Par Anthony Samrani (revue de presse : L’Orient-Le Jour – campagne par e-mail – 16/3/21)*
Il est de ces phrases que l’on lit encore et encore sans vraiment en saisir la portée. « La guerre ukrainienne est la plus grande crise géopolitique depuis la fin de la seconde guerre mondiale » en est un parfait exemple. Plus grande crise ? Vraiment ? Pour qui ? Pourquoi ? Vu du Moyen-Orient, vu d’Irak, de Palestine, d’Iran ou de Syrie, on pourrait sérieusement remettre en question ce postulat pour diverses raisons valables. Ce serait toutefois une erreur. Oui, ce qui se passe aujourd’hui en Ukraine nous concerne de près. De très près même. Pas seulement parce que cela a un sérieux impact sur les prix des carburants et que cela fait peser un risque de pénurie de blé sur plusieurs pays dépendant, en la matière, de l’Ukraine et de la Russie, à l’instar du Liban. Pas seulement non plus parce que plusieurs grandes puissances, impliquées par ailleurs au Moyen-Orient, comme la Russie, les Etats-Unis et les pays européens, sont des acteurs de premier ou de second plan de ce conflit. Si la crise ukrainienne revêt tant d’importance, c’est parce que son onde de choc n’a pas d’équivalent depuis des décennies. Tout comme le coronavirus, elle a avalé tout le reste. Et toutes les relations internationales peuvent s’en trouver affectées. Partout, à Pyongyang, à Pékin, à Addis-Abeba, à Caracas, on observe avec attention, on refait ses calculs, on s’adapte à cette nouvelle réalité.
L’enjeu est énorme : c’est l’ordre mondial de ces prochaines années, voire de ces prochaines décennies, qui est en train de se dessiner en Ukraine. Déclin ou retour en force de l’Occident ? Remise en question ou au contraire renforcement de l’axe autoritaire ? Pékin comme rival assumé ou comme partenaire difficile ? Plusieurs problématiques fondamentales sont sur la table, en matière de modèle politique, d’équilibre géopolitique et d’avenir énergétique.
Les pays du Moyen-Orient ne font pas exception. Tous sont en train d’évaluer l’impact, pour eux, de cette guerre. La Turquie tente de jouer sur les deux tableaux, avec un certain succès pour le moment. Israël a essayé, dans un premier temps, de faire un peu de même mais est contraint désormais de sortir de l’ambiguïté et de durcir le ton envers la Russie. Ce qui pourrait avoir des conséquences notamment en Syrie. A Damas justement, Bachar el-Assad doit suivre avec attention les batailles de Marioupol et de Kharkiv. Chaque victoire de Vladimir Poutine le renforce, chaque défaite l’affaiblit. Pour Téhéran aussi, cela pourrait être un tournant. L’Iran pourrait profiter de l’isolement de la Russie, que ce soit en Syrie ou en matières énergétiques. Mais la République islamique a fait de l’hostilité aux Etats-Unis l’un de ses piliers fondateurs et ce qui lui importe le plus, au final, dans cette crise, est de savoir si elle vient confirmer ou non sa thèse sur le déclin du « grand satan ». En attendant, même le deal sur le nucléaire iranien, censé être un dossier à part, a été gelé en raison de conditions impossibles posées par la Russie.
La crise ukrainienne est comme une mise à jour générale en matière de relations internationales. Les pétromonarchies du Golfe l’ont compris. Elles en profitent pour prendre leurs distances avec les Etats-Unis, pour diversifier leurs alliances et pour faire monter les enchères. Comme un bis repetita du premier choc pétrolier de 1973 ? D’après le Wall Street journal, l’Arabie saoudite envisagerait de vendre une partie de son pétrole à la Chine en yuans et non plus en dollars. Ce serait un précédent majeur. Simple menace ou réflexion stratégique plus profonde ? Signe de la fin de la domination américaine ? Tout le monde a vu dans la crise du coronavirus la confirmation de ses propres thèses, avant que la réalité, plus complexe, ne reprenne le dessus. Nous ne sommes qu’au début de la crise ukrainienne et nous n’avons encore aucune idée de son issue. Attention à ne pas refaire la même erreur.
*Source : L’Orient-Le Jour (campagne par e-mail)