Si les recherches relatives à la conquête et à la colonisation de l’Algérie pendant 132 ans doivent évidemment se poursuivre, suggérer qu’il est indispensable de mettre en place une commission composée d’historiens hexagonaux et algériens pour établir les faits relève d’une mauvaise foi confondante et de l’esquive. Une fois encore, cette dernière est destinée à repousser la reconnaissance indispensable des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité commis par la France. Que le président A. Tebboune soutienne une telle proposition est parfaitement compréhensible : la défense des intérêts de l’Algérie, absolument distincts de ceux du peuple algérien, et celle de la raison d’Etat expliquent cette mansuétude commandée par les circonstances.
Sur les hauteurs d’Alger, au palais d’El Mourabia comme à l’Elysée, le souci de la vérité et de l’histoire est parfaitement secondaire. On exhibe ces dernières si nécessaire pour les ranger aux magasins des accessoires inutiles et encombrants lorsque la conjoncture vient à changer. Tous en ont fait la démonstration convaincante. Que des Français, amoureux supposés de Clio, applaudissent et pour certains d’entre eux s’apprêtent, selon toute vraisemblance, à diriger la dite commission de ce côté-là de la Méditerranée, cela confirme les analyses exposées plus haut. Pauvre histoire outragée par ceux-là mêmes qui prétendent la défendre.
« Ce ne sont pas les informations qui nous font défaut. Ce qui [leur] manque, c’est le courage de comprendre ce que nous savons et d’en tirer les conséquences [12] », écrit fort justement S. Lindqvist dans un ouvrage consacré aux ravages de l’impérialisme européen. D’anciennes puissances coloniales du Vieux continent – l’Allemagne, la Grande-Bretagne, l’Italie et la Belgique dernièrement – auxquelles s’ajoutent les Etats-Unis, la Nouvelle-Zélande, l’Australie et le Canada ont reconnu les crimes perpétrés au cours de leur histoire respective, dans leurs possessions ultra-marines ou sur leur propre territoire.
Ces reconnaissances officielles ont été parfois complétées par des réparations financières accordées aux victimes ou à leurs descendants. Plus encore, des dispositions, adoptées « à Chicago, à Los Angeles, à Cleveland, à Atlanta, à Baltimore, à New-York » et dans d’autres villes états-uniennes, obligent entreprises, banques et assurances désireuses de conclure des marchés publics à révéler si elles ont bénéficié de la traite négrière. C’est ainsi que les établissements suivants : JP Morgan Chase, Lehman Brothers et Bank of America, par exemple, ont été contraints de « reconnaître leur passé esclavagiste » et de « mettre en place des programmes de réparations. [13] »
Que la France, ses dirigeants et certains de ses historiens sont courageux, admirables et lucides et, pour ces derniers, absolument fidèles aux exigences de leur discipline, lorsqu’on s’en tient aux douces et naturelles frontières de l’Hexagone. Admirable spectacle. Pour les amoureux transis de la mythologie nationale-républicaine, il confirme le destin à nul autre pareil de ce pays d’exception. Observés d’ailleurs, les mêmes se révèlent pusillanimes, opportunistes et pour partie aveugle cependant que la contrée qu’ils prétendent servir est, comparativement aux Etats précités, non un exemple à suivre mais un contre-modèle dont ils devraient rougir s’ils le pouvaient encore.
Député-e-s de la Nupes encore un effort ! Déposez au plus vite une proposition de loi relative à la reconnaissance par l’Etat des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité commis par la France en Algérie et dans les autres régions de l’empire, quel que soit leur statut aujourd’hui puisque cela concerne des Etats indépendants mais aussi la Guyane, les Antilles, la Réunion et la Nouvelle-Calédonie, entre autres. Vous ajouterez que cette histoire sera incluse dans tous les manuels et enseignée dans les établissements scolaires et les universités. Enfin, un article de cette même proposition de loi précisera que l’Etat s’engage, dans un délai raisonnable, à construire un musée national d’histoire de l’esclavage et de la colonisation. La justice et la vérité l’exigent.
De même d’innombrables étrangers et Français-e-s, peu importe, dont la destinée familiale et personnelle a été parfois ravagée par ces crimes qui les affectent d’autant plus qu’ils sont toujours victimes de discriminations mémorielles et commémorielles persistantes et inadmissibles. En agissant ainsi, vous ferez également droit aux revendications défendues depuis plus de trente ans par de nombreuses associations, et collectifs nationaux et locaux.
Le Cour Grandmaison-*
*, universitaire. Derniers ouvrages parus : « Ennemis mortels ». Représentations de l’islam et politiques musulmanes en France à l’époque coloniale, La Découverte, 2019 et, avec O. Slaouti (dir.), Racismes de France, La Découverte, 2020.
Notes
[1]. Juillet 2022, communiqué d’Amnesty international qui dénombrait alors 266 prisonniers d’opinion. Cette situation est également dénoncée par la Ligue algérienne pour la défense des droits de l’homme.
[2]. Selon le classement établi par cette ONG, l’Algérie est au 134ème rang en ce domaine. K. Kebir estime que la liberté des journalistes « n’a jamais été aussi malmenée. » Entretien à Télérama, 3 mai 2022.
[3]. TSA, entretien du 30 août 2022. (Souligné par nous.)
[4]. Cf. Hirak en Algérie. L’Invention d’un soulèvement, sous la dir. de O. Benderra, Fr. Gèze, R. Lebdjaoui, et S. Mellah, Paris, La Fabrique, 2020.
[5]. Une étude du FMI, publiée au mois de main de cette année, estime que le taux de chômage pour l’ensemble de la population sera de 14,86% en 2022 et de 19% en 2026.
[6]. Selon le rapport de l’ONG Transparency international, rendu public en janvier 2022, l’Algérie recule de la 104ème à la 117ème place. L’Association algérienne de lutte contre la corruption (AACC) note également que « la réalité ne reflète aucun progrès et nous renvoie plutôt l’image d’un désastre. »
[7]. « Un homme qui sait la cour est maître de son geste, de ses yeux et de son visage, (…) il dissimule les mauvais offices, sourit à ses ennemis, contraint son humeur, déguise ses passions, dément son cœur, parle, agit contre ses sentiments. Tout ce grand raffinement n’est qu’un vice, que l’on appelle fausseté. » La Bruyère, Les Caractères, Paris, GF-Flammarion, 1994, p. 202.
[8]. G. Hocquenghem, Lettre ouverte à ceux qui sont passés du col mao au rotary, Marseille, Agone, 2014.
[9]. Cf., notre ouvrage : Coloniser. Exterminer. Sur la guerre et l’Etat colonial, Paris, Fayard, 2005. https://www.academia.edu/17107015/Coloniser_Exterminer_Sur_la_guerre_et_lEtat_colonial_Fayard_2005_Introduction_et_table_des_mati%C3%A8res_
[10]. Pour G. Pervillé, par exemple, la France a laissé en Algérie « une œuvre considérable, dont les vestiges matériels encore visibles continuent de susciter l’admiration. » Pour une histoire de la guerre d’Algérie, Paris, Picard, 2002, p. 317. Depuis, le vaste chœur des louangeurs s’est enrichi de nombreuses personnalités comme A. Finkielkraut, P. Bruckner et P. Nora, entre autres.
[11]. Cf. la loi scélérate du 23 février 2005, jamais abolie, qui officialise une interprétation apologétique de la colonisation française en Algérie et dans l’ensemble de l’empire.
[12]. S. Lindqvist, Exterminez toutes ces brutes. L’odyssée d’un homme au cœur de la nuit et les origines du génocide européen, Paris, Le Serpent à Plumes, 1998, p. 17. (Souligné par nous.)
[13]. L-G. Tin, De l’esclavage aux réparations, les textes clés d’hier et d’aujourd’hui, Paris, Les Petits Matins, 2013, p. 183-184.