Entretien avec Gilles Munier (revue de presse : Sowt al Arab – 18/4/15)
Gilles Munier a effectué de multiples voyages en Irak depuis 1974. Il est secrétaire général des Amitiés franco-irakiennes depuis 1986. Il dirige, depuis 2003, le blog « France-Irak Actualite.com », et est l’auteur du « Guide de l’Irak » (Jean Picollec Editeur, 2000) et des « Espions de l’or noir » (Encre d’Orient, 2009). En 2002, il a coordonné la traduction en français de « Zabiba et le roi », un roman écrit par Saddam Hussein (Ed. du Rocher, et Encre d’Orient). L’équipe de Sowt est donc allée à la rencontre de cet historien spécialiste de la région pour vous éclaircir sur la situation actuelle en Irak.
• Selon vous, quelles-sont les principales raisons de la montée en puissance de l’Etat Islamique dans la région?
La Première guerre du Golfe, les 13 ans d’embargo et la guerre de 2003 ont fait imploser la société irakienne! Sur le terrain, cela signifiait : mort, misère, destructions, désespérance. Les Irakiens se sont accrochés de ce qui leur semblait le plus solide : la religion. J’ai pu le constater dans mes voyages dans les provinces irakiennes, que ce soit parmi les musulmans – sunnites ou chiites – ou chez les chrétiens des églises d’Orient. L’horizon de la jeunesse était bouché : les universités asphyxiées, faute de moyens. En 1993, la Campagne pour la foi lancée par le parti Baas a mobilisé la population contre l’acharnement occidental au nom de l’islam. Il ne faut donc pas s’étonner si, en 2003, la résistance à l’occupation du pays par les Américains – assimilés à une invasion de « mécréants » – a pris une tournure religieuse.
• Abou Bakr al-Baghdadi a surgi le 29 juin 2014, on spécule énormément sur sa personne. Les plus complotistes parlent d’un pantin de l’Iran voire même des USA. Qui est ce personnage mystérieux à la tête du califat autoproclamé ?
Al-Baghdadi est avant tout un savant religieux. Il a étudié les sciences islamiques à Bagdad sous Saddam Hussein. A cette époque, il avait été repéré par les services de sécurité et aurait passé quelque temps derrière les barreaux pour son activisme. Dès la chute du régime, Baghdadi s’est engagé dans les rangs d’Al-Qaïda au Pays des deux fleuves, fondée par le jordanien Abou Mussab al-Zarqaoui. Il a combattu dans la clandestinité jusqu’à ce que les Américains l’arrêtent. Il a été emprisonné au camp Bucca, près de Bassora, connu pour les tortures et les humiliations subies par les détenus. Puis, comme d’autres, il a été libéré. La question : quand ? Deux versions sont en concurrence : soit il aurait purgé une peine de deux années de prison et constitué des réseaux de résistance islamique, soit il aurait été libéré en 2009, lorsque les Etats-Unis ont transféré leurs prisonniers aux autorités irakiennes. Dans ce cas, sa libération n’a pu se produire qu’en accord avec les conseillers iraniens du régime de Bagdad, très présents dans les allées du pouvoir. C’est ce qui donne de l’eau au moulin des « complotistes » dont vous parlez, qui l’accusent d’être un agent manipulé par l’Iran.
Une chose est sûre : Abou Bakr al-Baghdadi a du charisme et est un bon stratège. Quand on parle de calife autoproclamé, c’est en partie faux. Il est soutenu par plusieurs organisations de la résistance, des chefs religieux, des chefs de tribus et par d’anciens militaires de l’armée de Saddam Hussein. Tous lui ont fait allégeance.
• Le succès médiatique de l’Etat islamique suscite-t-il l’adhésion des habitants des villes conquises? Les habitants de Mossoul, Tikrit, Falloujah soutiennent-ils le califat?
Le mot d’adhésion serait peut-être trop fort pour décrire le sentiment des habitants. Ils acceptent l’Etat islamique par pragmatisme mais aussi par vengeance politique. L’Etat islamique, laisse les notables locaux diriger les wilayas en échange de leur fidélité. L’avenir dira si ce soutien perdurera. Pour l’instant, l’application de la charia garantit une plus grande justice sociale notamment une aide aux déshérités, la répression de la corruption qui mine l’Irak depuis l’embargo.
Les occidentaux s’effraient de l’application de la loi islamique. Mais, la majorité des habitants s’y soumet car sa pratique correspond au mode de vie qui la leur depuis toujours, notamment chez les sunnites. Les massacres, très médiatisés, sont surtout utilisés pour effrayer les occidentaux et les chiites.
L’allégeance au Calife Ibrahim – c’est-à-dire Abou Bakr al-Baghdadi – est la résultante du conflit sunnites / chiites, provoqué par l’introduction du confessionnalisme et la politique sectaire…. (cliquer ici pour lire la suite sur Sowt al Arab)
Photo : Le camp Bucca où a été interné Abou Bakr al-Baghdadi