Lettre ouverte à Ronnie KASRILS* par Alexandre Moumbaris
11 mai 2014
Lettre ouverte à Ronnie KASRILS*
Lettre ouverte à Ronnie KASRILS* Cher Ronnie, Maintenant que je suis de retour chez moi et que les élections sont terminées, je voudrais clarifier certaines de mes opinions à l’égard de la situation politique en Afrique du Sud. Certes, je suis d’accord avec toi: la situation au sein du mouvement, et ce depuis longtemps déjà, était politiquement douteuse, sinon malsaine. J’ai pris conscience de cela à mon retour France, après notre évasion en 1980. Je me réfère ici à Okhela la conspiration anti-communiste (PCSA). Ce n’était pas la seule. Lors d’une de nos discutions, tu en avais évoqué d’autres bien plus dangereuses. Essentiellement, l’ANC basé à l’étranger, dépendait de fonds provenant de diverses sources. Certains venaient du gouvernement social-démocrate de Suède, le reste d’ailleurs. Certains de ces fonds étaient gérés par International Defense and Aid Fund (IDAF) et plus particulièrement par le chanoine Collins [de la cathédrale de Saint Paul à Londres]. Nombreux les militants qui, tout comme le mouvement, étaient loin d’être financièrement indépendants. Certains avaient des moyens de subsistance alors que d’autres devaient compter en partie ou totalement sur l’organisation, l’IDAF … Les communistes étaient ceux, je crois qui faisaient le gros du travail, avec d’autres gens honnêtes. Néanmoins il y avait, tapis dans l’ombre des éléments opportunistes, hostiles, et même des infiltrés du gouvernement sud-africain. Nous connaissions l’identité de certains de ces derniers En substance ce que j’essaie de souligner est que dans le contexte de l’époque où se trouvait le mouvement de libération, le rôle dirigeant de l’ANC dans l’Alliance: ANC, SACP, SACTU (plus tard COSATU) était globalement justifié, même s’il y avait des réserves et des faiblesses sérieuses. L’Alliance pouvait être comprise comme une nécessité dans les circonstances qui prévalaient à l’époque. Les négociations engagées par Nelson Mandela au début des années 90’, n’étaient pas tout à fait régulières, bien qu’elles aient été acceptées par la direction de l’ANC. La «victoire» fut le résultat de plusieurs facteurs, dont la contrerévolution Gorbatchev – Eltsine en URSS en 1989. Les conséquences aboutirent à d’autres compromis, d’autres dilutions de nos attentes, l’abandon de l’essentiel de la Charte de la liberté et du drapeau sous lequel nous avions combattu. La Commission vérité et de réconciliation a été à mon avis une insulte à la majorité de la population noire aussi bien que blanche. Les Noirs opprimés devaient pardonner les crimes des tortionnaires et des assassins du régime apartheid, alors que les Blancs, les Afrikaners principalement, qui dans leur grande majorité n’étaient coupables de quoi que ce soit, même si nous n’étions pas d’accord avec leursopinions politiques, n’avaient pas à marchander le pardon pour la réconciliation. Beaucoup d’effusion de sang a été épargnée, certainement. Cependant, je ne suis pas certain que sur le long terme cela ait été une bonne chose. Dans les révolutions, et beaucoup plus souvent qu’on pourrait le croire, il arrive que ceux qui les font se retrouvent mis à l’écart par des opportunistes à l’affut. Dans mon cas, j’aurais voulu participer au processus post-libération, mais cela ne s’est pas matérialisé. Selon mon avis, c’était alors à ce moment-là que le PCSA aurait dû se désengager de l’Alliance, affirmer son identité, poursuivre son programme et occasionnellement soutenir ou s’opposer à l’ANC en fonction des questions et des décisions qui étaient enjeux. Le CPSA, a manqué de faire cela, et en restant dans l’Alliance a bénéficié de ce que le gouvernement social-démocrate pouvait « se permettre » de lui offrir, en contrepartie de quoi il souscrivait aux politiques et aux actions de l’ANC, qui n’étaient pas nécessairement conformes aux principes que l’on attendait de lui. D’une certaine manière le CPSA agissait comme un otage acquiesçant de l’Alliance. Comme je l’ai dit à Solly Mapaila, 2ème Vice-Secrétaire général du CPSA, lorsque nous nous sommes rencontrés le 29 Avril, «Il a fallu vingt ans pour que le PCUS prépare la lutte victorieuse contre le nazisme soutenu par la puissance économique de l’Europe occidentale.» À présent des slogans tels que la nationalisation des banques et des mines ne sont pas à l’ordre du jour immédiat du PCSA, pas plus que la séparation de l’Alliance. Tels que sont les choses le PCSA n’est pas membre de l’Alliance tripartite, mais plutôt une tendance au sein d’un parti social-démocrate. En tant que tel il n’a pas clairement condamné la police et n’a pas pris les mesures nécessaires relativement à l’assassinat de travailleurs à Marikana. Il est de mon avis que si l’ANC et le CPSA veulent préserver la moindre crédibilité, les responsables de la tuerie – et par là je n’entends pas seulement ceux impliqués directement – doivent être punis de manière exemplaire. Dans l’état actuel des choses, aux élections cette année, il ne faisait aucun doute que l’ANC gagnerait. Les voix dissidentes: comme la Campagne Sidikiwe ! Vukani Votez NON, n’étaient pas strictement antagonistes dans le sens où l’appel aux abstentions n’avait aucune chance de devenir déterminant. En dernière analyse l’appel était une sorte de sommation «amicale» faite à l’ANC, considérée comme le moindre mal – en regard du mal impensable, que représente le principal parti réactionnaire d’opposition, l’Alliance démocratique – et la préparation du terrain pour la création éventuelle d’une alternative progressiste. J’ai été consterné par le traitement injurieux que la presse t’a réservé. Je comprends qu’il puisse y avoir des désaccords concernant ta décision d’appeler à ne pas voter pour l’ANC, mais ces arguments auraient dû être entendus et des réponses y être apportés. J’ai lu dans des articles de journaux des attaques ad hominem sur toi et ton passé, qui étaient indignes et indécentes. Pour ma part en tant que non sud-africains, je ne peux pas appeler les citoyens sud-africains à voter ou à ne pas voter pour un candidat ou un parti, mais je peux dire que je me porte garant pour ton caractère, et que tu aies eu raison ou tort de faire cet appel, celui-ci n’a pas été fait sans sacrifice personnel. Il y a deux mots tant utilisés en Afrique du Sud, qui m’irritent parce que dépourvus de substance: DéMOCRATIE et LIBERTé. La démocratie n’est pas un régime social ou politique, mais un moyen accepté pour arriver à une décision. Il y a toutes sortes de démocraties: des démocraties esclavagistes, des démocraties bourgeoises, des démocraties populaires et qu’est-ce que de la liberté sans les moyens de subsister. J’ai réagi positivement à l’attribution des décorations que le représentant de l’État sud-africain, le Président Jacob Zuma nous a remis, à Marie José et moi. Nous avons apprécié l’hospitalité, la courtoisie et l’honneur qui nous ont été faits au nom du peuple sud-africain. De surcroît, je peux dire qu’à aucun moment n’a même été suggéré tout appel ou insinuation de soutien politique pour les élections ou toute autre chose.
* Ronnie KASRILS, au cours d’une longue carrière politique, a été depuis 1960 entre autres: plusieurs fois ministre au gouvernement sud-africain, membre du Comité central du PCSA, ainsi que du Comité exécutif national de l’ANC, membre fondateur d’Umkhonto we Sizwe, la branche militaire de l’ANC et du PCSA. Il a écrit plusieurs livres : The London Recruits (Les Recrues de Londres), Armed and Dangerous (Armé et Dangereux). Il a été mon commandant dans Umkhonto we Sizwe
|