En Algérie, le harcèlement judiciaire sans fin contre la presse
30 mai 2022
Publié par Gilles Munier sur 30 Mai 2022, 09:05am
Catégories : #Algérie
Ihsane El Kadi, directeur du site indépendant Maghreb émergent et de Radio M
Le journaliste Ihsane El Kadi est poursuivi dans trois affaires pour « diffusion de fausses nouvelles », « atteinte à l’unité nationale » ou encore « appartenance à une organisation terroriste ». Dans un premier procès dont le verdict est attendu ce 31 mai, le parquet a requis à son encontre trois ans de prison ferme.
Par Marie Verdier (revue de presse : La Croix – 29/5/22)*
« On a eu tort de sous-estimer la dérive » du régime autoritaire algérien. En pleine tourmente judiciaire, le journaliste Ihsane El Kadi, directeur du site indépendant Maghreb émergent et de Radio M, accablait, sur l’antenne de sa radio le 17 mars, le président Abdelmadjid Tebboune, accusé de faire tourner à plein régime la machine liberticide en Algérie.
Ihsane El Kadi en fait douloureusement l’expérience, harcelé sans cesse par les services de sécurité, interpellé et convoqué par la justice, maintenu en garde à vue, à l’instar d’autres journalistes et de nombreux détenus d’opinion, qui sont 272 derrière les barreaux selon Algerian Detainees, la plateforme d’information créée par un collectif de journalistes.
Accusé de « diffusion de fausses informations à même de porter atteinte à l’unité nationale »
Déjà sous contrôle judiciaire depuis le 18 mai 2021, interdit de quitter le territoire algérien et tenu de pointer au tribunal toutes les semaines, Ihsane El Kadi a vu la menace monter d’un nouveau cran. Lors de ce qui fit office de procès, le 16 mai, la procureure du tribunal de Sidi M’Hemed à Alger a requis à son encontre trois ans de prison ferme et une interdiction d’exercer une haute fonction pendant cinq ans pour « diffusion de fausses informations à même de porter atteinte à l’unité nationale » et « réouverture de la tragédie nationale », alors même que la charte dite de « réconciliation nationale » de 2005 a clos le dossier de la décennie noire des années 1990.
L’ancien ministre de la communication et porte-parole du gouvernement Amar Belhimer avait déposé plainte à la suite de la parution, le 23 mars 2021, d’un article sur le site de Radio M. Dans celui-ci, Ihsane El Kadi s’insurgeait contre la diabolisation par les autorités du mouvement islamo-conservateur Rachad (qui sera classé en mai 2021 organisation terroriste, tout comme le mouvement indépendantiste kabyle MAK). Il plaidait, a contrario, en faveur de la fédération des diverses mouvances de la société dans le Hirak, le mouvement de contestation né en février 2019, pour élaborer conjointement une feuille de route politique. Or, estimait-il, la police politique n’a de cesse de vouloir « dynamiter la cohabitation de tous les acteurs du Hirak », laquelle constitue « un grave danger pour l’agenda de la restauration ».
« L’ancien ministre n’était pas habilité à porter plainte »
« Ce réquisitoire est le reflet de l’indigence des institutions et de l’option liberticide. Fidèle à ma profession », a réagi à la sortie du tribunal le journaliste, qui veut croire à une mesure d’intimidation et à un verdict – attendu ce 31 mai – plus clément. L’avocate Zoubiba Assoul, l’une des trois défenseurs du journaliste, ne cache pas son étonnement : « L’ancien ministre n’était pas habilité à porter plainte au nom de l’État sur des chefs d’inculpation de droit commun. »
De plus, selon elle, la sanction d’interdiction d’exercer une haute fonction reste bien énigmatique. « Cela concerne d’ordinaire la fonction publique », précise-t-elle. L’avocat et ancien président de la Ligue algérienne de défense des droits de l’homme Salah Dabouz redoute qu’il ne s’agisse de l’interdire de diriger Radio M, prise pour cible : « Sans doute ne sera-t-il pas incarcéré, ce serait une mauvaise publicité sur la scène internationale. Ce système fondé sur le militaire n’a jamais changé depuis les années 1950 : il gouverne par le renseignement et le complot, toujours en état de guerre, dénonçant les ennemis intérieurs et extérieurs. Par le passé il assassinait ses opposants, il trouve aujourd’hui d’autres manières de les faire taire, notamment en les privant d’emploi, une pratique déjà à l’œuvre à l’encontre de la minorité religieuse ahmadie. » « Le paysage médiatique en Algérie n’a jamais été aussi détérioré », constate Reporters sans frontières.
Harcèlement judiciaire
Également poursuivi dans deux autres affaires, Ihsane El Kadi n’en a pas fini avec la justice algérienne. Il est aussi accusé d’« appartenance à une organisation terroriste » parce qu’il entretient une relation professionnelle avec le militant kabyle Tahar Khouas, incarcéré depuis fin février. Des accusations rendues possibles par l’extension de manière large et imprécise de la définition de crime de terrorisme dans le code pénal, adoptée par ordonnance présidentielle en juin 2021. « Une arme atomique mise entre les mains des services de sécurité et de la justice (qui) fait des dégâts catastrophiques », avait dénoncé Ihsane El Kadi.
Et enfin, il est sous le coup de poursuites pour « financements étrangers », après que Maghreb émergent a décerné le prix du meilleur article d’investigation à Zakaria Hannache et lui a versé l’équivalent de 640 €, collectés par un financement participatif via le site KissKissBankBank. Considéré comme une Ligue des droits de l’homme à lui seul, Zakaria Hannache est poursuivi, en liberté provisoire.
*Source : La Croix
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