nord ? Finalement, comme le souligne Andrée Michel, pour que des choix budgétaires et politiques militaristes et guerriers éminemment défavorables aux femmes, et surtout aux plus pauvres d’entre elles, puissent s’imposer, il faut exclure les femmes des parlements. Qu’on repense un instant au Congrès états-unien qui a voté la guerre contre l’Irak : parmi les rares opposant.es à cette décision tragique et scélérate, les plus déterminées étaient des députées femmes, Noires.

Pour conclure, il faut rappeler que si le travail d’Andrée Michel est à la fois précurseur et profond, il est surtout terriblement actuel. Sa dénonciation de la culture de guerre et du militarisme résonne avec un écho tout particulier depuis le début de la « guerre antiterroriste » lancée par les États occidentaux à la suite du 11 septembre 2001 . La guerre a connu deux grandes transformations après la Deuxième Guerre mondiale : la doctrine de la dissuasion nucléaire et le fait que les pays du Sud soient devenus le principal théâtre des opérations militaires. Ces deux transformations sont aujourd’hui d’une actualité brûlante. Le nucléaire civil et militaire reste la plus terrible menace pour la vie humaine, comme l’ont montré la catastrophe entièrement évitable de Fukushima et les énormes tensions qui entourent les programmes nucléaires français, indien, pakistanais, israélien, états-unien, coréen et, aujourd’hui tout particulièrement, iranien. On sait aussi que les pays des Suds font aujourd’hui les frais d’une longue liste de conflits armés destinés à leur imposer la démocratie de marché (Irak, Afghanistan), le pillage de leurs ressources (Libye, Nigeria, Mali), ou encore un contrôle social brutal par la terreur et la décomposition sociale généralisée, cas de nombreux pays latino-américains où la « guerre contre le narco-trafic » s’est transformée en véritable guerre contre la population civile, faisant des mort.es et des disparu.es par dizaines voire centaines de milliers (Mexique, Amérique centrale, Colombie). Face à cet état de guerre généralisé qui menace de devenir permanent, être « militairement incorrectes », comme le préconise Andrée Michel, est plus que jamais une urgence où convergent les luttes féministes, antiracistes, anticoloniales et anticapitalistes.

Jules Falquet
Paris, juillet 2012

On pourra voir son texte majeur, écrit avec avec Agnès Bertrand et Monique Séné, sur « Le complexe militaro-industriel et les violences à l’égard des femmes » : https://www.jstor.org/stable/40620122

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